La belle rendormie - Conte de André Lichtenberger wiki

Quand le jeune roi Charmant fut rentré de la guerre, il apprit avec horreur les mauvais traitements que sa mère l'Ogresse avait fait subir à sa femme, l'ex-Princesse au Bois-Dormant, à son fils, le petit Prince Jour, et à sa fille, la petite Princesse Aurore.

Toutefois, comme elle était sa mère; il garda un souvenir pénible de sa fin atroce dans la cuve pleine de vipères et de crapauds où elle s'était précipitée. Et l'homme étant fait comme il est, nous ne devons pas être surpris que, de cette impression, les sentiments qu'il nourrissait pour son épouse n'aient, eux-mêmes, subi un changement fâcheux.

Non seulement le roi ne pouvait oublier qu'elle était l'occasion de la mort de sa mère, mais c'étaient leurs démêlés qui l'avaient forcé de s'apercevoir que sa mère était ogresse, ce qui l'humiliait, et l'avaient appris au monde entier, ce qui l'humiliait davantage.

Si la jeune reine se fût comportée avec un peu plus d'adresse, n'eût-on pu éviter cette scandaleuse et lamentable histoire ? Le Roi était d'autant plus porté à le croire que sa femme n'était pas sans lui donner personnellement quelques sujets d'impatience.

Quoique l'on en puisse penser, ce n'est pas impunément que l'on reste endormie pendant cent ans. Si, quand la jeune princesse se réveilla, elle semblait toujours âgée de quinze ans, elle en avait tout de même cent quinze bien comptés, soit environ quatre-vingt-quinze de plus que son mari. Il est toujours dangereux qu'il y ait entre deux époux une trop grande différence d'âge.

Non seulement, devenue reine, la Belle au Bois-Dormant gardait pour les modes du temps jadis, pour les usages d'antan, une tendresse qui n'était pas sans faire sourire son entourage, ou sans l'agacer quand elle prétendait les imposer, mais, ayant un long silence à rattraper, elle était devenue terriblement bavarde et rabâcheuse. En outre, on se figure si une femme qui a quatre-vingt-seize ans de plus que son mari est disposée, fût-il roi, à le traiter en petit garçon.

Quand à ses autres sujets de pérorer, elle eut à ajouter les mauvais traitements qu'elle avait soufferts de sa belle-mère, je vous laisse à penser si elle s'en donna. Et quand il lui fallut s'apercevoir que, tout bon époux qu'il fût, son mari semblait garder du chagrin de la mort de sa mère et laissait échapper parfois quelques signes d'impatience, ce fut encore bien autre chose.

Tous les jours, c'étaient des soupirs, des hochements de tête, des allusions, des larmes, des scènes de reproche, des crises de nerfs. Et cela se terminait par des réconciliations où le monarque serrait dans ses bras sa femme âgée maintenant de près d'un siècle et quart et épuisait à la consoler les trésors de son bon coeur, et de sa patience.

Naturellement, la reine était soutenue par tous les serviteurs qui s'étaient endormis et réveillés en même temps qu'elle, tandis que les autres étaient pour le roi. On imagine combien la vie devint intolérable à la cour, et pour le pauvre souverain en particulier. Tant et si bien qu'il en arriva à part lui à être bien près de maudire amèrement la mauvaise fortune qui l'avait conduit dans le château enchanté, et l'avait fait se laisser prendre aux charmes de cette dormeuse.

Toutefois, quoique fils d'ogresse, il était très bon homme et ne disait rien.

Un matin, venant à déjeuner, il remarqua que la place de la reine demeurait vide, et s'informa si elle était souffrante. On lui répondit qu'elle dormait. Mais s'il le désirait, on allait sur-le-champ la réveiller. Il défendit vivement qu'on en fît rien, et avec le petit Jour et la petite Aurore, eut le plus gai repas qu'on eût mangé depuis longtemps. Car d'habitude, grondés et tancés sans relâche par leur mère sur leurs façons de parler, leur tenue et leurs manières, si peu conformes aux usages bienheureux de jadis, ils étaient quasi paralysés et imbéciles en sa présence.

Sortant de table, il leur recommanda d'être bien sages avec leur maman quand elle se réveillerait et vaqua aux affaires du royaume avec une bonne humeur inaccoutumée.

Après cette journée de repos, il se sentait au dîner en état de faire aimable figure. Aussi fut-il un peu saisi quand on lui dit que sa femme dormait encore.

Sur le tapis, à côté du fauteuil où elle se tenait d'habitude, il avisa un fuseau, le ramassa, et l'examina. Son front s'éclaircit.

- Sire, dit-il, c'est bien ça. La reine a été reprise de la fantaisie de filer une quenouille. Elle s'est piquée de nouveau...
- Et ?... dit le roi d'une voix tremblante...

Comme il y avait du monde, il ne laissa rien paraître de son émoi, excusa l'absence de la reine sur une légère indisposition, et le festin officiel se passa avec un tel entrain qu'il n'y avait jamais eu rien de pareil.

Toutefois, quand le monde fut parti, le monarque alla voir sa femme. Elle dormait paisiblement. On ne put donner à son époux d'autres détails, sinon qu'elle avait été trouvée ainsi endormie dans son boudoir, et qu'on l'avait déshabillée et mise au lit sans qu'elle se réveillât. Le roi commanda que le lendemain, si rien n'avait changé, on fît venir les médecins, et il passa, de son côté, une excellente nuit.

Au matin suivant, à cela près qu'elle ronflait un peu, la reine était dans le même état. Cinq médecins, les plus diplômés du royaume, accoururent, auscultèrent, discutèrent, et quatre d'entre eux y perdirent leur latin.

Mais le cinquième, ayant remarqué à la main de la reine une petite écorchure, demanda qu'on le conduisît dans la pièce où, tout d'abord, elle s'était assoupie.

- Et la voilà rendormie pour cent ans.

Il y eut un silence de stupeur.

- Heureusement, ajouta le docteur, que le science moderne connaît certains remèdes contre ce genre de léthargie. Et pour peu que Votre Majesté me permette...

Mais le roi fronça les sourcils, protesta que la santé de la reine était trop précieuse pour rien hasarder, et, un doigt sur les lèvres, marchant sur la pointe des pieds, se retira en recommandant qu'on fermât toutes les persiennes et qu'on la laissât dormir.