Gagliuso - Conte de Giambattista Basile wiki

Pentamerone, journée II, conte 4.

Il y avait une fois en notre ville de Naples un pauvre vieux, fort malheureux, qui était gueux, maigre, ratatiné, diaphane et sans un seul pli à la peau de son dos1, qu’il avait lisse comme un pou. Quand il en fut à secouer le sac de l’existence, il appela Horatiello et Pippo, ses fils, et leur dit :

— Me voici assigné dans la forme pour payer la dette de la nature ; croyez, si vous êtes bons chrétiens, que je serais enchanté de sortir de ce marais d’afflictions, de ce bourbier de peines, n’était que je vous laisse dans une misère grande comme l’église Santa-Chiara, au carrefour de Mélite, sans une maille, nets comme une cuvette de barbier, faibles comme un ruisseau à sa source, secs comme un noyau de prune. Tout votre avoir ne remplirait pas, hélas ! la patte d’une mouche, et vous pourriez faire cent milles à la course qu’il ne tomberait pas un liard de vos poches.

Mon malheureux sort m’a réduit à aller voir la queue du triple chien des enfers2, je n’ai plus même l’existence : tel tu me vois, tel tu me dépeins3. Vous le savez, j’ai passé ma vie à faire des coches à la taille des fournisseurs et je me suis toujours couché sans chandelle ; je veux pourtant à ma mort vous laisser quelque marque de mon amour.

Toi donc, Horatiello, qui es mon aîné, prends ce crible qui est pendu au mur : avec cela tu gagneras ton pain ; toi, le cadet, prends le chat4, et souvenez-vous de votre père.

À ces mots, il éclata en larmes et, peu après, il dit : 

— Adieu, voici la nuit.

Horatiello fit enterrer son père grâce à la charité publique, puis il prit le crible et s’en alla, vannant de ci de là pour gagner sa vie ; tant plus il vannait, tant plus il gagnait. Pippo prit le chat et dit :

— Voyez donc le joli héritage que m’a laissé mon père ! Comme si ce n’était pas assez de me nourrir, il faut encore que je dépense pour deux. À quoi bon ce triste legs ? mieux valait ne me donner rien du tout.

Le chat entendit ces doléances et lui dit :

— Tu te plains d’en avoir trop et tu as plus de bonheur que d’esprit. Mais tu ne connais pas ta chance, car je puis te faire riche, si je veux.

Pippo, à ces paroles, remercia Sa Chatterie, et, lui passant trois ou quatre fois la main sur le dos, il se recommanda chaudement.

Le chat eut pitié du pauvre Gagliuso5 et, chaque matin, à l’heure où, avec l’appât de la lumière attaché à l’hameçon d’or, le soleil pêche les ombres de la nuit, il s’en allait au bord de la mer, au quai de Chiaia ou bien au marché aux poissons, et, voyant quelque grosse céphale, ou encore une bonne dorade, il la happait et la portait au roi en disant :

— Le seigneur Gagliuso, très-humble esclave de Votre Altesse, vous envoie ce poisson avec ses respects et vous dit : À grand seigneur petit présent.

Le roi, de cet air gai qu’il prend d’habitude avec quiconque lui apporte quelque chose, répondait au chat :

— Dis à ce seigneur, qui m’est inconnu, que je lui rends grâces du fond de l’âme.

D’autres fois, lorsqu’on chassait au marais ou au bois d’Astroni, le chat y allait et, quand les chasseurs avaient abattu quelques belles pièces de gibier6, il les ramassait et les présentait au monarque avec les mêmes compliments. Il usa tant de fois de cet artifice qu’un beau matin le roi lui dit :

— Je me sens tellement obligé à ce seigneur Gagliuso que je désire le connaître pour lui rendre toute l’affection qu’il me témoigne.

À quoi le chat répondit :

— Le désir du seigneur Gagliuso est de donner son sang et sa vie pour votre couronne. Demain matin, sans faute, quand le soleil aura mis le feu à la paille des champs de l’air, il viendra vous faire la révérence.

Le lendemain, le chat revint chez le roi et lui dit :

— Sire, le seigneur Gagliuso vous prie de l’excuser. S’il n’est pas venu, c’est que cette nuit quelques-uns de ses gens se sont sauvés et ne lui ont pas seulement laissé une chemise.

À cette nouvelle, le roi fit prendre dans sa garde-robe quantité d’habits et de linge, et envoya le tout à Gagliuso. Deux heures plus tard, celui-ci arriva au palais royal, conduit par le chat. Le monarque l’accabla de compliments, le fit asseoir à ses côtés et lui donna un splendide festin.

Tout en mangeant, Gagliuso, de temps à autre, s’adressait au chat et lui disait :

— Ma mouche, je te recommande ces quatre perdrix ; aie soin qu’elles prennent la bonne voie.
— Tais-toi, malheureux, lui répondait le chat, ne dis pas de sottises.

Et, comme le roi voulait savoir ce qu’avait dit Gagliuso, il lui conta que son maître avait envie d’un tout petit citron doux.

Le monarque aussitôt en envoya quérir un corbillon au jardin ; mais Gagliuso revenait toujours à sa même guitare de portière, et le chat lui répétait : « Mets la bonde à ta bouche. » Le roi demanda encore ce qu’il voulait, et le chat trouva un nouveau moyen de réparer les incongruités de Gagliuso.

Après avoir dîné et causé de choses et d’autres, Gagliuso prit congé et le chat resta avec le roi. Il lui vanta longuement la valeur, l’intelligence, le jugement de Gagliuso, et surtout les propriétés immenses qu’il possédait dans les campagnes de Rome et de Lombardie. Tant de qualités le rendaient bien digne de s’allier à une tête couronnée.

Le monarque voulut savoir à combien pouvait s’élever son avoir ; le chat répondit qu’il était impossible de compter les meubles et les immeubles de ce richard, que l’on ne connaissait pas sa fortune, mais que, s’il voulait s’en informer, il pourrait envoyer des gens hors du royaume, et qu’il aurait ainsi la preuve qu’il n’y avait pas de richesses au monde qui valussent celles de Gagliuso.

Le roi commanda à quelques-uns de ses fidèles de vérifier le fait dans tous ses détails. Ceux-ci emboîtèrent le pas au compère. Le long du chemin, de temps à autre il leur offrit des rafraîchissements et, quand on eut dépassé les frontières du royaume, il prit les devants. Chaque fois qu’il rencontrait un troupeau de moutons, de vaches, de chevaux ou de porcs, il disait aux pâtres et aux gardiens :

— Holà ! faites bien attention : une bande de voleurs va piller tout ce qui se trouve sur la campagne. Si donc vous voulez échapper à sa fureur, si vous tenez à ce qu’on respecte vos troupeaux, dites qu’ils appartiennent au seigneur Gagliuso, et on ne touchera pas à un poil de vos bêtes.

Il répétait la même chose dans les fermes qu’il rencontrait sur la route, si bien que partout où passaient les gens du roi, ils trouvaient les flûtes d’accord : toujours on leur répondait que tout appartenait au seigneur Gagliuso. Quand ils furent las d’interroger, ils s’en retournèrent chez le roi et lui dirent monts et merveilles de la richesse du seigneur Gagliuso.

D’après ces renseignements, le monarque promit un bon pot-de-vin au chat, s’il parvenait à négocier le mariage : le chat faisant la navette de ci de là conclut l’affaire. Gagliuso vint à la cour, et le roi lui donna sa fille avec une grosse dot.

Les fêtes durèrent un mois, après quoi Gagliuso témoigna le désir d’emmener sa jeune femme dans ses terres. Le roi les accompagna jusqu’à la frontière, puis ils entrèrent en Lombardie où, par le conseil du chat, Gagliuso acheta de grandes propriétés, et une terre qui lui donna le titre de baron.

Devenu foncièrement riche, Gagliuso remercia le chat autant qu’il le put, déclarant qu’il devait à ses bons offices sa vie et son élévation ; que ses artifices lui avaient plus servi que l’intelligence de son père ; que, par ainsi, le chat pouvait user et abuser, comme bon lui semblait, de sa vie et de ses trésors.

Il lui jura de plus qu’après sa mort, dans une centaine d’années, il le ferait embaumer et le mettrait dans une châsse d’or, qu’il garderait en sa chambre, afin d’avoir toujours son souvenir devant les yeux. 

Cette exagération déplut au chat qui, trois jours après, s’étendit tout de son long dans le jardin et contrefit le mort. À sa vue, la femme de Gagliuso s’écria :

— Oh ! mon mari, quel affreux malheur ! le chat est mort.
— Que le diable l’emporte ! répondit Gagliuso ; mieux vaut lui que nous.
— Qu’allons-nous en faire ? reprit-elle.
— Prends-le par une patte et jette-le par la fenêtre.

Le chat, qui était loin de s’attendre à ces bonnes paroles, se mit à dire :

— Est-ce donc là cette grande récompense pour t’avoir ôté les poux du corps ? Est-ce là ce million de grâces pour t’avoir fait jeter tes haillons, si effilochés qu’on pouvait y suspendre des fuseaux ? Est-ce là ta reconnaissance pour la toile d’araignée que j’ai tissée afin de te nourrir, quand tu mourais de faim, mendiant, va-nu-pieds ? As-tu donc oublié que tu n’étais qu’un porte-guenilles, un traîne-misère, sans culotte, dépenaillé, dépouille-pendus ? Voilà ce qu’on gagne à laver la tête à un âne ! Va, maudit soit tout ce que j’ai fait pour toi, car tu ne vaux même pas la peine qu’on te crache à la figure. Elle est jolie, la châsse d’or que tu me préparais ! La belle sépulture que tu allais me donner ! Va donc, sers, travaille, souffle, sue pour ce beau salaire ! Oh ! malheureux qui fonde sa marmite sur la foi d’autrui ! Il avait bien raison ce philosophe qui a dit : « Qui âne se couche, âne se réveille, et qui plus fait, moins il doit attendre. » Mais belles paroles et vilains actes trompent sages et fous.

À ces mots il s’en alla en hochant la tête. Gagliuso avait beau le rappeler avec du mou, il n’y eut pas moyen de l’arrêter ; il courut toujours sans retourner la tête, en disant :

De riche appauvri Dieu te gard’
Et de croquant passé richard.