Sixième nouvelle - Conte de Cristoforo Armeno wiki

Rien ne doit surprendre de ce qui est causé par l’amour : il agit différemment, selon que les cœurs sont disposés, & il y a souvent de l’étoile dans les liaisons qu’il forme. Il y avoit à Pékin, ville capitale de la Chine ; un jeune homme plein de mérite, & dont la naissance étoit soutenue par un bien assez considérable. Il se nommoit Polaure. Un jour, étant allé voir une dame de ses amies, il trouva chez elle une fort jolie personne, nommée Banane, dont il fut touché. Ce n’étoit pas une beauté régulière, mais il y avoit un tel agrément sur son visage & dans ses manières, qu’elle en effaçoit de plus belles qu’elle. Il s’attacha à l’entretenir, & son esprit, qui lui parut doux & insinuant, fut un nouveau charme qui entraîna sa raison. Elle étoit avec sa mère, dont la sagesse & l’honnêteté, servoient d’assurance à Polaure des soins qu’elle avoit donnés à l’éducation de sa fille. Quand elles furent parties, Polaure, qui demeura seul avec la dame, lui fit mille questions sur tout ce qu’elle savoit de cette aimable personne, & il les fit d’un air empressé, qui lui fit connoître que la curiosité qu’il lui marquoit étoit un commencement d’amour. Elle lui dit en riant, qu’elle voyoit bien qu’il la trouvoit à son gré, & il ne lui cacha pas que si elle avoit effectivement autant d’estimables qualités que cette première vue lui en avoit fait paroître, il feroit tout son bonheur de s’engager avec elle.

La dame voyant qu’il lui parloit sérieusement, lui répondit de la même sorte ; & après lui avoir parlé de la demoiselle comme de la personne la plus accomplie & la plus capable de rendre un mari heureux, elle ajouta que s’il regardoit ses avantages du côté de la fortune, elle craignoit qu’il ne fît un mauvais choix ; que la belle dépendoit d’un père avare, qui quoique très-riche, ne lui feroit pas de grands avantages, & que lorsqu’il seroit mort, deux fils qu’il avoit partageroient sa succession, sans qu’elle y eût presque aucune part, toutes ses terres étant situées dans des provinces où la coutume étoit fort contraire aux filles. Cet avis ne put rien sur l’esprit de Polaure. Il pria la dame de lui procurer la vue de Banane, afin que la connoissant parfaitement, il pût juger s’ils étoient nés l’un pour l’autre. La dame eut la complaisance qu’il lui demandoit. Elle servoit une amie qui méritoit bien qu’on l’obligeât ; & après l’avis donné sur l’avarice du père, elle n’avoit rien à se reprocher. Les entrevues se firent d’abord sans marquer aucun dessein. On se borna à d’agréables conversations, & Polaure fut payé des soins qu’il prenoit de chercher à plaire, par tout ce que la bienséance souffroit qu’on lui montrât de reconnoissance. Il demeura bientôt convaincu de tout le mérite qu’il avoit cru reconnoître dans Banane ; & s’appliquant à étudier ses plus secrets sentimens, il n’eut pas de peine à découvrir qu’ils lui étoient favorables.

La mère, qui avoit vu naître cette passion avec plaisir, entra avec une joie extrême dans les mesures qui étoient à prendre pour engager son mari à l’approuver. Il fut résolu qu’on lui feroit un secret de ce qui s’étoit passé chez la dame, & qu’un des amis de Polaure iroit le trouver, pour lui demander sa fille, sans faire connoître que les choses fussent déjà aussi avancées qu’elles l’étoient du côté du cœur. C’étoit un homme bizarre, & s’il eût appris que, dans une affaire de cette conséquence, on eût osé prendre quelque engagement sans lui, il auroit cru son autorité blessée, & il n’en eût pas fallu davantage pour lui faire refuser son consentement. Tout se passa comme on l’avoit arrêté, & le père trouvant le parti d’autant plus avantageux, qu’on lui témoigna qu’il seroit maître de tout, ne balança point à donner sa parole. Il reçut ensuite Polaure de la manière la plus civile & la plus satisfaisante, & le présenta à sa femme & à sa fille, comme une personne qui ne leur étoit connue que de nom. Il leur marqua le dessein où il étoit d’en faire son gendre, & leur demanda pour lui des honnêtetés, où elles étoient toutes disposées. Banane, autorisée dans sa passion, s’y abandonna sans plus garder de réserve sur ses sentimens. Le procédé généreux de Polaure, qui, pour s’attacher à elle, n’avoit aucun égard à ses intérêts, méritoit bien qu’elle lui donnât son cœur tout entier. Ils se firent les plus fortes protestations d’une tendresse éternelle, & la mère, qui étoit charmée de leur union, ne contribua pas peu à la confirmer.

Il n’étoit plus question que de signer les articles. On le devoit faire au premier jour, lorsqu’un fâcheux incident en fit différer la cérémonie. Le père eut avis que son fils aîné, qui étoit volontaire dans les troupes, avoit été tué en quelque rencontre, & son cadet tomba presque en même temps dangereusement malade. Il n’y avoit aucune apparence de parler de noces dans un temps où l’on pleuroit l’un, & où tout étoit à craindre pour l’autre. On n’oublia rien pour le sauver ; & Polaure, qui prévoyoit son malheur, s’il arrivoit qu’il mourût ; faisoit sans cesse des vœux pour le succès des remèdes ; mais ils furent inutiles. La fièvre, qui n’étoit d’abord que double-tierce, se changea en continue ; et après avoir langui un mois entier, il laissa sa sœur unique héritière. Il n’auroit pas été surprenant que l’on eût remis le mariage, après un temps suffisant pour se consoler de la double perte qu’on venoit de faire ; mais Polaure, que l’on avoit d’abord regardé comme un parti fort considérable, cessoit de l’être pour une fille qui devoit avoir plus de cinquante mille livres de rente ; et son père, qui commença à prendre des vues proportionnées à ce grand bien, trouva à propos de le prier de se retirer. Sa femme tâcha de faire valoir la générosité qu’il avoit eue de sacrifier au plaisir d’entrer dans son alliance, tous les avantages qu’il eût pu trouver ailleurs ; lorsqu’il s’étoit contenté de ce qu’on vouloit donner à sa fille, & prétendit qu’on le devoit reconnoître par des sentimens qui répondissent aux siens : mais tout ce qu’elle put dire ne fit qu’aigrir son mari ; &, malgré ses remontrances, Polaure fut congédié. Ce ne fut pas sans qu’il eût la joie de recevoir de la bouche même de sa maîtresse toutes les assurances qui pouvoient adoucir son malheur. La mère, qui en fut témoin, lui promit tout le secours qu’il pouvoit attendre d’elle ; & comme on avoit fait à tous les deux d’expresses défenses de se plus voir, la crainte d’accroître la mauvaise humeur du père, si, par son éloignement, il ne le guérissoit pas de tous les soupçons qu’il pouvoit avoir, le fit se résoudre à se retirer dans une terre qu’il avoit à trente lieues de Pékin. Les adieux furent fort tendres. Il dit à Banane ; qu’il ne vouloit pas qu’elle renonçât pour lui à une grande fortune ; & plus il fut généreux, plus il la trouva confiante dans les sentimens qu’elle lui avoit fait paroître. Ils convinrent, du consentement de la mère, qu’ils s’écriroient fort souvent par le moyen de la dame, leur commune amie, & rien n’étoit plus engageant, ni plus flatteur que leurs lettres. L’absence ne fit qu’augmenter leur passion. Il se passa une année entière, pendant laquelle Polaure fit secrètement deux ou trois voyages à Pékin : il y voyoit sa maîtresse un jour chez cette amie, & s’en retournoit le lendemain.

Tandis que les choses étoient en cet état, plusieurs personnes d’un rang distingué la recherchoient en mariage ; mais, heureusement pour elle, son père se trouvoit toujours embarrassé sur le choix, & le plaisir de demeurer maître de son bien, l’empêchoit de se hâter de la marier. Sa femme y contribuoit, en se rendant difficile, pour la conserver à Polaure, sans pourtant qu’elle pût voir comment elle pourroit faire réussir ses espérance. Pendant qu’il vivoit ainsi retiré, il vit arriver chez lui un de ses amis intimes, qu’il n’avoit point vu depuis quatre ans. C’étoit un homme d’une maison fort considérable, & qui étoit mandarin de Canton. Polaure eut beaucoup de joie de le voir, & l’arrêta chez lui le plus long-temps qu’il put, sans lui découvrir ce qui l’avoit obligé à quitter Pékin. Malgré toute l’amitié qui les unissoit, il crut devoir ce secret à sa maîtresse. Il ne savoit pas comment tourneroient les choses, & le meilleur parti étoit de se taire. Il vivoit dans cette terre avec une sœur qui étoit veuve, & le repos attaché à la retraite étoit le prétexte dont il se servoit pour y demeurer.

Le mandarin partit, & il y avoit déjà deux mois qu’il l’avoit quitté, lorsqu’il revint le trouver un soir, pendant que la nuit étoit fort obscure. Polaure crut qu’il venoit encore passer huit ou dix jours avec lui, & il s’en faisoit un grand plaisir ; mais le mandarin ayant demandé à lui parler en particulier, il lui dit qu’il l’avoit choisi comme l’homme du monde en qui il se confioit le plus, pour laisser entre ses mains un dépôt considérable, & qui lui étoit de la dernière importance. Il s’agissoit d’une demoiselle qu’il avoit enlevée depuis trois jours. Il avoit marché toujours de nuit, afin qu’on ne pût savoir quelle route il avoit prise, & il l’amenoit chez lui, où elle devoit demeurer cachée auprès de sa sœur, tandis qu’il employeroit ses amis, pour obliger ses parens de consentir à son mariage. Polaure ayant su qu’il l’avoit laissée dans un carrosse, avec sûre garde, à deux cents pas de chez lui, pria sa sœur d’aller lui offrir tout ce qui dépendoit d’elle, & de la conduire dans l’appartement qu’il alloit lui faire préparer, & l’on convint qu’on ne laisseroit entrer que des domestiques de confiance, sans pourtant leur dire ce qui obligeoit à ne la pas laisser voir. La dame fit ce que son frère souhaitoit, & le mandarin la mena où le carrosse étoit arrêté. Banane ne répondit autre chose au compliment de la dame, qui l’assura de ses soins dans tout ce qui pourroit la satisfaire, sinon qu’elle la prioit de la secourir contre la violence qui lui étoit faite. Elle descendit en même temps, & la suivit sans rien dire davantage.

Le mandarin fit aussi-tôt partir le carrosse, & se faisant attendre par deux ou trois de ses gens aussi bien montés que lui, il vint retrouver Polaure, pour lui dire adieu, étant résolu de partir le lendemain pour quelque lieu éloigné, afin d’empêcher qu’on ne soupçonnât que ce fût chez son ami qu’il eût mis Banane. Polaure ayant demandé au mandarin si elle avoit consenti à l’enlèvement qu’il en avoit fait, il lui répondit, que quand il avoit tâché de s’en faire aimer, elle lui avoit dit qu’un premier engagement ne permettoit pas qu’elle l’écoutât ; & que sur le refus de l’un & l’autre, on lui avoit conseillé de l’enlever, parce qu’elle avoit beaucoup de bien ; que quoiqu’elle eût de grands agrémens de sa personne, il lui avouoit que les avantages qu’il trouvoit en l’épousant, étoient l’unique motif de la résolution qu’il avoit prise ; qu’il savoit bien qu’on l’alloit poursuivre comme auteur du rapt, parce qu’un esclave qui avoit fui quand il avoit fait l’enlèvement, avoit pu le remarquer ; mais qu’il étoit d’une naissance assez distinguée pour croire que les parens, après avoir fait un peu de bruit, seroient ravis d’assoupir l’affaire ; que son alliance leur feroit honneur, & qu’un homme comme lui n’avoit pas à craindre qu’on le refusât, quand on connoîtroit le peu de succès qu’auroient les poursuites ; que cependant il lui laissoit ménager l’esprit de la belle, & qu’ayant pour lui autant d’amitié qu’il en avoit, il ne doutoit pas qu’il ne vînt à bout de la convaincre que le seul parti qu’elle avoit à prendre après l’éclat d’un enlèvement, étoit d’entendre raison de bonne grâce, en déclarant, quand il en seroit besoin, qu’elle voudroit bien être sa femme ; qu’il viendroit savoir dans quelques jours l’effet qu’auroient eu ses remontrances, & lui apprendre ce qu’il auroit fait de son côté, pour mettre l’affaire en terme d’être accommodée. Polaure l’assura que ses intérêts étant les siens, il agiroit comme pour lui même, quoiqu’il fût fâché d’avoir à combattre un cœur qui n’étoit pas libre, parce que les premières impressions s’effaçoient rarement.

Le mandarin partit sans vouloir revoir Banane, pour ne pas l’aigrir par sa présence. Elle s’étoit emportée toutes les fois qu’il s’étoit montré pendant le voyage, & il se flatta qu’il la trouveroit adoucie à son retour. Si-tôt qu’il eut pris congé de son ami, Polaure alla dans l’appartement de Banane. La fatigue d’un voyage fort précipité, & fait de nuit, & l’affliction où elle étoit, l’avoient obligée à se jeter sur un lit, où la lumière ne donnoit que foiblement ; & comme il venoit la consoler, à peine eut-il commencé ce qu’il avoit à lui dire, qu’elle poussa un grand cri, & se leva tout d’un coup avec des marques d’une surprise extraordinaire. C’étoit sa maîtresse enlevée par son ami. Jugez, seigneur, de ce que produisit un événement si peu attendu. Comme le mandarin n’avoit pas dit le nom de la demoiselle à Polaure, celui-ci avoit de la peine à en croire ses yeux, & Banane, qui se voyoit au pouvoir d’un homme qu’on avoit trompé, & qui en devoit garder du ressentiment, se seroit persuadée que l’enlèvement auroit été fait pour lui, si la conduite pleine de respect qu’il avoit toujours tenue, ne l’eût empêchée de lui attribuer une violence de cette nature. Tout fut éclairci, & on ne pouvoit assez admirer ce que le hasard venoit de faire. Banane reprit un air de gaîté, qui fit paroître le plaisir qu’elle sentoit de se voir en un lieu où elle étoit assurée qu’on la laisseroit maîtresse absolue de ses volontés. Elle demanda qu’on la remît chez son père ; mais Polaure lui ayant fait voir qu’il ne pouvoit que de concert avec son ami, & qu’il falloit pour cela prendre de grandes précautions, qui seroient peut-être utiles au succès de leur amour, elle lui abandonna le soin de sa destinée, & se consola dans son malheur, puisqu’il étoit adouci par le plaisir de n’avoir à redouter aucune contrainte. Le frère & la sœur n’oublièrent rien de ce qui pouvoit contribuer à lui donner de la joie. Ils passoient les jours entiers dans sa chambre, ou bien ils la menoient à la promenade dans quelque endroit retiré ; & comme il est rare de s’ennuyer avec ce qu’on aime, elle trouvoit sa captivité fort agréable. Les sermens de fidélité & de confiance furent mille fois réitérés ; &, par un secret pressentiment, ils ne pouvoient s’empêcher de croire qu’ils seroient enfin heureux.

Trois semaines s’étant passées de la sorte, le mandarin revint un soir chez Polaure, lorsque la nuit étoit déjà assez avancée. Il voulut encore l’entretenir en particulier, & lui dit, après l’avoir embrassé, qu’il ne doutoit point que la demoiselle qu’il avoit laissée chez lui, ne lui eût appris qui elle étoit ; que sans lui nommer son père, il lui avoit parlé la première fois de l’enlèvement qu’il avoit fait, comme d’une affaire qu’il seroit aisé d’accommoder ; mais que ce père, homme incapable d’être gouverné, étoit si fort aveuglé dans sa fureur, que non seulement il promettoit sa fille à quiconque pourroit la retirer d’entre ses mains ; mais qu’il faisoit contre lui les plus fâcheuses poursuites ; qu’ainsi, n’ayant plus aucune espérance de le fléchir, il ne pouvoit sortir d’embarras qu’en forçant sa fille à l’épouser ; qui la meneroit chez lui à Canton, où il la feroit reconnoître pour sa femme, & qu’après le mariage il ne craignoit point qu’on eût assez de crédit pour le faire rompre ; qu’il venoit savoir ce qu’il avoit fait pour lui, & si ses soins avoient mis la belle dans des dispositions qui lui fussent favorables. Polaure ne balança point sur la résolution qu’il avoit à prendre. Il lui répondit, qu’étant incapable de manquer à l’amitié, il lui laisseroit une entière liberté de s’assurer du cœur de cette charmante demoiselle ; mais qu’il n’avoit pu choisir personne qui fût moins propre que lui à lui inspirer les sentimens qu’il lui souhaitoit. Là-dessus il lui conta l’engagement qu’ils avoient pris l’un pour l’autre ; & après lui avoir exagéré le désespoir où la rupture de son mariage l’avoit réduit, il ajouta, que s’il pouvoit être assez heureux pour obliger l’aimable personne qu’il lui avoit mise entre les mains, à se déclarer en sa faveur, quoiqu’il en dût ressentir toute la douleur imaginable, il sacrifieroit ses intérêts à ce qu’il devoit à tous les deux ; mais qu’il le prioit de le dispenser de travailler lui-même à sa perte, & de s’attirer le juste mépris de celle qu’il aimoit uniquement, en préférant l’amitié à ce que l’amour exigeoit de lui.

Ce discours fut fait d’une manière si vive, que le mandarin en demeura pénétré. Il comprit toute la force de la passion de son ami ; & comme il n’avoit enlevé la demoiselle que par des vues d’intérêt, sans que l’amour y eût grande part, il auroit eu à se reprocher un injustice indigne de l’amitié qu’ils s’étoient jurée, s’il eût voulu lui ôter un bien qui devoit faire tout le bonheur de sa vie ; d’ailleurs on ne pouvoit adoucir le père, dont les procédures l’obligeoient à se tenir toujours en état de n’être point arrêté. La fille, dont il ne pouvoit espérer de toucher le cœur, n’étoit plus en son pouvoir ; & quand il auroit voulu s’en ressaisir, pour la mettre, par la force, dans la nécessité de l’épouser, il n’y avoit aucune apparence que son ami, qui ne vivoit que pour elle, eût pu consentir à cette violence. Ainsi, prenant le parti d’être généreux, pour conserver sa gloire, & en même temps sortir d’embarras, il cèda toutes ses prétentions à son ami, & lui dit, d’une manière obligeante, qu’il avoit peine à se repentir d’un enlèvement dont il pouvoit tirer de grands avantages, puisque, dans la situation où étoient les choses, il n’y avoit qu’à bien ménager l’esprit du père, pour lui faire prendre une résolution favorable à son amour. En même temps il le pria d’aller préparer Banane à souffrir sa vue, afin que, l’ayant obligée à lui pardonner, il pût examiner avec eux ce qu’il seroit à propos de faire pour assurer leur bonheur. Banane, ravie de cet heureux changement, reçut le mandarin avec autant de joie & d’honnêteté qu’elle lui avoit d’abord marqué d’indignation. Il demeura deux jours dans cette maison, & le résultat du conseil qu’ils tinrent ensemble, fut que Polaure iroit à Pékin, & se prévaudroit de la disposition où il trouveroit le père. Il se fit mener chez lui par une personne qui pouvoit beaucoup sur son esprit, & tourna son compliment sur ce qu’étant toujours le même, il ne se pouvoit qu’il n’entrât sensiblement dans le déplaisir que lui causoit le malheur qui lui étoit arrivé. Le père s’emporta avec fureur contre le mandarin, protestant qu’il ne seroit jamais satisfait qu’il ne lui eût fait couper la tête. Il ajouta, qu’il reconnoissoit la justice des dieux, qui le punissoient de ce qu’il l’avoit trompé sur le mariage de sa fille, & que s’il pouvoit la retirer des mains du mandarin, il étoit prêt à la lui donner, & réparer par là l’injustice que l’ambition lui avoit fait faire. Polaure, voulant profiter de ce mouvement, répliqua qu’il étoit venu le chercher exprès pour lui offrir ses services ; qu’il connoissoit non seulement le mandarin, mais aussi tout ceux en qui il avoit quelque confiance ; qu’il découvriroit le lieu où il avoit mis sa fille, & qu’ayant toujours pour elle le même respect & la même passion, il étoit sûr de l’obliger à la rendre, où de l’enlever du lieu où elle seroit, s’il s’obstinoit à la vouloir retenir. Le père le conjura de ne point perdre de temps, & lui donna de si fortes assurances qu’il n’avoit envie de la retrouver que pour lui en faire un don, qu’il ne put douter qu’il ne lui parlât sincèrement. Il partit le lendemain, & ayant rejoint le mandarin à une terre où il s’étoit retiré, il lui rendit compte de tout ce qu’il avoit fait. Comme le père avoit souhaité qu’il lui fît savoir l’état des choses, il lui écrivit d’abord qu’il avoit trouvé le mandarin dans une obstination extraordinaire, & que peut-être il ne lui seroit pas si aisé qu’il l’avoit cru de découvrir où il avoit mis sa fille. Il lui manda, quelques jour après, qu’il le voyoit un peu ébranlé, & qu’il sembloit se résoudre à lui céder ce qu’il connoissoit ne pouvoir obtenir que par la force ; mais qu’il avoit peine à croire qu’on eût un véritable dessein de consentir à un mariage qui avoit été rompu. Ces lettres furent suivies d’une négociation particulière.

Un gentilhomme envoyé par le mandarin alla trouver le père, & l’assura, de sa part, qu’il étoit prêt à lui ramener sa fille, s’il vouloit bien lui donner parole qu’il la feroit épouser à Polaure. Il lui déclara en même temps qu’il prétendoit la disputer à tout autre, & qu’il trouveroit moyen de soutenir ce qu’il avoit fait. Le mandarin étoit bien moins riche que Polaure, & le père ne trouva pas qu’il dût balancer, puisqu’on lui laissoit le choix. Il s’acquittoit de ce qu’il devoit à l’un ; & se vengeoit en quelque façon de l’autre, puisqu’il faisoit avorter son entreprise. Il donna au gentilhomme les sûretés qu’il lui demanda. On cessa toutes les poursuites, & la demoiselle fut ramenée chez son père. Elle obtint de lui qu’il consentiroit à voir le mandarin, & il fut prié du mariage, qui se fit enfin avec tout l’éclat que demandoit une si riche héritière.

L’empereur Behram ne fut pas moins satisfait de cette aventure, que de toutes les autres qu’on lui avoit dites. Il admiroit les secrets impénétrables des dieux ; il disoit que ce que l’on fait contre leur volonté ne réussit pas ordinairement, & que s’ils laissent quelquefois triompher les méchans, c’est ainsi que leur triomphe tourne à leur confusion, & serve d’exemple aux autres, pour ne rien faire que de juste & de raisonnable. Après avoir un peu moralisé sur ce sujet, il demanda au nouvelliste qui avoit été à la Chine, quelle étoit une certaine femme appelée Canine, dont on parle tant. Ce nom, répondit cet homme, lui convient fort bien ; car la dévotion qu’on lui porte en ce pays-là est une vraie bigoterie chez la plupart des dames de la Chine. On dit qu’elle étoit fille du roi Tzonton, qui, voulant la marier à un grand prince, aussi bien que ses deux sœurs ; elle n’y voulut jamais consentir, alléguant pour toute raison, qu’elle avoit voué au ciel une perpétuelle chasteté. Le père, indigné de ce refus, la fit enfermer dans une maison en forme de monastère, & par mépris, l’occupa à des choses viles & abjectes, lui fit porter de l’eau, du bois, & nettoyer un grand jardin qui dépendoit de ce lieu-là ; elle le fit sans murmurer, & y travailla avec assiduité ; mais le ciel, à qui elle avoit fait vœu de chasteté, & pour l’amour duquel elle étoit ainsi méprisée, soulagea ses peines, disent les Chinois ; il fit descendre de ses belles voûtes ses heureux habitans, pour la consoler, & envoya plusieurs animaux à son secours ; les saints du ciel lui venoient tirer de l’eau ; les singes lui servoient de valets ; les oiseaux nettoyoient, avec leur becs, les allées de ce jardin, & les balayoient avec leurs ailes ; les bêtes sauvages descendoient d’une montagne qui étoit proche, pour lui porter du bois. Le roi son père la voyant un jour servie par ces nouveaux domestiques, crut qu’elle étoit sorcière. Il résolut de la punir par les flammes, & fit mettre le feu dans cette maison. Cette fille voyant que ce beau lieu brûloit à son occasion, se voulut tuer de regret avec une longue épingle d’argent qui tenoit ses cheveux, & se la mit sous la gorge ; mais une pluie terrible qui vint sur le champ, éteignit le feu. Alors elle quitta son dessein, se retira dans les montagnes, & se cacha dans des cavernes, où elle continua sa pénitence. Le ciel, qui la protégeoit, ne voulut pas laisser impunies la cruauté & l’impiété de son père ; il le frappa de lèpre, & abandonna son corps aux vers, qui, le rongeant jour & nuit, lui faisoient souffrir les plus cruels tourmens. Canine en eut révélation ; sa charité lui fit quitter sa solitude, pour aller secourir son père. Aussi-tôt qu’il la vit, il se jeta à ses pieds, lui demanda pardon, & l’adora. Elle, se jugeant indigne de l’adoration, y voulut résister ; mais ne le pouvant pas faire, à cause de la foiblesse de son corps, un saint du ciel se vint mettre devant elle, pour réparer la faute de son père, & faire entendre que l’adoration ne se faisoit qu’à lui seul. À l’heure même, elle s’en retourna dans sa caverne, & acheva d’y vivre en odeur de sainteté.

Le nouvelliste voyant que l’empereur avoit pris plaisir au récit de cette histoire, lui dit qu’il en savoit encore une autre qui n’étoit pas moins curieuse : sur quoi ce prince lui ayant commandé de la lui conter, il commença de cette manière.

Il y avoit dans la Chine, en la ville de Cuchi, de la province d’Oquiam, une fort belle fille, issue d’une illustre race, nommée Néome. Elle avoit fait vœu de virginité ; & comme son père vouloit la contraindre à se marier, elle prit la fuite, & se retira dans le désert d’une petite isle, qui est vis-à-vis d’Ingoa, où elle vécut très-saintement, & fit un grand nombre de miracles. Les Chinois racontent entre autres celui-ci, comme le plus signalé de tous. Ils disent qu’un grand capitaine, nommé Campo, général de l’armée navale du roi de la Chine, allant un jour faire la guerre pour son maître dans un royaume voisin, vint surgir à Boym avec toute sa flotte, en attendant un vent favorable. Lorsqu’il fut propre pour partir, il fit mettre les voiles au vent ; mais les nautonniers ne purent jamais lever les ancres. Étonnés de cet obstacle, ils regardèrent dans la mer, & virent Néome assise dessus, qui les retennoit. Le général l’interrogea, & la pria très-humblement de lui conseiller ce qu’il devoit faire. Elle lui répondit, que s’il vouloit triompher de ses ennemis & conquérir leur royaume, qu’il la menât avec lui, parce que ceux qu’il avoit à combattre étoient de grands magiciens. Il la fit mettre dans son navire, leva les ancres, & en peu de jours arriva à la côte du pays ennemi. Aussi-tôt qu’on aperçut la flotte de la Chine, les magiciens eurent recours à leurs charmes ; ils jetèrent de l’huile dans la mer, &, par leurs illusions, firent paroître aux yeux des Chinois que leurs navires étoient en feu, & brûloient. Néome, qui étoit sans doute une excellente magicienne, défit bientôt, par des contre-charmes plus puissans, tout ce que ceux-là faisoient. Ainsi, voyant que leur magie étoit foible, & leurs armes inégales à celles des Chinois, ils se rendirent à eux, & devinrent vassaux & tributaires du roi de la Chine.

Campo, que l’histoire dit être un homme très-judicieux & très-sage politique, entra en quelque doute de la sainteté de Néome, & la crut sorcière ; pour s’en éclaircir, il lui demanda quelque marque de sa sainteté, afin de le dire au roi son maître, & la pria de faire reverdir un bâton sec qu’il avoit à la main ; elle le prit, prononça dessus quelques paroles secrètes, & le rendit non seulement verdoyant, mais encore d’une odeur très-agréable, & le donna à ce capitaine, qui attribua les prospérités de son voyage & le bonheur de ses armes à la sainteté de Néome. Son nom a depuis toujours été en grande vénération dans la Chine, & particulièrement à ceux qui vont sur mer, lesquels portent son image sur la poupe de leurs vaisseaux, & la prient comme la divinité qui préside aux ondes, commande à la mer, & apaise les orages & les tempêtes.

L’empereur, satisfait de ces deux histoires, en félicita le nouvelliste, & ensuite il ordonna que tout fût prêt pour aller le lendemain au septième palais, qui étoit peint de toutes sortes de couleurs les plus vives. Il partit de bon matin avec toute sa cour, dont les habits, qui étoient de couleurs semblables à celles du palais, faisoient une variété charmante. Dès que ce prince y fut arrivé, la princesse du septième palais le vint trouver ; il la reçut à la porte de sa chambre, & l’ayant prise par la main, il la conduisit sur une estrade, où il lui donna le sopha. Après plusieurs honnêtetés de part & d’autres, l’empereur la pria de lui raconter quelque aventure singulière, & aussi-tôt elle commença de la sorte.