Jean de l'Ours - Conte de Tradition Orale

Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne. Un jour que celle-ci allait porter la soupe à son mari, elle se trouva retenue par une branche au milieu du bois. Pendant qu’elle cherchait à se dégager, un ours se jeta sur elle et l’emporta dans son antre. Quelque temps après, la femme, qui était enceinte, accoucha d’un fils moitié ours et moitié homme : on l’appela Jean de l’Ours.

L’ours prit soin de la mère et de l’enfant : il leur apportait tous les jours à manger ; il allait chercher pour eux des pommes et d’autres fruits sauvages et tout ce qu’il pouvait trouver qui fût à leur convenance.

Quand l’enfant eut quatre ans, sa mère lui dit d’essayer de lever la pierre qui fermait la grotte où l’ours les tenait enfermés, mais l’enfant n’était pas encore assez fort. Lorsqu’il eut sept ans, sa mère lui dit :

« L’ours n’est pas ton père. Tâche de lever la pierre, pour que nous puissions nous enfuir.
– Je la lèverai, » répondit l’enfant.

Le lendemain matin, pendant que l’ours était parti, il leva en effet la pierre et s’enfuit avec sa mère. Ils arrivèrent à minuit chez le bûcheron ; la mère frappa à la porte. « Ouvre, cria-t-elle, c’est moi, ta femme. » Le mari se releva et vint ouvrir : il fut dans une grande surprise de revoir sa femme qu’il croyait morte. Elle lui dit : « Il m’est arrivé une terrible aventure : j’ai été enlevée par un ours. Voici l’enfant que je portais alors. »

On envoya le petit garçon à l’école ; il était très méchant et d’une force extraordinaire : un jour, il donna à l’un de ses camarades un tel coup de poing que tous les écoliers furent lancés à l’autre bout du banc. Le maître d’école lui ayant fait des reproches, Jean le jeta par la fenêtre. Après cet exploit, il fut renvoyé de l’école, et son père lui dit : « Il est temps d’aller faire ton tour d’apprentissage. »

Jean, qui avait alors quinze ans, entra chez un forgeron, mais il faisait de mauvaise besogne : au bout de trois jours il demanda son compte et se rendit chez un autre forgeron. Il y était depuis trois semaines et commençait à se faire au métier,

quand l’idée lui vint de partir. Il entra chez un troisième forgeron ; il y devint très habile, et son maître faisait grand cas de lui.

Un jour, Jean de l’Ours demanda au forgeron du fer pour se forger une canne. « Prends ce qu’il te faut, » lui dit son maître. Jean prit tout le fer qui se trouvait dans la boutique et se fit une canne qui pesait cinq cents livres. « Il me faudrait encore du fer, dit-il, pour mettre un anneau à ma canne. – Prends tout ce que tu trouveras dans la maison, » lui dit son maître ; mais il n’y en avait plus.

Jean de l’Ours dit alors adieu au forgeron et partit avec sa canne. Sur son chemin il rencontra Jean de la Meule qui jouait au palet avec une meule de moulin.

« Oh ! oh !, dit Jean de l’Ours, tu es plus fort que moi. Veux-tu venir avec moi ?
– Volontiers, » répondit Jean de la Meule.

Un peu plus loin, ils virent un autre jeune homme qui soutenait une montagne ; il se nommait Appuie- Montagne.

« Que fais-tu là ? lui demanda Jean de l’Ours.
– Je soutiens cette montagne : sans moi elle s’écroulerait.
– Voyons, dit Jean de l’Ours, ôte-toi un peu. »

L’autre ne se fut pas plus tôt retiré, que la montagne s’écroula.

« Tu es plus fort que moi, lui dit Jean de l’Ours. Veux-tu venir avec moi ?
– Je le veux bien. »

Arrivés dans un bois, ils rencontrèrent encore un jeune homme qui tordait un chêne pour lier ses fagots : on l’appelait Tord-Chêne.

« Camarade, lui dit Jean de l’Ours, veux-tu venir avec moi ?
– Volontiers, » répondit Tord-Chêne.

Après avoir marché deux jours et deux nuits à travers les bois, les quatre compagnons aperçurent un beau château ; ils y entrèrent, et, ayant trouvé dans une des salles une table magnifiquement servie, ils s’y assirent et mangèrent de bon appétit. Ils tirèrent ensuite au sort à qui resterait au château, tandis que les autres iraient à la chasse : celui-là devait sonner une cloche pour donner à ses compagnons le signal du dîner.

Jean de la Meule resta le premier pour garder le logis. Il allait tremper la soupe, quand tout à coup il vit entrer un géant. « Que fais-tu ici, drôle ? » lui dit le géant. En même temps, il terrassa Jean de la Meule et partit. Jean de la Meule, tout meurtri, n’eut pas la force de sonner la cloche.

Cependant ses compagnons, trouvant le temps long, revinrent au château.

« Qu’est-il donc arrivé ? demandèrent-ils à Jean de la Meule.
– J’ai été un peu malade : je crois que c’est la fumée de la cuisine qui m’a incommodé.
– N’est- ce que cela ? dit Jean de l’Ours, le mal n’est pas grand. »

Le lendemain, ce fut Appuie-Montagne qui resta au château. Au moment où il allait sonner la cloche, le géant parut une seconde fois. « Que fais-tu ici, drôle ? » dit-il à Appuie-Montagne, et en même temps il le renversa par terre. Les autres n’entendant pas le signal du dîner, se décidèrent à revenir. Arrivés au château, ils demandèrent à Appuie-Montagne pourquoi la soupe n’était pas prête.

« C’est, répondit-il, que la cuisine me rend malade.
– N’est-ce que cela ? dit Jean de l’Ours, le mal n’est pas grand. »

Tord-Chêne resta le jour suivant au château. Le géant arriva comme il allait tremper la soupe.

« Que fais-tu ici, drôle ? » dit-il à Tord-Chêne, et, l’ayant terrassé, il s’en alla. Jean de l’Ours, étant revenu avec ses compagnons, dit à Tord-Chêne :

« Pourquoi n’as-tu pas sonné ?
– C’est, répondit l’autre, parce que la fumée m’a fait mal.
– N’est- ce que cela ? dit Jean de l’Ours, demain ce sera mon tour. »

Le jour suivant, au moment où Jean de l’Ours allait sonner, le géant arriva. « Que fais-tu ici, drôle ? » dit-il au jeune homme, et il allait se jeter sur lui, mais Jean de l’Ours ne lui en laissa pas le temps ; il saisit sa canne et fendit en deux le géant. Quand ses camarades rentrèrent au château, il leur reprocha de lui avoir caché leur aventure. « Je devrais vous faire mourir, dit-il, mais je vous pardonne. »

Jean de l’Ours se mit ensuite à visiter le château. Comme il frappait le plancher avec sa canne, le plancher sonna le creux : il voulut en savoir la cause et découvrit un grand trou. Ses compagnons accoururent. On fit descendre d’abord Jean de la Meule à l’aide d’une corde ; il tenait à la main une clochette. « Quand je sonnerai, dit-il, vous me remonterez. » Pendant qu’on le descendait, il entendit au-dessous de lui des hurlements épouvantables ; arrivé à moitié chemin, il cria qu’on le fît remonter, qu’il allait mourir. Appuie-Montagne descendit ensuite ; effrayé, lui aussi, des hurlements qu’il entendait, il sonna bientôt pour qu’on le remontât. Tord- Chêne fit de même.

Jean de l’Ours alors descendit avec sa canne. Il arriva en bas sans avoir rien entendu et vit venir à lui une fée.

« Tu n’as donc pas peur du géant ? lui dit-elle.
– Je l’ai tué, répondit Jean de l’Ours.
– Tu as bien fait, dit la fée. Maintenant tu vois ce château : il y a des diables dans deux chambres, onze dans la première et douze dans la seconde ; dans une autre chambre tu trouveras trois belles princesses qui sont sœurs. »

Jean de l’Ours entra dans le château, qui était bien plus beau que celui d’en haut : il y avait de magnifiques jardins, des arbres chargés de fruits dorés, des prairies émaillées de mille fleurs brillantes.

Arrivé à l’une des chambres, Jean de l’Ours frappa deux ou trois fois avec sa canne sur la grille qui la fermait, et la fit voler en mille pièces ; puis il donna un coup de canne à chacun des petits diables et les tua tous. La grille de l’autre chambre était plus solide; Jean finit pourtant par la briser et tua onze diables. Le douzième lui demandait grâce et le priait de le laisser aller. « Tu mourras comme les autres, » lui dit Jean de l’Ours, et il le tua.

Il entra ensuite dans la chambre des princesses. La plus jeune, qui était aussi la plus belle, lui fit présent d’une petite boule ornée de perles, de diamants et d’émeraudes. Jean de l’Ours revint avec elle à l’endroit où il était descendu, donna le signal et fit remonter la princesse, que Jean de la Meule se hâta de prendre pour lui. Jean de l’Ours alla chercher la seconde princesse, qui lui donna aussi une petite boule ornée de perles, d’émeraudes et de diamants. On la remonta comme la première et Appuie-Montagne se l’adjugea. Jean de l’Ours retourna près de la troisième princesse ; il en reçut le même cadeau, et la fit remonter comme ses sœurs : Tord-Chêne la prit pour lui. Jean de l’Ours voulut alors remonter lui-même ; mais ses compagnons coupèrent la corde : il retomba et se cassa la jambe. Heureusement il avait un pot d’onguent que lui avait donné la fée : il s’en frotta le genou et il n’y parut plus.

Il était à se demander ce qu’il avait à faire, quand la fée se présenta encore à lui et lui dit : « Si tu veux sortir d’ici, prends ce sentier qui conduit au château d’en haut ; mais ne regarde pas la petite lumière qui sera derrière toi, autrement la lumière s’éteindrait et tu ne verrais plus ton chemin. »

Jean de l’Ours suivit le conseil de la fée. Parvenu en haut, il vit ses camarades qui faisaient leurs paquets pour partir avec les princesses. « Hors d’ici, coquins ! cria-t-il, ou je vous tue. C’est moi qui ai vaincu le géant, je suis le maître ici. » Et il les chassa. Les princesses auraient voulu l’emmener chez le roi leur père, mais il refusa. « Peut-être un jour, leur dit-il, passerai-je dans votre pays : alors je viendrai vous voir. » Il mit les trois boules dans sa poche et laissa partir les princesses, qui, une fois de retour chez leur père, ne pensèrent plus à lui.

Jean de l’Ours se remit à voyager et arriva dans le pays du roi, père des trois princesses. Il entra comme compagnon chez un forgeron ; comme il était très habile, la forge fut bientôt en grand renom.

Le roi fit un jour appeler le forgeron et lui dit : « Il faut me faire trois petites boules dont voici le modèle. Je fournirai tout et je te donnerai un million pour ta peine ; mais si dans tel temps les boules ne sont pas prêtes, tu mourras. » Le forgeron raconta la chose à Jean de l’Ours, qui lui répondit qu’il en faisait son affaire.

Cependant le terme approchait, et Jean de l’Ours n’avait pas encore travaillé ; il était à table avec son maître.

« Les boules ne seront pas prêtes, disait le forgeron.
– Maître, allez encore tirer un broc. »

Pendant que le forgeron était à la cave, Jean de l’Ours frappa sur l’enclume, puis tira de sa poche les boules que lui avaient données les princesses : la besogne était faite.

Le forgeron courut porter les boules au roi.

« Sont-elles bien comme vous les vouliez ? lui dit-il.
– Elles sont plus belles encore, » répondit le roi.

Il fit compter au forgeron le million promis, et alla montrer les boules à ses filles. Celles-ci se dirent l’une à l’autre : « Ce sont les boules que nous avons données au jeune homme qui nous a délivrées. » Elles en avertirent leur père, qui envoya aussitôt de ses gardes pour aller chercher Jean de l’Ours ; mais il ne voulut pas se déranger. Le roi envoya d’autres gardes, et lui fit dire que, s’il ne venait pas, il le ferait mourir. Alors Jean de l’Ours se décida.

Le roi le salua, et après force compliments, force remerciements, il lui dit de choisir pour femme celle de ses trois filles qui lui plairait le plus. Jean de l’Ours prit la plus jeune, qui était aussi la plus belle. On fit les noces trois mois durant. Quant aux compagnons de Jean de l’Ours, ils furent brûlés dans un cent de fagots.

Source : Contes populaires lorrains recueillis dans un village du Barrois, à Montiers-sur-Saulx (Meuse). Avec des remarques par Emmanuel Cosquin, Nogent-le-Rotrou, 1876.