Pierriche - Conte de Paul Stevens wiki

Plus fait douceur que violence.

Il y avait une fois un habitant qui s’appelait Pierriche. Ce Pierriche était le frère cadet de ce fameux José le brocanteur, l’homme aux cinquante écus, dont j’ai déjà eu l’honneur de raconter les mémorables aventures.

Comme son aîné, le héros de cette véridique histoire avait bon cœur, bon pied, bon œil ; mais comme lui aussi il se trouvait

Court d’esprit, par malheur, car d’aucune façon
Il n’aurait, comme on dit, pu découvrir la poudre,
Bien plus, ce n’eut été très facile à résoudre,
Quand Pierriche, en son champ, menait paître les boeufs
Quel était le plus bœuf d’entre eux.

Grâce à ses malencontreuses spéculations, José le brocanteur avait été contraint de demeurer éternellement célibataire ; Pierriche, au contraire, qui n’avait aucunement le génie du commerce, avait rencontré de bonne heure un cœur qui répondit au sien, et après une cour assidue de cinq ans, neuf mois et vingt-huit jours, il avait juré, au pied des autels, une inviolable fidélité à Marie Madelon, Madeleine ou Madelinette, car c’est ainsi qu’il appelait tour à tour sa chère femme, suivant que le baromètre de son humeur était au beau fixe, au variable ou à l’orage.

Ces époux champêtres avaient choisi, pour résidence, une chaumière perchée sur une butte, espèce de nid rustique presqu’enfoui sous le feuillage épais d’arbres de toute venue qui se miraient dans l’onde transparente d’une petite rivière bien capricieuse coulant tout exprès au pied de la butte pour désaltérer Pierriche et Madelon et ses enfants, car j’ai oublié de dire que Pierriche était père de famille.

À l’époque où commence cette histoire, il avait quatre enfants – dont un au berceau, – ce cher Pierriche ; plus une vache qui lui donnait du lait, du beurre et un veau chaque printemps, plus une paire de bœufs pour labourer son champ, un goret en bas âge, et enfin, – puisqu’un historien fidèle ne doit omettre aucun détail, – deux oies et un jars, et quelques volailles.

C’était une singulière pâte d’homme que Pierriche. Quelqu’un qui ne l’aurait pas vu à son foyer domestique aurait juré qu’il était la crème des maris présents, passés et futurs. Sous sa rude et grossière enveloppe, il avait, en effet, tant de tendresses pour ses enfants ; il disant si souvent, à qui voulait l’entendre, que sa Madelinette était la perle des femmes ; tous les dimanches et jours de fête il faisait si allègrement, par n’importe quel temps, deux grandes lieues pour se rendre à l’église la plus voisine, n’oubliant pas de se confesser au moins quatre fois l’an, de donner à son tour, sans se faire tirer l’oreille, le pain bénit et de payer scrupuleusement et exactement sa dîme ; en un mot, il paraissait si bien s’acquitter de tous ses devoirs, que Pierriche, tout pauvre qu’il fût, était réputé le plus heureux mortel du canton et de bien loin.

Mais hélas ! trois fois hélas ! toute cette félicité n’était qu’extérieure, et le proverbe qui dit : « Il ne faut pas trop juger sur les apparences », a mille fois raison ; Pierriche, le bon Pierriche, l’excellent Pierriche, le modèle du canton et de bien loin, avait un défaut, un gros défaut, un des plus affreux défauts qui puissent obscurcir le ciel conjugal : Pierriche était grognon, et son humeur grognonne le rendait naturellement querelleur et tracassier.

Dans les mauvais jours d’automne, – alors que les chemins sont boueux, défoncés, pleins d’ornières et de cahots, – Pierriche avait-il le malheur de rentrer chez lui, mouillé jusqu’aux os et éreinté, car dans les endroits les plus mauvais ça ne coûtait pas le moins du monde à ce brave Pierriche de s’atteler à sa lourde charrette et de donner un aussi vigoureux coup de collier qu’aucun de ses bœufs ; – eh bien ! notre héros avait à peine mené ses animaux à l’étable et débarrassé ses épaules humides de son lourd capot d’étoffe du pays qu’il répondait en grognant, en grommelant à Madelon qui lui faisait d’affectueux reproches sur le peu de soin qu’il prenait de sa santé :

– Oui ! oui ! tu l’as dit ; j’aurais dû laisser ma charge et mes bœufs dans les cahots, hein ! Madelon ?... Apparemment tu aurais été les en retirer, toi ?... tiens, tiens, ne dis plus rien, ça te va mieux, bien mieux ?... Ouaiche ! les femmes !... Si c’est bon à quelque chose, ça n’est pas bon à grand-chose ! Un homme fait dix fois plus de besogne qu’aucune d’elles dans une journée.

L’hiver, quand les jours sont si courts et les tempêtes de neige parfois si redoutables au loin, Pierriche venait-il à s’attarder à bûcher dans le bois, Madelon comptait les minutes avec inquiétude ; à chaque instant elle allait interroger le chemin, prêtant l’oreille au moindre bruit qui annonçait l’arrivée du retardataire, et si l’époux la surprenait ainsi, au lieu de lui savoir gré de ce témoignage de tendresse, il reprenait de sa voix la plus grognonne :

– Tiens ! Madelon, je gage bien que tu me croyais perdu ?... Bientôt, pour te faire plaisir, il faudra sans doute que je laisse les arbres se bûcher et les souches s’arracher tout seuls : à moins que tu n’aies l’envie d’y aller toi-même. Ma bonne vérité, je crois que tu en ferais du propre... Ah ! les femmes ! les femmes ! ne m’en parlez pas, un homme fait dix fois plus de besogne qu’aucune d’elles dans une journée.

Bref, hiver comme été, printemps comme automne, Pierriche, le bon Pierriche, l’excellent Pierriche, le modèle du canton et de bien loin, chantait toujours la même gamme, rien que la même gamme, à propos de tout et à propos de rien.

Que voulez-vous, c’était passé chez lui à l’état de maladie chronique, de tic douloureux ; il ne pouvait plus vivre sans grogner, et il grognait d’autant plus que Madelon, cette pauvre chère Madelon, ne répondait à ses rebuffades que par des larmes dévorées en silence et une patience angélique.

* * *

Il y avait déjà environ huit ans que Pierriche, devenu son propre bourreau, tirait continuellement à boulets rouges sur son bonheur conjugal, lorsqu’un beau soir ou plutôt un vilain soir qu’il était revenu plus maussade et plus bourru que de coutume, il se mit à dire et à redire, répéter et répéteras-tu son éternelle complainte :

– Si les femmes sont bonnes à quelque chose, assurément elles ne sont pas bonnes à grand-chose... un homme fait dix fois plus de besogne qu’aucune d’elles en une journée.

Cette fois Madelon n’y tint plus, on se serait lassé à moins. S’il est vrai que les airs les plus beaux finissent par fatiguer à force d’être joués, à plus forte raison une complainte aussi insipide, aussi fatigante et d’une telle ténacité devait-elle aboutir à une révolte.

Toutefois Madelon ne mit aucun emportement dans ses reproches :

– Pierriche, dit-elle d’une voix émue, mon bon Pierriche, il y aura demain huit ans que nous sommes mariés, et ce serait mal commencer la neuvième année que de continuer de la sorte. Est-ce cela que tu m’avais promis quand tu as juré devant le bon Dieu et devant M. le curé, d’être toujours bon pour moi ? Est-ce cela que tu me promettais quand j’étais fille et que tu venais me voir, tous les soirs, sur la brune ? Me disais-tu, dans ce temps-là, que les femmes ne sont pas bonnes à grand-chose ? Pourquoi donc m’as-tu prise alors, mon pauvre cher Pierriche ? Te rappelles-tu cette fois que tu m’avais apporté ces beaux souliers français que j’ai encore aujourd’hui ? alors tu n’étais pas un gros méchant bourru comme maintenant, et tu me disais de ta voix la plus douce : « Ma chère petite Madelinette, tes pieds sont trop jolis, trop délicats, pour être enfermés le dimanche dans des souliers de bœuf, mets ceux-ci pour l’amour de ton Pierriche, ce seront tes souliers de noces » ; et nous ne nous sommes marriés que trois ans et demi après ! tu le sais bien...

« Oh ! dans ce temps-là tu m’aimais bien plus qu’aujourd’hui. Et cependant ai-je gaspillé ton butin ? N’est-ce pas moi qui ai filé, taillé et cousu ton capot et tes culottes de dimanches ? As-tu jamais acheté, dans le fort, une verge d’indienne pour les enfants ? N’est-ce pas moi qui ai habillé Pierrot, et notre petit Baptiste ? N’est-ce pas moi qui ai fait tous les habillements de notre pauvre, chère petite Josette ? Oh Pierriche ! Pierriche ! j’avais bien raison de dire tout à l’heure que tu n’aimes plus Madelon !

Et Madelon essuya ses larmes avec le coin de son tablier.

– Ouaiche ! fit Pierriche qui commençait à s’émouvoir, car en définitive il se sentait coupable, tout cela ne veut rien dire ; un homme est un homme et une femme n’est qu’une femme... et un homme fait dix fois plus de besogne dans sa journée qu’aucune créature dans tout le pays.
– Oui-dà ! reprit Madelon, et bien ! s’il est vrai qu’un homme fait dix fois plus de besogne qu’une créature, veux-tu faire mon ouvrage demain, Pierriche, et moi je ferai le tien ?
– Oh ! ah ! ah ! en voilà une bonne, s’exclama Pierriche, en riant de son plus gros rire ; mais deviens-tu folle, Madelon ?
– Point du tout... veux-tu, Pierriche, mon bon Pierriche ?
– Comme tu voudras, Madelon.
– Eh bien ! c’est fait... à demain.
– Oui, oui, à demain Madelon, et tu verras si une créature peut faire dix fois plus de besogne qu’un homme. 

* * *

Le lendemain qui était le neuvième anniversaire de son mariage, Madelon prit le petit Baptiste d’une main, la faux de son mari de l’autre et partit pour le champ, précédée de Pierrot et de Josette.

Pierriche la regarda partir d’un air narquois, et tout en l’accompagnant jusqu’au perron il ne put s’empêcher de lui dire sous forme d’adieu, – tant il est vrai qu’on a beau vouloir chasser le naturel, il revient toujours au galop :

– Oui, tu vas en faire de l’ouvrage ! ah ! les femmes ! les femmes ! Un homme fait dix fois plus de besogne qu’aucune d’elles en une journée.

Sitôt qu’au détour du chemin Pierriche eut vu disparaître sa petite famille, – car si bourru, si grognon qu’il fût, Pierriche, ce bon Pierriche, se serait fait couper en quatre pour sa femme et ses enfants ; – il rentra dans sa chaumière et demeura quelques moments indécis, en peine de ses bras vigoureux, ne sachant pas comment commencer cette besogne toute nouvelle pour son tempérament et ses habitudes.

Enfin, comme il fallait commencer par quelque chose, le bon Pierriche retroussa bravement ses manches de chemise, et se mit à ranger, le mieux qu’il pût, c’est-à-dire le plus gauchement possible, tout ce qu’il y avait à ranger ou à déranger dans son intérieur. Puis vint le tour du balai qu’il réussit à casser, car il le manœuvrait à tour de bras comme un fléau.

Sur ces entrefaites, l’enfant, le Benjamin de la famille, qui sommeillait dans son berceau, fit mine de se réveiller, et Pierriche – dans sa précipitation – jeta par la fenêtre, d’une manière si raide, le tronçon du balai qui lui était resté dans les mains, qu’il cassa la batte de son jars, ce qui ne l’empêcha pas de bercer le petit.

Tout en berçant, il lui vint à l’idée de faire du pain. Pierriche monta dans son grenier, en descendit une poche de farine qu’il vida dans la huche, et se mit à pétrir la pâte avec fureur.

On était alors dans la canicule, et le soleil, – un beau soleil du mois de juillet – jetait par la porte ouverte des torrents de chaleur sur la huche et Pierriche qui tournait et retournait sa pâte en geignant et suant à grosses gouttes.

Pierriche avait, dans sa cave, un petit tonneau de bière d’épinette, Pierriche avait chaud, Pierriche avait soif ; Pierriche pensa donc qu’il ne ferait pas mal d’aller se rafraîchir, et comme il mettait vite à exécution ses idées quand il lui en passait par la tête, Pierriche souleva la trappe de son plancher et se dirigea à tâtons vers la fameux tonneau.

Comme il se désaltérait largement avec cette légitime satisfaction d’un propriétaire qui boit de son propre crû, il entendit tout-à-coup, au-dessus de sa tête, un bruit formidable. Pierriche se précipita vers la trappe et d’un bond fut hors de la cave.

Horreur ! ô spectacle trois et quatre fois déchirant pour un père nourricier !... Le goret en bas âge avait renversé la huche et dévorait la pâte à pleines gueulées.

Ivre... de fureur et ne sachant trop ce qu’il faisait, Pierriche, le bon Pierriche détacha au malheureux animal un coup de pied si vigoureusement appliqué, que le goret en bas âge pirouettant sur lui-même, s’abattit comme frappé de la foudre, ouvrit un œil mourant qu’il referma soudain, et ne bougea plus.

Adieux les doux réveillons de Noël ! adieu les fêtes du nouvel an et des Rois ! avec son dernier soupir, le goret emportait la douce perspective du boudin et des jambons.

Pierriche entrevit tout cela dans un éclair ; et pour comble d’infortune, il s’aperçut alors qu’il tenait à la main la cheville de bois qui bouchait son tonneau.

Adieu l’ambroisie champêtre ! adieu ce doux et agréable breuvage d’épinette que ses enfants aimaient tant ! Il était donc vrai que pendant qu’il assassinait traîtreusement son goret, l’épinette coulait à grands flots dans sa cave !...

À cette effroyable pensée, le malheureux, l’infortuné Pierriche poussant des cris qui n’avaient plus rien d’humain, s’arracha une poignée de cheveux de désespoir.

Il se disposait à en arracher une autre, quand l’enfant, réveillé par ses cris, se mit fort à propos à pleurer de toutes ses forces.

À ces pleurs qui remuaient ses entrailles de père, Pierriche courut au berceau, enleva son enfant comme une plume et se mit à l’embrasser et à le faire sautiller sur ses genoux.

Puis, comme le petit Benjamin continuait à pleurer de plus belle, Pierriche – qui d’ailleurs avait besoin de s’étourdir, – tourna le dos à sa malheureuse victime étendue sur le plancher à côté de la pâte qui commençait à lever, et entonna d’une voix à ébranler une cathédrale : 

C’est la cocote grise
Qui a pond dans l’église ;
Elle a pond un petit coco
Pour le petit Pierriche qui va faire do do,
Do diche, do do !... 

Pierriche allait aborder d’une voix encore plus formidable le second couplet de cette chanson harmonieuse et essentiellement soporifique, lorsqu’en jetant un coup d’œil par la fenêtre de derrière qui donnait sur le potager il aperçut sa vache dévorant à belles dents ses plus beaux choux.

Ah ! la gueuse ! ah l’écœurante ! s’écria Pierriche en déposant à la hâte et bien doucement le petit dans son berceau, je crois bien, Dieu me pardonne, que le diable s’en mêle !... et Pierriche se précipita hors de sa maison, la bouche pleine d’interjections et d’imprécations à l’adresse de sa vache : Ohé ! Hue ! Dia ! la vilaine !... Ourche la gourmande !...

Mais la vache se souciait bien davantage de tondre les choux que d’écouter les invectives de son maître.

Le pauvre Pierriche n’osant plus donner de coup de pied, fit comme le brigand Cacus de mythologique mémoire ; il s’enroula autour des poignets l’extrémité de la queue de l’animal, et comme il avait une force herculéenne, bon gré mal gré il traîna la vache hors de son potager et replaça tant bien que mal la clôture qui en gardait l’entrée.

Tout cela avait pris du temps ; quand Pierriche essoufflé, à moitié rendu, rentra chez lui, les volailles, les deux oies et le jars boiteux se disputaient les restes de la pâte.

Évidemment tout conspirait contre ce pauvre Pierriche et le malheureux ne savait plus à quel saint du paradis se vouer, ni que faire pour réparer autant que possible cette déplorable avalanche de désastres successifs.

Toujours est-il que Pierriche ne fit aucune cérémonie pour chasser, même brutalement, de son logis, les volailles, les deux oies et le jars boiteux ; et afin de prévenir leur retour, il ferma la porte avec rage.

Mais ici se présentait une autre difficulté ; la porte demeurant fermée, Pierriche perdait de vue sa vache qui paissait dans le sentier menant au bas de la butte, et rien ne lui prouvait suffisamment qu’elle ne retournerait pas rendre visite à ses choux.

Alors une idée lumineuse traversa l’esprit de Pierriche. Il prit la corde à linge longue de plusieurs brasses, adapta un nœud coulant à chaque extrémité et courut en placer un autour du cou de la vache. Puis, comme il ne pouvait tenir la porte ouverte, il fit passer la corde par une petite lucarne qui se trouvait au-dessus, la coula sur une des poutres qui soutenaient le plancher du haut et se plaça autour du corps l’autre nœud coulant.

De cette manière Pierriche devait se trouver averti des moindres changements de direction de sa bête. Ces dispositions terminées, comme il s’en allait midi, Pierriche songea sérieusement aux préparatifs du dîner.

Mais hélas ! il était écrit sans doute que Pierriche ne pourrait pas même faire bouillir la marmite ; car à peine l’avait-il mise au feu que la vache dégringolant dans la rivière enleva Pierriche à six pieds du sol.

Le malheureux se sentant ainsi monter tout d’un coup avec la rapidité d’un décor de théâtre, n’eut que le temps de s’arc-bouter avec force à la poutre et demeura suspendu dans le vide, gigotant comme un possédé et criant avec désespoir :

– À moi Madelon ! à moi Madelinette ! tandis que la vache, étranglée par le nœud coulant qui lui serrait l’encolure, se débattait dans l’eau heureusement peu profonde et menaçait de se noyer.

Ma foi, lecteurs, je ne sais trop ce qu’il serait advenu de Pierriche et de sa vache, si, par bonheur, au moment même de cette effroyable catastrophe, Madelon et ses enfants ne se fussent plus trouvés qu’à quelques arpents de la maison.

Elle avançait à grands pas, cette chère Madelon ; elle avait le pressentiment d’un désastre quelconque, et ses pressentiments furent confirmés quand elle aperçut son jars qui boitait et sa vache à l’eau.

– Ho ! Pierrot ! vite, mon vieux ! Jette-toi à l’eau et cours haler la vache, cria Madelon en coupant la corde d’un coup de faux, ce qui permit à Pierriche de retomber d’aplomb sur ses pieds, et Madelon frémissante, inquiète, ouvrant au large la porte de sa demeure, tomba face à face de Pierriche encore étourdi de sa chute et de sa suspension forcée, et restant immobile, hébété, la bouche béante devant sa femme qui le regardait avec étonnement, tandis que les enfants surpris regardaient tour à tour leurs parents et que le petit Benjamin, – comme s’il eut eu conscience de la scène solennelle qui allait se passer, – observait dans son berceau un silence profond digne des plus grands éloges.

Enfin Pierriche revenu à lui et ne pouvant plus contenir les larmes qui l’étouffaient, se jeta en pleurant dans les bras de Madelon.

– Madelinette, ma chère Madelinette, lui cria-t-il à travers ses pleurs, je suis un brigand, un scélérat, un sans-cœur !
– Mais non, mon bon Pierriche.
– Mais oui !... beuglait Pierriche, s’accusant de plus en plus à mesure que Madelon voulait le disculper ; je te le répète, je suis un sans-cœur ; je t’ai ruinée, ma pauvre Madelon... J’ai tué le goret d’un coup de pied, nous n’avons plus de bière d’épinette.
– Tout cela n’est rien, mon cher Pierriche !
– Bien oui, tu le vois, je suis un bon à rien, j’ai gaspillé notre farine, et j’ai cassé la patte du jars... Tu ne me pardonneras jamais tout cela.
– Eh ! bon Dieu, oui ! mon cher Pierriche, mon bon Pierriche, je te pardonne tout cela et je t’aime toujours autant que le premier jour de nos noces. Je t’assure que ce jour est le plus beau jour de ma vie !...
– Ah ! Madelinette ! ma chère Madelinette, jamais je ne me pardonnerai de t’avoir fait souffrir comme je t’ai fait souffrir. J’avais bien raison de le dire, tu es la perle des femmes... et maintenant je répéterai dans tout le canton, et partout ailleurs, que si les hommes sont bons à quelque chose, ils ne sont pas bons à grand chose... et qu’une femme, – une comme toi surtout, ma bonne Madelon, – fait dix fois plus de besogne qu’aucun homme dans tout le pays.

En disant ces derniers mots, Pierriche appliqua sur les joues de sa femme deux baisers retentissants, le petit Baptiste alla embrasser Benjamin, et Jacquot embrassa Josette.

Ai-je besoin de le dire, chers lecteurs, dès ce jour Pierriche fut radicalement guéri de son humeur grognonne qui le rendait naturellement tracassier et querelleur, et d’un gros bourru qu’il était auparavant, il devint, grâce à sa chère Madelon, aussi doux, aussi tranquille, aussi pacifique que le plus doux des agneaux.

Il ne me reste plus qu’à tirer une conclusion morale de ce petit conte que vous avez eu la patience de lire. Cette conclusion morale, je l’emprunterai à la philosophie en répétant avec Lafontaine qui lui aussi était un profond philosophe, ce petit vers rempli de sagesse que je recommanderai tout particulièrement aux dames, et qui pourra en même temps servir de titre à mon histoire :

Plus fait douceur que violence.