Le seigneur de Betton et son vassal - Conte de Adolphe Orain wiki

Un jour de juin, que Jehan de Saint-Gilles, seigneur de Betton, était à surveiller ses vassaux occupés à faucher le foin des prairies sur le bord de l’Ille, au pied de son château, il remarqua que l’un d’eux travaillait mollement.

— Qu’as-tu donc aujourd’hui, Jacques Cheminet, lui dit-il, pour faire le paresseux ?
— Monseigneur, répondit l’ouvrier, je travaille autant qu’un autre, si je vais plus doucement, je ne m’arrête jamais.
— Voilà bien des paroles.
— Si vous vouliez me permettre de dire encore un mot, je vous proposerais un pari.
— Quel pari ?
— De me donner le foin du pré du Val-Richer, si je le fauche à moi seul dans un jour, et si je n’y parviens pas, je perdrai mon temps et ma peine.
— Quant à cela j’y consens ; mais je crois que tu deviens fou, mon pauvre Jacques. Enfin, puisque tu désires essayer ta force et ton courage, quand commenceras-tu ?
— Demain matin, monseigneur.
— C’est convenu.

* * *

Dès deux heures du matin, Jacques Cheminet était à la besogne. Aussi, quand vers neuf heures, Jehan de Saint-Gilles ouvrit la fenêtre de sa chambre, fut-il surpris de voir une grande partie du foin de la prairie du Val-Richer, étendu en veilloches.

« Peste ! comme il y va, pensa-t-il en lui-même, il est capable de gagner son pari. »

Le seigneur de Betton avait eu, la veille, la visite de son médecin qui, l’ayant trouvé indisposé, lui avait prescrit une purgation pour le lendemain matin.

Jehan, se sentant mieux, ne jugea pas à propos de se conformer à la prescription du docteur, et imagina de jouer un tour au faucheur.

Il versa la médecine qu’il devait prendre dans un verre de vin, appela un domestique et lui dit d’aller immédiatement porter ce vin à Jacques Cheminet.

Celui-ci, ne se doutant de rien, avala d’un trait la boisson qu’on lui offrait, et continua son travail.

Le malheureux sentit bientôt des douleurs de ventre, et fut, à chaque instant obligé de cesser sa besogne. Il comprit que son maître lui avait joué un tour de sa façon ; mais comme il était dur au mal (suivant l’expression du pays), malgré le malaise et la faiblesse qu’il ressentait, il ne cessa de faucher que lorsque tout le foin de la prairie fut par terre.

Le soir, Jehan de Saint-Gilles reconnut avoir perdu et son foin et sa purgation.

(Conté par Mme Buffé, de Betton.)