Comment Emelka Pougatchev me donna une pièce d'argent - Conte de Léon Tolstoï wiki

J’avais alors huit ans, et nous habitions notre propriété située dans le gouvernement de Kazan.

Je me rappelle que mon père et ma mère étaient très-inquiets et parlaient souvent de Pougatchev, mais ce n’est que plus tard que j’appris ce qu’était ce brigand de Pougatchev. Il se faisait passer pour le tzar Pierre III ; il avait réuni une grande quantité de bandits sous ses ordres, et ceux-ci pendaient les nobles, tandis qu’ils libéraient les serfs. On disait qu’il était déjà avec sa bande tout près de chez nous. Mon père avait l’intention de partir à Kazan, sans nous emmener, nous autres enfants, car on était en novembre, le froid était très-vif et les routes dangereuses. Mes parents firent donc leurs préparatifs de voyage, en promettant de ramener des Cosaques de la ville pour nous protéger.

Ils partirent, et nous restâmes seules, ma sœur et moi, avec notre niania, Anna Trofimovna ; mais, pendant leur absence, nous logeâmes toutes dans la même chambre, au rez-de-chaussée.

Je me rappelle qu’un soir, la niania berçait ma sœur dans ses bras, et marchait de long en large ; la petite avait mal au ventre, et moi, j’habillais ma poupée.

Notre fille de service, Paracha, et la femme du sacristain étaient assises près de la table et s’entretenaient de Pougatchev, en prenant du thé. J’écoutais, tout en habillant ma poupée, les horreurs qu’elles racontaient.

— Je me souviens, disait la femme, du sacristain, que Pougatchev vint un jour à quarante lieues de chez nous, pendit le barine à la porte cochère, et tua tous les enfants.
— Mais, comment ces assassins pouvaient-ils tuer ces enfants  ? demanda Paracha.
— Ah  ! voilà, ma petite mère  : ils prenaient les enfants par les pieds et les frappaient contre le mur.
— Assez donc  ! Raconter de pareilles horreurs devant un enfant  ! Va donc, Katinka, va dormir, c’est l’heure.

Et j’allais aller me coucher, quand tout à coup nous entendîmes frapper à la porte cochère ; les chiens aboyèrent, et des voix crièrent.

La conteuse et Paracha coururent pour voir et revinrent aussitôt, en criant  :

— C’est lui  ! c’est lui  !

La niania oublia que ma petite sœur avait mal au ventre ; elle la jeta sur le lit et fouilla les malles. Elle en retira d’abord un petit sarafan, me déshabilla complètement, me déguisa en paysanne et me mit un mouchoir sur la tête ; puis elle me dit  :

— Écoute  ! si l’on te demande qui tu es, dis que tu es ma fille, entends-tu  ?

À peine fus-je habillée que nous entendîmes, en haut, un bruit de bottes, comme si plusieurs personnes marchaient.

La conteuse accourut  :

— C’est lui  ! c’est lui qui est venu  ! Il ordonne qu’on tue des brebis, et il réclame du vin et des liqueurs.

Anna Trofimovna répondit  :

— Donne tout, mais ne dis pas que ce sont les enfants du barine, dis qu’ils sont tous partis, et que celle-ci est ma fille.

On ne dormit pas de la nuit, des Cosaques entraient à chaque instant chez nous.

Mais Anna Trofimovna n’avait pas peur d’eux ; aussitôt qu’il en entrait un, elle lui disait  :

— Que te faut-il, mon pigeon  ? nous n’avons rien ; il n’y a ici que des petits enfants et moi, vieille femme.

Vers le matin, je m’endormis, et lorsque je me réveillai, j’aperçus un Cosaque dans une pelisse de velours vert, et Anna Trofimovna qui lui faisait de grands saluts.

Il montra ma sœur et demanda  :

— À qui cette enfant  ?

Anna Trofimovna répondit  :

— C’est l’enfant de ma fille. En partant avec mes maîtres, elle me l’a confiée.
— Et celle-ci  ? reprit-il en me désignant.
— C’est aussi ma petite-fille.

De la main, il me fit signe d’approcher. J’eus peur  ! Mais voilà qu’Anna Trofimovna me dit  :

— Va, Katiouchka1, n’aie pas peur  !

Je m’approchai ; il prit ma joue et dit à Anna  :

— Vois-tu, comme elle est blanche et quelle beauté ce sera  !

Il tira de sa poche une poignée de pièces blanches, en prit une de dix kopeks et me la donna.

— Voilà, dit-il, garde-la en souvenir du Tzar. Et il sortit.

Il resta chez nous encore deux jours, mangeant, buvant, cassant tout, mais ne brûlant rien ; enfin il partit.

Lorsque mes parents revinrent, ils ne surent comment remercier la bonne Anna Trofimovna. Ils lui offrirent de l’affranchir ; mais elle refusa et resta jusqu’à sa dernière heure avec nous.

Pour moi, on m’appela depuis ce temps la fiancée de Pougatchev.

Quant à la pièce qu’il me donna, je l’ai gardée, et lorsque je la contemple, je me souviens de mon jeune âge et de la bonne Anna Trofimovna.