Frédéric au paradis - Conte de Charles Quinel wiki

Frédéric — cette histoire-là c’est encore du groceur Filion que nous la tenons — Frédéric était un propre-à-rien. Il faut dire aussi que Frédéric n’avait pas eu de chance. C’était un garçon qui craignait tout et surtout l’ouvrage. Or Gertrude, sa femme, criait après lui quasiment toute la journée, sous prétexte qu’il ne travaillait pas; alors Frédéric buvait du whisky pour se donner du courage et le whisky, qui est généreux, lui en donnait trop, de sorte que, quand il avait fini de cogner sur les arbres, pour les abattre, vous ai-je dit que Frédéric était un homme des chantiers? — il cognait sur sa femme. Et celle-ci lui rendait coup pour coup.

Au demeurant, Frédéric n’était point un mauvais diable, seulement s’il était ivrogne et s’il battait sa femme, il avait aussi le goût du chapardage. On ne pourrait pas dire que Frédéric fût tout à fait un voleur, non, mais si vous laissiez traîner une poule, une bouteille, un outil, Frédéric les ramassait, sans faire une enquête pour connaître leur légitime propriétaire. Il enfournait toutes ses... trouvailles dans un sac qu’il avait l’habitude de porter. A la maison, Gertrude faisait l’inven­taire de ce que contenait le sac. S’il était presque plein, la femme traitait son mari de voleur; s’il était à peu près vide, elle le traitait de fainéant et la conversation finissait toujours par des coups. Je vous laisse à penser si, dans ces conditions, la cabane de Frédéric était propre et bien tenue.

Un jour que Frédéric était à fendre son bois devant sa maison — une misère que ce bois, rien que des rebuts qui ébréchaient le tranchant des haches! — il vit venir à lui un beau vieillard, à la longue barbe blanche, qui était vêtu d’une robe comme le sont les missionnaires et qui, sur la tête, avait un capuchon.

— Bonjour, Frédéric, dit le vieillard qui apparemment le connaissait.
— Bonjour, Monsieur, répondit poliment Frédéric, toujours heureux d’une occasion de se reposer un brin.
— Tu ne me remets pas, Frédéric?
— Et que non pas, Monsieur.
— Je suis le grand saint Nicolas.
— C’est ben possible, Monsieur, on voit de si drôles de choses aujourd’hui.
— Figure-toi que j’étais venu dans le pays pour voir s’il y avait des petits enfants qui, à ma prochaine fête, auraient besoin de jouets et je n’ai pas fini ma tournée. Peux-tu me loger, Frédéric?
— Eh! Monsieur saint Nicolas, de grand cœur; seulement faut vous dire que vous ne serez point ben grandement; on n’a qu’une pièce qu’est pas tout ce qu’y a de plus engageant; on la partagera volontiers avec vous et même, des fois, si une petite goutte de whisky...

Le saint fit signe que, pour ce qui était du whisky, il n’en voulait pas. Quant à l’hospitalité, il l’accepta. Il s’assit entre Frédéric et Gertrude et participa à leur médiocre souper. Ensuite il alla s’étendre sur le lit d’herbes qu’on lui avait préparé et il dormit d’un somme jusqu’au matin, la tête reposant sur sa besace qui paraissait étrangement bourrée.

N’allez pas penser que Frédéric profita de son sommeil pour essayer de prendre dans cette besace la moindre des choses. S’il était chapardeur, Frédéric n’en avait pas moins le respect de son hôte et, pour rien au monde, il ne lui aurait fait tort de la plus minime bagatelle.

Au matin, saint Nicolas se prépara à reprendre sa randonnée; il refusa encore la tasse de whisky que Frédéric lui offrit comme étant le plus fidèle soutien du voyageur.

Mon ami, dit le saint personnage après avoir franchi le seuil de la cabane, tu as le meilleur cœur de la région. Avant de frapper à ta porte, je m’étais adressé à plus de vingt maisons autrement belles et riches que ta cahute, j’ai demande à loger et tous m’ont refusé. Je sais que je te ferais injure en te proposant de te payer ton hospitalité; pourtant, je ne veux pas m’en aller sans te faire trois présents.

Il est toujours agréable de recevoir des cadeaux; Frédéric éprouva à ces paroles un vif contentement.

Saint Nicolas tira de sa besace un pot contenant une matière jaunâtre.

— Voici un pot de colle; si tu le tiens dans la main et si tu dis : « Reste collé », celui à qui tu t’adresseras ne pourra pas bouger de l’endroit où il se trouvera.

Intérieurement, Frédéric pensa qu’il n’y avait pas grand bien à attendre de ce cadeau-là. Par courtoisie il ne fit point de remarque.

Le saint voyageur sortit ensuite de sa besace un violon.

— Je ne sais pas jouer de cet instrument, hasarda Frédéric.
— Qu’importe! Tu n’auras qu’à racler avec cet archet et aussitôt les gens se mettront à danser et ils ne s’arrêteront que lorsque tu cesseras de jouer. Pour terminer, je t’accorde un souhait, tu n’as qu’à le formuler.

Frédéric réfléchit un bon moment; il souhaitait tant de choses et en demander une c’était renoncer à toutes les autres. Il crut avoir trouvé le moyen de tourner la difficulté.

— Monsieur saint Nicolas, j’ai là un sac qui ne me quitte guère, je voudrais que, lorsque je désire un objet, cet objet entre dans mon sac et n’en ressorte que quand cela me convient.
— Accordé, dit saint Nicolas.

Le saint s’en fut.

Frédéric avait hâte d’expérimenter la valeur de ses présents. Il rentra dans sa cahute et trouva Gertrude assise sur un escabeau devant le poêle. Frédéric prit le pot de colle, le tint dans sa main comme le lui avait montré saint Nicolas et prononça :

— Reste collée.

Gertrude se préparait à venir au-devant de lui pour savoir ce que l’hôte lui avait donné; elle voulut se lever et ne le put pas; seulement, elle injuria si fort son mari que celui-ci estima préférable de la laisser partir. Il saisit alors son violon et le racla avec l’archet; les sous n’étaient pas mélodieux; cela n’empêcha pas Gertrude de se mettre incontinent à danser. Tout en dansant, elle traitait son mari de tous les noms de son vocabulaire.

« Je ne gagne rien à ce qu’elle danse », pensa Frédéric, et il cessa de gratter son violon.

Afin d’essayer le pouvoir de son sac, Frédéric sortit dans le pays et il alla rôder autour de la maison d’un fermier voisin. Il rencontra un jeune coq qui déambulait sans méfiance.

— Entre donc dans mon sac, Monsieur le coq, murmura-t-il.

Le volatile obéit. Frédéric continua sa promenade et parvint devant l’auberge. L’aubergiste venait de recevoir des bouteilles de bière et elles étaient rangées sur le rebord de la fenêtre. Frédéric se tint à une distance respectueuse et il murmura simplement en regardant les bouteilles :

— Gentilles bouteilles, entrez donc dans mon sac.

Aussitôt celui-ci devint très lourd, tandis que le rebord de la fenêtre de l’aubergiste se désencombrait. Pouvait-on l’accuser, lui, Frédéric, alors qu’il ne s’était pas approché à moins de vingt yards de l’auberge? Il fit encore un tour dans le village et invita poliment deux ou trois objets intéressants à pénétrer dans son sac.

Il avait peine maintenant à en porter le poids et il craignait de rencontrer quelqu’un qui s’étonnerait du cliquetis de bouteilles qui se faisait entendre sur son dos. En outre, le petit coq qui n’aimait pas la bière se plaignait très haut de son incommode voisinage — on ne petit pas demander de la raison et de la discrétion aux jeunes coqs. Frédéric rentra donc chez lui.

Gertrude, en voyant le sac si rebondi, voulut, comme elle en avait l’habitude, l’explorer. Elle ne vint pas à bout de l’ouvrir.

Frédéric se frottait les mains et se répétait : « Quel beau cadeau m’a fait le grand saint Nicolas, à lui tout seul, il vaut les trois réunis. »

La vie de Frédéric s’était sensiblement améliorée, non seulement à cause des avantages que lui procurait son sac, mais surtout par ce fait que la paix de son ménage n’était plus troublée par les perpétuelles criailleries de son épouse. Elle respectait celui qui pouvait à son gré la tenir collée sur son escabeau, l’obliger à danser coutre sa volonté et, par-dessus tout, qui était capable de l’empêcher de fouiller dans son sac.

Or, voici qu’un jour le diable se présenta chez Frédéric dans le but de l’emmener.

— Cou’don, Frédéric, faut m’suivre à ct’heure. T’as fait ben du mal sur ct’terre surtout depuis quelque temps et on m’affirme que tu t’es considérablement enrichi du bien d’autrui. Je ne sais comment tu t’es arrangé pour ne pas te laisser prendre, c’que je sais c’est que tout se paye et que tu vas avoir une sérieuse note à acquitter chez moi.
— Monsieur le diable, répondit Frédéric qui achevait justement d’engloutir une bonne portion de lard aux choux dû à l’obligeance de son sac, Monsieur le diable, vous me laisserez ben toujours souper avant de partir; il est mauvais de s’engager pour une longue route avec le ventre creux.
— J’veux ben, dit le Méchant qu’était bon diable.
— Prenez la peine de vous asseoir sur c’t’escabeau.

Le maître de l’enfer prit le siège qui lui était désigné; Frédéric, sans avoir l’air de rien, atteignit le pot de colle de saint Nicolas, le tint dans sa main comme il était prescrit et prononça tout bas :

— Reste collé.

Le diable ne fit pas attention à ces paroles; il pensa qu’elles étaient de celles que prononce machinalement un mortel effrayé de sa présence.

— Eh ben! Frédéric, dit-il impatienté, as-tu bientôt fini de manger à ct’heure?
— Encore une bouchée, Monsieur le diable, et je suis votre homme.

La bouchée avalée, Frédéric se leva, le Mauvais voulut en faire autant. Il ne put bouger de son siège. Il se trémoussait et se débattait comme un beau diable, faisant d’affreuses grimaces, tandis que Frédéric riait à se tenir les côtes.

—Veux-tu me décoller, imbécile, au lieu d’être là à rire!

Frédéric riait toujours et le Malin se tortillait. Celui-ci voyant que ses injonctions restaient vaines essaya de la flatterie :

— Mon bon Frédéric, mon cher Frédéric, mon estimable ami, décolle-moi donc.

Frédéric redevint sérieux.

— Je veux ben vous décoller, Monsieur le diable, à la condition d’avoir votre parole que vous ne reviendrez pas avant un an.
— C’est bon, Frédéric, tu as ma parole.

Le diable partit. Frédéric, au lieu de songer à s’amender, continua à se mal conduire, à entasser dans son sac des objets qui ne lui appartenaient pas et à se griser abominablement.

Au bout d’un an, jour pour jour, le Méchant fit à nouveau son apparition. Frédéric venait d’achever son repas.

— Cou’don, Frédéric, c’t’fois, je t’emmène.
— Monsieur le diable, j’suis ben votre serviteur mais j’ai l’habitude, après dîner, de me jouer un petit air de violon.
— Tu joues du violon, Frédéric? Je serais ben aise de t’entendre.

Frédéric prit l’instrument et se mit à le gratter avec l’archet, tirant du violon des sons discordants.

A peine avait-il attaqué que le Maudit commença à danser. Il dansait et se démenait comme un possédé tout eu lançant les pues invectives. De guerre lasse, il se fit cauteleux :

— Mon bon Frédéric, si tu cesses de me faire danser, je te donnerai encore un an de répit; parole de Satan.

Le violon se tut et le diable s’en alla.

Au bout d’un an, Lucifer revint chez Frédéric. Seulement, comme il était malin, il pensa que s’il se faisait connaître, l’autre trouverait encore un moyen de lui jouer une niche. Il se transforma donc en souris et ce fut une souris noire qui surgit près du chevet de Frédéric, à l’instant où il finissait sa sieste.

Frédéric n’était pas moins malin que le Malin, il reconnut tout de suite qui était en vérité la souris noire.

— Souris, ma petite souris, entre dans mon sac et demeure-là sagement.

Bon gré, mal gré, la souris dut obéir.

Une fois le diable dans son sac, Frédéric en noua soigneusement l’ouverture avec une grosse ficelle et plaça le sac dans un coin.

Le monde était devenu tout à coup très bon, maintenant que le diable était prisonnier et ne pouvait plus inspirer de mauvaises actions. Chacun s’efforçait de faire plaisir à son prochain; les riches donnaient leur superflu aux pauvres; les pauvres se montraient reconnaissants envers les riches. Il ne se commettait plus de par le monde ni un crime, ni un délit, ni la plus menue infraction

Frédéric avait cessé ses chapardages, il ne s’enivrait plus, il ne battait plus Gertrude. Gertrude était douce et soumise, lui préparait bien ses repas, raccommodait ses habits, ne le traitait puis de propre à rien et de fainéant. C’eût été du reste fort injuste, car Frédéric travaillait du matin jusqu’au soir.

Après quelques mois de celle existence, Frédéric s’aperçut qu’il s’ennuyait; en outre, il était. vieux et il estima que le temps était venu pour lui de quitter cette terre afin de laisser la place à d’autres. Il embrassa donc tendrement Gertrude, prit son sac — où était toujours le diable sous forme de souris et se rendit au paradis.

Il frappa à la porte :

— Qui va là? s’enquit une grosse voix qui était celle de saint Pierre.
— C’est Frédéric.
— Comment Frédéric? Quelle affaire as-tu icite?
— Je voudrais parler au grand saint Nicolas.

Patiemment, Frédéric attendit devant la porte que parût le vénérable personnage qu’il avait demandé.

Enfin, les battants s’ouvrirent et Frédéric se trouva en présence du saint à la barbe blanche qui avait été son hôte.

— Bonjour, Frédéric, dit saint Nicolas cordialement, qu’y a-t-il pour ton service?
— Ben voilà, Monsieur saint Nicolas, je viens à ct’heure vous demander à loger.

Le saint, eut un haut-le-corps.

— Toi entrer au paradis! tu n’y songes pas, Frédéric! toute ta vie tu as été ivrogne, paresseux; tu as battu ta femme et tu as chapardé. J’ai même appris avec ben du regret que tu t’étais servi du pouvoir que j’avais donné à ton sac pour commettre de nombreux larcins, ce qui m’a valu icite de sévères réprimandes.
— Ta, ta, ta, ta, répliqua Frédéric, quand vous êtes venu loger chez moi, je vous ai dit « Je vous logerai de grand cœur », et je vous ai même offert une goutte de whisky. Vous ne pouvez pas, icite où vous êtes ben grandement, refuser de me recevoir.
— Tu as raison, Frédéric. Entre donc au paradis.

Frédéric ne se lit pas prier. Une fois qu’il eut franchi le seuil du séjour des bienheureux et qu’il eut admiré la belle ordonnance des lieux, il dit à saint Nicolas :

— Au fait, je vous ai apporté quelque chose dans mon sac dont vous serez ben aise.
— Et qu’est-ce donc?
— Le diable transformé en souris.

Au lieu de montrer de la joie, saint Nicolas manifesta une vive contrariété.

— Diable! le diable! s’écria-t-il. C’était donc toi, malheureux qui le tenais prisonnier et le Bon Dieu avait envoyé plus de mille séraphins à sa recherche! Nous avions en effet constaté depuis quelque temps que tous les hommes étaient bons et nous commencions à être sérieusement encombrés icite. Veux-tu bien le relâcher, et sur-le-champ!

Frédéric fut d’abord heureux comme on l’est au paradis mais, au bout de deux ou trois mois, saint Nicolas, l’ayant rencontré par hasard, lui trouva l’air soucieux et la mine allongée.

— Qu’y a-t-il donc, mon Frédéric! Icite chacun doit être content. S’il te manque quoi que ce soit il faut le dire.
— Ben voilà, Monsieur saint Nicolas, je m’ennuie de ma femme Gertrude. Elle était ben douce et ben gentille, elle me raccommodait ben mes habits et cuisinait comme personne le lard aux choux.
— Ce n’est que cela, mon Frédéric, nous allons la faire venir.

Hélas! lorsque Gertrude fut arrivée, elle se mit à invectiver son mari, à l’insulter, à le battre. C’était la vraie Gertrude, celle d’autrefois, qui reparaissait.

— Ah! Monsieur saint-Nicolas, se plaignit Frédéric désolé, j’ai eu une ben mauvaise idée de vous demander de quérir ma femme, ne pourriez-vous pas la renvoyer?
— Impossible, mou pauvre Frédéric, quand on est icite c’est pour toujours.

Frédéric soupira et il pensa à l’inconvénient de former des vœux imprudents.