La jongleuse - Conte de Henry-Raymond Casgrain wiki

Table de matières

Première partie
Les voyageurs de la nuit
La lampe du sanctuaire
Hallucinations
Le mirage du lac
Un esprit !
Comme un luth d’ivoire
Course
Le tomahawk
L’écho de la montagne
Deuxième partie
L’été des sauvages et les brayeuses
Une âme défleurie
Les visions
Gazelles et tigres
L’orchestre infernal
L’orphelin
Épilogue


Première partie 

Les voyageurs de la nuit 

Lorsque déjà notre vie s’en va vers son déclin, souvent dans cette ombre que projette devant nous toute vie dont le soleil descend, nous croyons voir s’élever couronnée d’une pure lumière une image que les années embellissent à mesure qu’elles l’éloignent de nous ; et sous le charme d’un souvenir toujours jeune, nous nous surprenons à nous écrier dans le secret de notre coeur : « Ma mère ! Ah ! oui, c’est ma mère ! » 

R. P. Félix. 

C’était une nuit d’automne, sombre et brumeuse. 

Un canot d’écorce se détachait silencieusement du rivage de Québec à quelques pas de l’endroit où s’élève la vieille église de la Basse-Ville. 

Sur le sable de la grève, un homme était debout tenant à la main une lanterne sourde dont le cône lumineux dirigé vers les flots éclairait le canot monté par quatre personnes. 

* * * 

À la lueur fauve que projetait la lanterne, il était facile de voir que celui qui se tenait à l’arrière du canot était un chasseur canadien. 

Il était vêtu d’une chemise à raies bleues, et de pantalons d’étoffe grise, et portait sur la tête un bonnet de peau de castor. 

Selon l’invariable coutume des voyageurs, il avait eu le soin, avant de prendre place sur la pince du canot, de placer sous lui son capot d’étoffe plié avec précaution. 

Une ceinture rouge, dont les franges flottaient sur sa jambe gauche, s’enroulait autour de ses reins. 

Ses pieds était chaussés de bottes sauvages, dont les hausses de cuir de mouton, enveloppaient le bas de ses pantalons et se rattachaient au-dessous du genou par des lanières de peau d’anguille.

C’était un homme d’un tempérament sec, mais d’une charpente osseuse et d’une taille très élevée. 

Les manches de sa veste, retroussées jusqu’au coude, découvraient des muscles d’acier qui révélaient une force peu commune. 

Ses bras, d’une longueur démesurée, étaient couverts de tatouages représentant divers objets parmi lesquels on remarquait la figure d’un canot. 

Les traits de son visage, hâlés par le soleil, et d’une remarquable régularité, semblaient avoir été taillés dans un bloc de bronze florentin. 

Sa barbe était noire, tandis que ses cheveux, qu’il laissait croître depuis longtemps et qui retombaient négligemment sur ses épaules, étaient d’un blond châtain. 

Un grand air de bonté se reflétait sur toute sa physionomie. 

Ses yeux, qu’il tenait habituellement à demi-fermés, lui donnaient au premier abord une apparence engourdie ; mais ils étincelaient d’une rare intelligence, enchâssés sous leurs sourcils noirs et épais, lorsqu’il était sous l’influence d’une émotion un peu vive. 

Du reste, dans sa personne, rien n’était remarquable, si ce n’est un air d’apathie et d’insouciance, que l’extrême lenteur de ses mouvements laissait naturellement supposer. 

Son habilité extraordinaire à conduire un canot lui avait fait donner le surnom de Canotier

* * * 

La lumière vacillante de la lanterne éclairait, par intervalles, un autre personnage assis à la tête du canot que son accoutrement désignait suffisamment comme appartenant à la race des Peaux-Rouges. 

C’était un homme superbe, à l’oeil d’aigle, aux lèvres fines et fièrement arquées, au front élevé rayonnant d’intelligence et de loyauté, et d’un galbe si irréprochable que Phidias ou Canova l’eussent copié avec amour, comme le type de l’homme à l’état de nature. 

Selon la coutume indienne, ses cheveux étaient rasés, à l’exception d’une touffe attachée au sommet de la tête avec des plumes de faucon, d’outarde et d’oie sauvages, qui formaient comme le cimier d’un casque antique. 

Il portait une espèce de manteau, bordé d’une frange rose et lilas, fait avec ces peaux de caribou, couleur orange,2 que les Sauvages seuls savent rendre si soyeuses et si molles. 

Des mocassins ornés de rassades et de poils de porc-épic, teints en rouge et bleu, couvraient ses pieds. 

Les guerriers de sa tribu l’appelaient Misti Tshinépik’, c’est-à-dire la Grande-Couleuvre, soit à cause de sa souplesse extraordinaire, soit à cause de la figure de ce reptile tatouée sur sa poitrine. 

* * * 

Les reflets de pourpre de la lanterne dessinaient encore la silhouette de deux autres personnages assis au centre du canot. 

C’était celle d’une jeune femme et d’un enfant de huit à dix ans. 

Une profonde mélancolie mêlée d’inquiétude se reflétait sur la figure pleine d’énergie de Madame Houel. 

Ainsi se nommait la jeune femme. 

La noblesse de ses traits et l’élégance de ses vêtements révélaient une personne de distinction. 

Au moment où le canot franchissait la pénombre projetée par la lumière, elle était occupée à étendre un châle sur les épaules de son enfant pour le préserver de l’humidité de la nuit. 

* * * 

Quand le canot eut entièrement disparu dans les ténèbres, l’homme à la lanterne remonta lentement la berge : 

– Diantre ! murmurait-il à part lui en s’éloignant, il faut que Madame ait bien du courage pour s’embarquer par une pareille nuit. 

Je veux bien croire que Monsieur Houel a été gravement blessé. 

Mais qu’était-il besoin de tant se hâter et de s’exposer, par là, à un danger évident ? 

Ne pouvait-elle au moins attendre jusqu’à demain matin ? 

Mais à peine a-t-elle appris la fatale nouvelle qu’elle n’a pas même pris le temps de faire ses malles. 

Ah ! je crains fort qu’il ne lui arrive quelque malheur. 

Et puis ce massacre de trois hommes par un parti d’Iroquois qui a fait une descente avant-hier dans l’île d’Orléans et qui a enlevé une femme et quatre enfants... 

Ils seront fort heureux s’ils ne font pas la rencontre de quelques-uns de ces démons enragés. 

En faisant ces réflexions, il disparut derrière l’angle d’une maison, et tout rentra dans les ténèbres.