Les plaines d'Abraham - Conte de Charles Quinel wiki

Les mauvais jours étaient venus pour la France d’Amérique. La main de l’Angleterre se resserrait autour de la gorge du Canada. Benjamin Franklin avait écrit : « Il n’y aura pas de repos pour les Etats de la Nouvelle-Angleterre tant que les Français seront en Amérique. »

M. de Vaudreuil, le gouverneur, véritable Canadien — puisqu’il était né et avait été élevé à Québec où déjà son père avait glorieusement exercé cette charge de gouverneur — M. de Vaudreuil, disons-nous, luttait de tout son pouvoir pour la défense de la colonie. Sur ses instances répétées, Versailles avait envoyé au Canada le marquis de Montcalm, avec un bataillon du régiment de la Sarre et un autre du Royal-Roussillon. Montcalm était secondé par des lieutenants de premier ordre, comme le chevalier de Lévis, MM. de Bougainville et de Bourlamaque. La France connut alors les derniers succès qu’elle devait rencontrer au Canada. L’année 1758 se termina par la belle victoire de Carillon.

Un revers ne décourage pas la tenace Albion. Les Anglais profitèrent de l’hiver qui suivit la bataille de Carillon pour envoyer en Amérique des troupes fraîches, des vaisseaux, des approvisionnements.

Vaudreuil et Montcalm, de leur côté, écrivaient en France pour réclamer du secours. Les troupes régulières étaient peu nombreuses, fatiguées. La disette se déclarait; les colons, constamment appelés à servir dans la milice pour la défense du territoire, avaient nécessairement négligé leurs champs et leurs troupeaux, qui étaient laissés aux soins des femmes et des enfants. Il n’était pas encore trop tard pour frapper un grand coup; Montcalm était d’avis de tenter une attaque contre les colonies anglaises et il était assuré du succès. Il n’attendait, pour commencer ses préparatifs, que la réponse de Versailles.

Elle arriva. Vaudreuil et Montcalm, l’un représentant l’autorité civile, l’autre, l’autorité militaire, trop souvent en désaccord, communièrent dans la même douleur. Versailles n’envoyait rien : ni hommes, ni munitions, ni vivres. La France avait à combattre sur ses propres frontières; sa marine était ruinée; ce qu’elle eût pu expédier, en se privant, eût été infailliblement la proie des Anglais dont les flottes commandaient l’Atlantique.

— Tout est perdu, murmura Vaudreuil; nous nous défendrons quelques semaines, quelques mois, un an peut-être, et nous succomberons.

Montcalm s’était dressé.

— Oui, nous combattrons et nous nous ensevelirons, s’il le faut, sous les ruines de la colonie, mais nous aurons fait notre devoir.

La réponse de la métropole, petit à petit, fut connue dans Québec, dans Montréal, dans les bourgades et jusque sous les toits des colons dispersés. Il n’y eut pas une minute de découragement. Les paroles du chef de guerre : « Nous nous ensevelirons, s’il le faut, sous les ruines de la colonie », devenaient la devise de tous les Canadiens.

Lorsque parut le printemps, vingt mille hommes se trouvaient réunis sous les ordres de M. de Montcalm — vingt mille hommes sur une population de cinquante mille colons — tous ceux qui étaient en état de porter les armes, depuis les enfants jusqu'aux vieillards, s’étaient présentés; les femmes avaient demandé à assurer les charrois. L’année précédente nous étions en droit de compter sur les auxiliaires hurons ou algonquins, nos amis, nous ne le pouvions plus, les sauvages s’étaient laissé tenter par les promesses des Anglo-Américains. Ils avaient pesé les chances de victoire des deux adversaires et leurs pronostics étaient contre nous. En masse, ils avaient quitté les terres où leurs ancêtres s’étaient fixés à l’ombre du drapeau français.

Les gros lièvres gris folâtraient dans les herbages d’un vert tendre, les geais bleus traçaient leur sillage dans l’air chargé des effluves du printemps, les poules de prairie se livraient à leurs jeux innocents, les rats musqués faisaient des plongeons joyeux dans les ruisseaux attiédis. Les hommes préparaient l’œuvre de mort.

Au début de mai 1759, le général Wolfe, avec vingt vaisseaux de ligne, dix frégates, vingt-deux petits navires et dix-huit mille hommes, se présentait à l’embouchure du Saint-Laurent.

— Jamais, disaient les gens de Québec, une pareille flotte ne pourra monter jusqu’ici; les Anglais ne connaissent pas notre rivière.

Quelques jours plus tard, Wolfe mouillait devant Québec. Pour les guider au milieu des embûches qui avaient, du temps de M. de Frontenac, coûté si cher à l’amiral Phipps, les Britanniques trouvèrent un traître, Denis de Vitré, le seul traître qu’ait fourni le Canada; il leur avait indiqué les passes dans lesquelles les gros navires pouvaient s’engager sans péril.

Le bombardement commença; il dura deux mois; les Anglais tirèrent trois mille coups de canon.

Une partie de Québec avait été réduite en cendres. Il n’y avait guère de maison, d’église, de couvent qui n’eût subi quelque atteinte. Beaucoup de caves voûtées dans lesquelles les habitants abritaient leurs biens les plus précieux avaient été défoncées par les boulets.

La cité ne manifestait cependant aucune marque de faiblesse. Les défenses imaginées et établies par Montcalm résistaient. N’était-ce pas le principal? Quant à la ruine de leurs demeures, quant à la dévastation de leurs foyers, les Canadiens n’y songeaient même pas. « Nous nous ensevelirons, s’il le faut, avaient-ils dit, sous les ruines de la colonie. »

Wolfe avait tenté plusieurs débarquements du côté de la ville; chaque fois, il avait été repoussé avec pertes. De rage, il envoyait des expéditions pour ravager les paroisses du has du fleuve. Les rares colons qui y restaient s’y défendaient jusqu’à la mort. Les paroisses étaient saccagées et brûlées sans qu’il en résultât pour les Britanniques aucun avantage tactique.

Québec reprenait confiance. Par des émissaires, Montcalm faisait rassembler les colons isolés dans les régions lointaines; ils seraient bientôt. à même de se porter à son secours et d’amener quelques approvisionnements, car la pénurie de vivres se faisait cruellement sentir.

Wolfe commençait à désespérer de venir à bout de la cité canadienne malgré ses dix-huit mille hommes, malgré les renforts qu’il avait reçus par terre. L’amiral Saunders, responsable des vaisseaux, redoutant pour eux les dangers de l’hiver canadien, parlait de donner l’ordre de la retraite. Malade, nerveux, miné par l’appréhension d’un insuccès, le général anglais se décida à une manœuvre téméraire.

Le 12 septembre, il mit sa flotte en mouvement feignant de préméditer un débarquement en amont de Québec.

Dès que vint la nuit, les vaisseaux britanniques se laissant porter par le courant, se rabattirent en un point appelé l’anse du Foulon, à environ un mille et demi au-dessus de la ville.

Cet endroit était celui par lequel l’attaque semblait le plus improbable. Une falaise abrupte de plus de cent pieds de haut, couverte de bois et de broussailles, surplombait la petite anse. Un poste français, commandé par un officier milicien du nom de Vergor, était établi à mi-côte. Au pied des rochers des sentinelles veillaient. Lorsque la première chaloupe débarqua son chargement de soldats anglais, les sentinelles ne pouvant distinguer dans la nuit à qui elles avaient affaire, interpellèrent les nouveaux arrivants :

— Qui-vive?
— France! répliquèrent les Anglais.

On se mit à parlementer de part et d’autre. Les Britanniques expliquaient qu’ils étaient des miliciens de la région de Montréal envoyés en renfort.

Tandis que les sentinelles discutaient, d’autres Anglais grimpaient le long du rocher et les assaillaient par derrière. Il n’y avait plus qu’à enlever le poste de Vergor. Ce fut chose aisée, tout le monde y dormait.

Le jour, en se levant sur les plaines d’Abraham qui dominent la cité de Québec, éclaira cinq mille Britanniques rangés en bataille.

Ce fut pour, la garnison canadienne un cruel réveil. Vaudreuil était d’avis d’attendre des secours, d’appeler MM. de Lévis et de Bougainville, qui étaient à proximité, de laisser l’ennemi attaquer et, alors seulement, de riposter. Montcalm, au contraire, voulait prendre l’offensive avant que l’adversaire ait eu le temps de fortifier ses positions. Il réunit tout ce qu’il avait de troupes — moins de quatre mille hommes — et, monté sur un cheval noir, se mit à leur tête.

Dans la plaine, les deux armées s’affrontaient. Les Anglais savaient que s’ils reculaient, étant adossés an précipice, c’était pour eux la mort. Les Canadiens comprenaient qu’une défaite signifiait, pour eux, la ruine et, pour la patrie, un désastre irréparable.

Vers dix heures et demie, le feu s’ouvrit. Les deux généraux encourageaient eux-mêmes leurs hommes, parcouraient le front de leurs troupes, dirigeaient le tir.

Les Canadiens, habitués à combattre en ordre dispersé, à mener une guerre individuelle où pouvaient se manifester leurs qualités de chasseurs et de trappeurs, supportaient mal d’être ainsi emprisonnés dans des files. Les balles anglaises jetèrent le désordre dans leurs rangs.

Le moment sembla propice à Wolfe pour déclencher une attaque à la baïonnette. Il tira son épée... Comme il donnait l’ordre de la charge aux grenadiers, une balle vint le frapper en pleine poitrine. On l’emporta à l’écart. Les grenadiers s’étaient élancés…

De l’endroit où il était étendu, entouré de quelques officiers et de chirurgiens, Wolfe entendait le tumulte de la bataille. Il rassemblait ses forces expirantes pour écouter, pour essayer de savoir.

Un officier arriva essoufflé et blessé; le sang coulait sur son habit rouge.

— Monsieur, ils lâchent pied! hurla l’officier.
— Qui? demanda le général.
— Les Français!
— Je meurs content, murmura Wolfe.

Ce furent ses dernières paroles.

Les Français, en effet, surpris par la charge des grenadiers anglais, alors qu’ils étaient en désordre, avaient faibli. Montcalm se précipita au milieu d’eux. Il les rallia, les ramena à la bataille; mais, au moment où il pensait pouvoir déclencher une contre-attaque, il fut atteint d’une balle dans les reins. Par un effort surhumain et afin de ne pas jeter la panique parmi les siens, il se maintint sur son cheval.

Soutenu par des soldats, il rentra ainsi dans la ville.

Des femmes étaient accourues à sa rencontre, elles criaient en voyant son habit plein de sang

— Oh! mon Dieu! le marquis est tué!

Montcalm leur répondait en contraignant ses traits douloureux à sourire

— Ce n’est rien! Ne vous affligez pas pour moi, mes bonnes amies.

Le général, blessé à mort, fut transporté au couvent des Ursulines. Ses soldats défaits refluaient dans la place.

— Ma consolation, dit Montcalm, est d’avoir été vaincu par un ennemi aussi brave.

Deux jours plus tard, il expirait et l’on eut beaucoup de peine à trouver dans la cité ravagée quatre planches pour lui faire un cercueil.

Dans le jardin du fort de Québec s’élève un obélisque de granit. Il a été érigé à la mémoire de Montcalm et de Wolfe, les deux loyaux adversaires tombés le même jour pour leurs patries. Une inscription latine y est gravée : « Leur courage leur a donné même mort, l’histoire, même renommée, la postérité, même monument. »