Le dernier soir - Conte de Louis Hémon wiki

Ils s’étaient retrouvés au coin de Brick Lane et de Bethnal Green Road, et maintenant attendaient Sal, immobiles tous les deux sur le trottoir.

Bill tournait le dos à la chaussée ; les mains dans les poches, sa casquette sur la nuque, il regardait les passants en sifflotant. Tom faisait face à la rue, et fixait sur les boutiques d’en face, sans les voir, des yeux hébétés. Il avait aussi les mains à fond dans ses poches ; la tête en avant, le dos rond, il semblait suivre du regard, sans comprendre, quelque chose qui s’en allait à la dérive. Ses cheveux jaunâtres, bien graissés, plaqués avec soin, sortaient de sa casquette sur le front en une frange régulière, et sur les tempes en frisons luisants ; sur sa poitrine flottaient les extrémités d’un foulard cerise, échappées de son gilet ; ses souliers jaunes, crevés en plusieurs endroits, mais reluisants sur les orteils, surplombaient l’eau vaseuse du ruisseau. De temps à autre, il se redressait et carrait les épaules d’un geste machinal, la tête en arrière, avec une moue ferme ; et puis peu à peu, il retombait dans sa posture affaissée.

Bill se retourna, cracha dans le ruisseau, et demanda d’un air important :

– Quand c’est que vous rejoignez votre régiment, Tom ?

Tom répondit sans le regarder, les yeux fixes :

– Après-demain... Le sergent, il a dit qu’on ne voulait pas de nous demain jeudi, parce que ce serait le lendemain de Boxing Day et qu’on aurait encore tous très mal au cœur...

Bill rendit hommage à cette sagacité d’un hochement de tête.

– Des types qui la connaissent, ces sergents, fit-il. Pour le dernier soir que vous pouvez vous amuser sans aller en prison après, faut bien en profiter, pas ?

Tom cracha à son tour pour exprimer son ineffable amertume, et ne dit plus rien. Virant sur le talon, Bill envoya un clin d’œil conquérant à deux petites connaissances à lui qui passaient bras dessus bras dessous, traînant dans la boue des jupes de velours, et chantant une romance à fendre l’âme ; puis il reprit la romance en sifflant, leur fit une grimace quand elles se retournèrent et dit soudain :

– Voilà Sal !

Tom soupira, et se détourna pour regarder Sal venir.

Elle arrivait à pas balancés, les bras ballants, dodelinant de la tête sous un gigantesque chapeau à plumes noires. Quand elle vit que Tom et Bill la regardaient, elle s’arrêta et les salua d’un grand geste et d’un « Ha, ha ! » aigu ; après quoi elle inclina la tête en arrière, les grandes plumes de son chapeau caressant sa taille, et les bras gracieusement étendus, ondoyant sur les hanches, s’avança en exécutant un pas langoureux.

Quand elle fut devant eux, elle termina sa danse par un entrechat, s’immobilisa et, une main tendue vers Tom, dramatique, elle demanda :

– Eh bien, Tom ! C’est fait ?

Tom fit « oui » de la tête. Elle poussa un éclat de rire strident, donna un coup de tête subit qui fit voler ses plumes, et cria :

– Et on l’a pris ! Faut-y qu’ils soient à court de monde !... Oh Tom ! Mon beau Tom ! Que j’aurais aimé vous voir sous votre habit rouge !

Tom la regardait, la bouche ouverte, et la regardait encore. Depuis longtemps déjà il nourrissait une conviction obscure que dans tout le vaste monde il n’existait personne qui pût être comparé à Sal ; maintenant il en était sûr, et de la voir ainsi, dans ses plus beaux atours, parée pour ce jour de fête, – leur dernier jour, – c’était comme si une troupe de choses sans nom s’éveillait au dedans de lui, et commençait à tirer, à pousser et à mordre...

Elle avait des lèvres très rouges dans une figure très blanches, Sal, et des yeux bleus très clairs avec des cils très noirs, de sorte que sa bouche empourprée frappait davantage au milieu de cette pâleur émouvante et que ses yeux auxquels les cils sombres, marqués comme une peinture, donnaient une expression dure et presque sauvage, surprenaient d’autant plus quand on les regardait encore, et qu’on voyait que c’étaient des yeux de petit enfant.

Sa robe était d’étoffe violette, avec des bandes d’or en travers du corsage, et une ceinture à boucle dorée ; par-dessus la robe, elle portait un long manteau en velours noir soutaché ; au cou elle avait un collier de perles à cinq rangs, et encore un autre collier avec de nombreuses pendeloques qui scintillaient sur sa poitrine ; à chaque oreille se balançait au bout d’un fil d’or, une grosse pierre bleu pâle. Sous ces vêtements et ces parures elle prenait forcément un air un peu hautain, hiératique, par souci de l’effet et pour faire honneur au jour de fête ; mais quand ses yeux se posaient sur Tom ou Bill et qu’elle leur parlait, bonne princesse, ils reconnaissaient bien leur Sal des autres jours.

Et Tom la regardait toujours, les yeux perdus, soufflant de tristesse, et buvait du regard la splendeur des bandes d’or sur le violet de la robe, l’étincellement des joyaux, la grâce altière du long manteau de velours noir et l’appel poignant de la petite figure blanche, de la bouche rouge, des yeux ingénus et farouches...

Pourtant, ce fut Bill qui exprima le premier son admiration :

– Oh Sal ! fit-il. Ce que vous êtes belle ce soir !

Sal répondit : « Allons donc ! » avec un petit rire modeste, fit un tour complet sur le talon, faisant voler en l’air les pans du manteau de velours, et les regarda tous deux d’un air narquois.

Tom soupira bruyamment et dit :

– Allons boire un verre !

C’était une offre qui n’exigeait pas de réponse ; ils s’acheminèrent tous trois vers le « pub » du coin. Là, ils réussirent à trouver un siège pour Sal, lui apportèrent deux doigts de gin dans un petit verre à pied, frêle, très distingué, et elle but à toutes petites gorgées pendant que, debout près d’elle, ils lampaient leur bière.

Ils étaient seuls dans ce coin, et l’intimité soudaine, ou peut-être les libations fraternelles, firent tomber le masque d’insouciance que Sal avait revêtu jusque-là. Elle releva les yeux, et demanda d’une voix hésitante :

– Et... c’est-y demain que vous partez, Tom ?

Tom répondit :

– Non ! Après-demain seulement.
– Ah ! fit-elle. Alors ce sera moi la première partie !

Ils se turent tous les trois un instant, puis Bill reprit d’un ton maussade :

– C’est encore moi le plus à plaindre là dedans, savez-vous ! Sal s’en va en service, ça n’est peut-être pas drôle, mais ça n’empêche pas qu’elle va être comme un coq en pâte, bien nourrie, et tout ça, juste assez de travail pour ne pas s’ennuyer, et tous les clients pour lui faire la cour ! Et voilà Tom qui part pour être soldat, voir du pays, et le reste ! Mais le pauvre diable qui reste dans le coin après que tous les copains sont partis, si on en parlait un peu, hein !

Tom regarda Sal, qui écoutait la tête levée, le cou plié en arrière, ses lèvres humides luisant sur l’émail des dents, le menton se dessinant sur le haut collier de perles à l’éclat très doux et sur les pendeloques scintillantes ; puis il baissa les yeux et regarda son soulier sans rien dire. Ce fut Sal qui répondit, d’une voix basse, traînante, en hésitant un peu :

– Ça n’est pas drôle pour personne, Bill. On était si bien tous les trois... et voilà Tom qui s’en va, et je m’en vais aussi... Et qu’est-ce qui va nous arriver ?

Ils se turent encore tous les trois, parce qu’on ne leur avait appris que juste assez de mots pour exprimer leurs pensées de tous les jours, et qu’ils ne connaissaient pas de paroles qui pussent dire leur navrement hébété, le ressentiment sourd que leur inspirait la force des choses, la dureté du sort qui les séparait.

L’hiver était cruel dans Bethnal Green ; il avait apporté plus de misère encore que les hivers précédents, et les souscriptions charitables, les fonds de secours, les donations du gouvernement, si larges, si magnifiques dans les colonnes des journaux, avaient fondu sans laisser de traces au milieu de tout ce peuple dépossédé. Tom, sans ouvrage depuis longtemps, avait vécu de ressources imprécises, demi-journées de travail dans les marchés ou dans les docks, sommes minuscules glanées au hasard des rues ; et voici que dès novembre l’usine où travaillait Sal avait fermé. Il est vrai qu’elle avait un domicile, elle, qu’elle avait presque toujours assez à manger et qu’elle savait où dormir ; mais son beau-père s’était vite fatigué de la nourrir, il avait passé sans transition des reproches aux coups ; le travail restait introuvable, l’hiver s’avançait, plus dur chaque semaine ; après des journées passées dans la boue glacée du dehors, en quêtes infructueuses, il lui fallait rentrer au logis hostile et manger son souper hâtivement, sur le coin d’une table, guettant les violences probables, devant la mère qui regardait tout cela sans oser rien dire, les yeux grands ouverts, garée dans un coin, par peur pour l’enfant qui allait venir !

Quand on lui avait offert cette place dans un restaurant de Yarmouth, elle avait bien compris qu’elle ne pouvait dire « non », et d’ailleurs le beau-père, consulté, avait promptement accepté pour elle ; mais elle savait ce qui l’attendait. C’était une mauvaise place, là où elle allait. Le patron, un gros homme noir et crépu, avait déjà eu « des ennuis » avec ses servantes ; il s’en était généralement tiré à bon compte, mais elles, les servantes, ne s’en étaient pas toujours tirées. Quand Tom avait appris cela et qu’il avait vu l’homme – parent d’un boutiquier de Brick Lane – il s’en était allé sans rien dire jusqu’au bureau de recrutement le plus proche, où il avait pris le shilling du Roi.

Cela s’était passé à la veille de Christmas, et voici que deux jours plus tard, ils s’étaient retrouvés pour ce dernier soir de fête. Le lendemain Sal s’en allait vers l’inévitable, narquoise et brave, et vingt-quatre heures après, Tom partait à son tour, sept années durant, servir Sa Majesté le Roi et Empereur au delà des mers. Ils savaient cela tous les deux : ce qui forçait l’autre à partir, et ce qui les attendait, mais voici qu’au dernier moment ils découvraient que c’était un bien plus grand malheur qu’ils n’avaient cru.

Tom – peut-être y songeait-il – poussa un grognement sourd et s’en alla en traînant les pieds vers le comptoir ; mais à mi-chemin il se ravisa et revint, par politesse, attendre que Sal eût fini. Elle l’en récompensa en lui tendant son verre avec un gracieux sourire, disant d’une voix très douce :

– S’il vous plaît, Tom, la même chose !

Bill les regarda tous les deux l’un après l’autre, tendit aussi son verre et baissa les yeux vers le plancher.

Cette fois Tom et Bill avaient du gin dans leur bière, et ils commencèrent à sentir que c’était après tout un jour de fête, quel que dût être le lendemain. Bill demanda :

– Quelle sorte de Christmas avez-vous eu, Sal ?

Sal détourna la tête, indifférente, et répondit d’une voix traînante :

– Oh ! Pas si mauvais... Sauf que le vieux a commencé à me casser des assiettes sur la tête quand j’ai voulu reprendre du pudding ; mais il s’est calmé quand j’ai pris le tisonnier... Il m’a dit comme ça : « C’est bien ! C’est bien, ma petite ! Allez toujours ! Dans votre nouvelle place vous vous ferez dresser ! »

Tom grogna :

– J’ai bien envie de lui régler son compte, à celui-là, avant de m’en aller !
– Et laisser la mère et les mômes crever de faim, dit Sal. Oui, ça serait assez malin !

Ils se turent jusqu’à ce que ce fût le tour de Bill de payer sa tournée. Le bar était maintenant plein de buveurs entassés, de voix et de rires. Auprès d’eux un groupe se bousculait facétieusement. Bill contempla leur gaieté d’un air supérieur, et remarqua :

– Ça ne vaut pas notre dernier lundi de la Pentecôte, hein, Tom ? Seigneur ! Quelle journée qu’on a eue !

Tom hocha la tête et Sal leva les yeux au plafond avec un sourire d’extase rétrospective. Ce lundi de la Pentecôte, un ami fortuné les avait emmenés à Wanstead Flats dans sa carriole, et ils avaient eu là une de ces glorieuses journées dont le souvenir attendri fait passer sans plaintes bien des années dures. Le grand ciel turquoise, les balançoires, la conquête ardente des noix de coco, les innombrables bouteilles de « ginger-beer » bues sur l’herbe, et la longue flânerie sur le dos, en plein soleil, la main dans la main, une tige de graminée dans la bouche ! Et les collations de cervelas, de coquillages dégustés autour des petites voitures d’amandes et de berlingots ! Les nombreux pèlerinages au « pub » voisin, où l’on trinque sans compter ! Et surtout le retour au crépuscule, à six entassés dans la petite carriole dont les essieux ploient et grincent, traînée par un poney minuscule, fort et ardent à miracle, qui comprend que c’est un soir de fête, et trotte éperdument ; le retour dans la nuit sous le ciel encore tendre à l’Occident, tous enlacés, têtesballottantes sur les épaules, chapeaux échangés, chantant à pleine voix une romance délirante et lamentable ! Devant et derrière il y a des carrioles semblables, toutes pleines de couples enlacés, étourdis, la tête lourde, ivres de boissons de pauvres et d’une joie de pauvres, se serrant l’un contre l’autre et hurlant dans la nuit, de peur de se souvenir du lendemain qui arrive. Et la gloire du vent frais que crée la vitesse du trop éperdu, les oscillations aventureuses et les cahots, l’étreinte dont on s’accroche à une taille avec confiance, comme à la seule chose dont on soit sûr, et seulement pour un soir !

Ils se souvenaient de cela tous les trois, mais sans tristesse, parce que tant qu’on boit rien ne semble irréparable. Et puis la grande salle haute de plafond, chaude, bien éclairée, la foule entassée et bruyante, le cliquetis incessant des verres et des pièces de monnaie sur le comptoir, la vue des compartiments opposés où des gens entraient à chaque instant, l’air animé et jovial, certains au moins de quelques minutes de bon temps et de réjouissance, tout cela contribuait à leur rappeler qu’ils s’amusaient, qu’ils passaient ce soir de fête comme il convenait, vêtus de leurs meilleurs habits et buvant ensemble.

Mais quand ils sortirent du bar dans la rue, le choc de la nuit les troubla un peu, et Sal, toujours brave, se mit à chanter.

Elle chanta :

Une belle peinture dans un beau cadre doré...

et Bill joignit sa voix à la sienne. Tom reprenait de temps en temps un vers avec eux, ou bien un ou deux mots seulement, et puis se taisait. Ils marchaient tous les trois au milieu de la rue : Sal avait une main sur l’épaule de chacun des garçons et s’abandonnait aux deux bras qui lui entouraient la taille. La tête en arrière, oscillant un peu à chaque pas sous le grand chapeau à plumes noires, les yeux vagues, elle semblait plongée dans une sorte d’extase sacrée, et envoyait vers le ciel sa complainte nasillée comme une incantation solennelle. Tant de fois ils avaient ainsi arpenté Bethnal Green Road tous les trois, se tenant par le cou et par la taille et chantant à tue-tête ! Tant de fois ils avaient élevé vers les dieux impassibles l’offrande de leurs harmonies : chansons d’amour, tristes ou tendres, toutes rhapsodiées bien ensemble à pleine voix fêlées, religieusement, sans arrêt ni défaillance, et voici ce que le sort leur envoyait !

La rue était très large et les maisons très basses, de sorte qu’ils auraient pu se croire dans une vaste plaine découverte, où il n’y avait qu’eux entre la terre et le ciel écrasant. Il était, ce ciel, parsemé de nuages très bas, curieusement découpés et semblables à des décors, si proches qu’ils faisaient ressortir davantage la profondeur énorme qui les séparait de la voûte saupoudrée d’astres, et ils défilaient d’un bout à l’autre de cette voûte en théorie solennelle, gardant leur formation pompeuse, comme conscients du soir de fête. Sous ce plafond somptueux, les maisons de Bethnal Green Road, les quelques boutiques pauvrement illuminées, même les « public houses » gorgés de monde et dont les façades flamboyaient, semblaient d’une petitesse disproportionnée et mesquine, et les gens qui peuplaient cette rue : les couples chantant sur la chaussée, les groupes assemblés près des portes, les bandes qui passaient sur les trottoirs, tous se tenant par la taille, aux sons aigres d’une musiquette de bazar, étaient clairement des êtres pitoyables, tronqués, apparemment frappés de folie et célébrant aveuglément un culte barbare.

Sal chantait de toutes ses forces, d’une voix nasale, sans inflexions, et les deux garçons chantaient parfois avec elle, et parfois se taisaient pour l’écouter. Les strophes de sa romance célébraient l’une après l’autre la splendeur étonnante de :

... la belle peinture dans le beau cadre doré...

vision glorieuse qui, rien que d’en parler, inondait de distinction supérieure tout le pauvre monde contrefait. Elle chantait comme on récite une prière, les yeux fixes, la tête en arrière, et de chaque côté de sa petite figure blafarde les grosses pierres bleues suspendues à ses oreilles oscillaient doucement. Elle s’était fait belle pour ce dernier soir, Sal, et maintenant elle chantait de son mieux sa romance la plus belle ; de sorte que si le lendemain qui les séparait devait leur apporter de la malchance et de longues tristesses, ce serait le lendemain qui aurait tort !

Tom s’était tu ; soudain il s’arrêta court, et dit d’une voix étranglée :

– Oh ! allons boire, dites ! Voilà qu’il commence déjà à se faire tard !

Le « public house » où ils pénétrèrent était bondé jusqu’aux portes, et Bill dut pousser et se faufiler entre les groupes pour arriver jusqu’au comptoir. Dans cette salle violemment éclairée, au sortir de l’ombre, Sal parut étourdie, et chancela. Elle se rattrapa d’une main à la muraille, et regarda Tom avec un sourire hébété.

– Oh ! Tom ! dit-elle. C’est-il bien vrai qu’on s’en va tous les deux ? Bill et vous et puis moi, on était si bien ensemble, mais surtout vous, Tom, surtout vous... Qu’est-ce qui va nous arriver ?... Et tout ce qu’on a oublié de se dire !

Tom la regarda aussi un instant, et puis détourna les yeux, les mains à fond dans ses poches, haletant comme une bête affolée. Et Bill arriva avec les verres. Ils burent ensemble, plusieurs fois, et peu à peu la chaleur douce, le bon goût des boissons et le tumulte auquel ils participaient, leur versèrent de nouveau un assoupissement très doux.

Un soir de fête ! C’était un soir de fête, et il fallait se réjouir. Tous les gens qui emplissaient ce bar s’amusaient bravement, buvant, riant et se bousculant l’un l’autre, ou bien trinquant avec des politesses solennelles. Tom regardait autour de lui machinalement, et tout à coup l’idée lui vint pour la première fois que certains d’entre eux étaient peut-être comme lui gais en apparence, et au fond, effarés, abrutis par quelque incompréhensible détresse... Cet homme debout dans un coin, grand, fort, hâlé, d’un beau type massif et sain, qui se tenait tout droit, le cou raide, et buvait seul, avec un air de sagesse durement achetée... Ces deux petits vieillards cassés, hâves, presque en guenilles, qui semblaient se raconter des histoires comiques d’autrefois et riaient en montrant des gencives baveuses... Et cette femme à peine pubère, enceinte, seule avec une autre femme plus âgée qu’elle, écoutait en tournant et retournant son verre entre ses doigts...

Mais quand il reporta ses regards sur Sal, il comprit que tous les griefs d’autrui n’étaient rien à côté du sien. C’était demain qu’elle s’en allait !... Et la figure de l’homme qu’elle allait servir !... Il n’y avait jamais eu personne comme Sal : l’élégance distinguée de sa toilette, le faste des perles et des pierres, son air d’assurance délurée, qui semblait de l’héroïsme, à cause de sa fragilité pathétique ! Il regarda la pendule, et vit que le temps galopait férocement ; puis il se dépêcha de porter son verre à ses lèvres, s’aperçut qu’il était vide, et sentit confusément que c’était un mauvais présage.

Lorsqu’ils sortirent, il prit Sal par la taille en maître, presque brutalement, et la pressa contre lui : elle s’abandonna sans rien dire. Bill hésita, puis enfonça les mains dans ses poches et marcha à côté d’eux. Ils s’en allèrent ainsi tous les trois jusqu’à Cambridge Road, et s’arrêtèrent au milieu de la chaussée, indécis, ne sachant que faire. Mais voici que d’un « public house » voisin vint un son de banjo et de voix gutturales, qui les attira. Trois artistes barbouillés de suie, rangés près de la porte, pinçaient leurs instruments et chantaient ensemble des chansons nègres, qui parlaient de longues rivières désertes au cœur d’un continent de féerie, de plantations heureuses, d’idylles noires sous le grand soleil... Le blanc des yeux et des dents, le rouge des lèvres, tachaient les visages souillés ; ils dodelinaient de la tête, grelottant un peu sous le vent froid, comme auraient grelotté de vrais nègres expatriés, et une mélancolie pittoresque emplissait leurs refrains de lointains pays, sonnait dans la vibration des cordes pincées et dans leurs voix aux sons de métal.

Sal s’appuya plus fort sur le bras de Tom, et écouta la musique avec un sourire ravi. Les paysages étrangers et merveilleux qui défilaient dans ces romances, les amours, que rien de bien sérieux n’entravait, d’Africains sentimentaux et de quarteronnes tendres et fidèles ; tout cela la transportait dans le monde délicieux des pièces de théâtre, des chansons et des livres, le monde où tout est mis en musique, et où tout finit bien. La clameur aigre des banjos avait pour elle la douceur de harpes célestes, et les voix nasales, usées par l’alcool et le brouillard, des chanteurs barbouillés, l’emportaient d’un bond vers des régions bienheureuses.

Tom, levant soudain les yeux, vit à travers la vitre du « pub » l’heure que marquait la pendule, et sursauta :

– Vite ! dit-il. Ça va fermer ! On n’a que juste le temps de boire un verre !

Ils se dépêchèrent d’entrer, et burent en hâte. Bill avait encore de l’argent et offrit une seconde tournée, si l’on avait le temps. Autour d’eux les consommateurs commençaient à sortir ; le garçon, l’œil sur l’horloge, se préparait à expulser les attardés avant que l’heure fatale ne sonnât. Tom se pencha vers Sal, effaré, une grande peur dans les yeux, et marmotta :

– Dépêchez-vous, Sal, dépêchez-vous ! Encore un...

Et Sal jeta le contenu de son verre entre ses lèvres, très vite, et le tendit de nouveau.

Quelques instants plus tard ils se retrouvèrent dehors où on les avait poussés, et cette fois la nuit se referma sur eux comme une catastrophe. Toute la soirée ils avaient passé de la rue dans un bar, de nouveau dans la rue, et puis dans un autre bar encore ; ils avaient bu et chanté et fait tout ce qui pouvait leur venir à l’esprit pour célébrer dignement le jour de fête et leur départ, mais cette fois leur sortie dans l’ombre avait quelque chose de définitif et d’irrémédiable. Ils ne pouvaient plus rien, le sort les emportait déjà, et les refuges se refermaient derrière eux. Tom s’accrocha de nouveau à la taille de Sal et Bill les suivit en trébuchant. Parmi les groupes qui se dispersaient ils s’en allèrent le long de Bethnal Green Road jusqu’au coin d’une petite rue sombre, et s’assirent sur les marches d’un perron.

Au-dessus d’eux, les nuages blancs défilaient toujours en théorie pompeuse d’un bout à l’autre du ciel profond. Sal, en haut du perron, les regarda un instant, les yeux ternes, le cou ballant, et puis appuya la tête contre le mur. Assis sur la première marche, Tom restait immobile, mais ses yeux vacillaient, se fixant tour à tour sur les pavés, sur le mur d’en face, sur les gens qui passaient ; il semblait essayer de se souvenir de quelque chose, quelque chose d’important qu’il avait oublié de dire...

Et Bill commença de se lamenter. D’une voix pâteuse il énuméra l’un après l’autre des griefs cuisants. Tour à tour il accusa le sort, des tiers malveillants, Sal elle-même qui s’était mal conduite envers lui.

– J’ai été votre copain aussi, Sal ! dit-il, tout autant que Tom ; tout autant que Tom ! Et voilà que vous vous en allez tous les deux ; c’est notre dernier soir ensemble, et il n’y en a que pour lui !... J’ai été un bon copain pour vous, Sal ; tout autant que Tom !... Et c’est moi qui ai payé à boire le plus souvent !

Un groupe passa, quelqu’un se moqua de sa voix gémissante, et il se leva en chancelant, s’étaya d’une main au mur et soudain se rua droit devant lui avec des coups furieux. Il y eut un tumulte prolongé, des jurons et des cris, le choc mat des poings meurtrissant la chair des pommettes, des bousculades confuses d’hommes ivres, deux combattants roulés ensemble sur le trottoir et qu’on séparait avec des coups de pied et des bourrades, Tom se jetant dans la bagarre, titubant et féroce, et Sal égratignant quelque chose... Et puis un peu plus tard, ils se retrouvèrent seuls, sans trop savoir comment et le calme solennel de la nuit les enveloppa de nouveau.

Tom sentait que l’ivresse l’engourdissait peu à peu et luttait instinctivement pour se ressaisir, comme si l’abandon eût été la fin de tout. Il regardait Sal, et chaque fois c’était un effarement nouveau. Demain matin elle partait... même plus, puisque depuis longtemps déjà minuit était passé, et dans quelques heures ce serait le jour. À travers la stupeur qui descendait sur lui il comprenait pourtant une chose qui était resté cachée jusque-là : que tout le long des années dures, des interminables années de misère semées d’orgies rares, d’un bout à l’autre de sa vie d’homme, et du haut en bas de son cœur, il n’y avait jamais eu que Sal qui comptât...

Assise sur la plus haute marche du perron elle appuyait la tête contre le mur. Son beau chapeau s’était un peu incliné dans la bagarre, et une mèche de cheveux pendait le long de l’oreille comme pour cacher une meurtrissure. Ses yeux se fermaient à demi, ses lèvres s’entrouvraient sous un halètement léger ; hors de l’ombre du chambranle, la lumière du réverbère voisin plaquait sur sa figure une lividité terrible. Tom la regardait toujours de ses yeux troubles, et luttait pour retarder encore l’inconscience qu’il sentait venir, et aussi pour essayer de bien comprendre, de voir clairement cette grande chose informe, urgente, atrocement urgente, qui lui échappait. Sal s’en allait... voilà ! C’était insupportable et l’on n’y pouvait rien. Peut-être y avait-il des choses qu’il aurait pu faire ou d’autres choses qu’il aurait pu dire, et alors tout eût été autrement. Mais comment faire ? Dans la vie tout arrivait pêle-mêle, au hasard, de travers, et on n’y pouvait jamais rien... Sal s’en allait, et quand elle serait partie il ne resterait plus rien... Il ne resterait plus rien : le monde serait vide, et lui Tom, serait vide aussi... Il s’en irait par les rues avec son habit rouge, et sous son habit rouge, il ne resterait plus rien... Et elle !

La petite figure blafarde appuyée contre le chambranle était terriblement immobile, calme et figée, comme si toute sa vraie vie l’avait quittée, ne laissant plus qu’un masque de chair, une chair que chacun pouvait manier négligemment... La nuit profonde se faisait complice, et voici que sur le visage livide une ombre hideuse semblait se baisser.

– Sal ! Sal !

Cria-t-il, ou crut-il crier ? était-ce sa voix, n’était-ce qu’un hurlement de son cœur ivre ? Sal rouvrit les yeux, regarda autour d’elle, et dit d’une voix un peu épaisse, avec un rire :

– Tiens, Bill qui est malade !

Bill était en effet appuyé au mur, la tête entre ses coudes, et vomissait avec des hoquets et des gémissements profonds. Machinalement Tom se passa la main sur la figure et sur le dos de sa main il y eut une traînée rouge, qu’il regarda d’un air hébété, parce qu’il ne pouvait comprendre d’où venait le sang. Et Sal se redressa à moitié en s’appuyant d’une main au mur, oscilla deux ou trois fois, et recommença à chanter :

Au bord du ruisseau du moulin je rêve, Nellie Dean.. 

Alors l’ivresse longtemps suspendue descendit sur Tom comme un suaire et fit un mirage confus de tout ce qui l’entourait. Il ne voyait même plus Sal : seulement la tache blanche de sa figure, et il n’entendait qu’à peine les mots qu’elle chantait. Mais il entendait sa voix, qui était très douce et qui pourtant lui tordait le cœur. Il ne se rappelait même plus pourquoi.

Le monde entier semble triste et désert, Nellie Dean,
Car je vous aime et je n’aime que vous, Nellie Dean,
Et je me demande si vous m’aimez encore, et si vous regrettez
Les jours heureux qui sont passés, Nellie Dean...

Tom souhaita une ivresse encore plus profonde, qui effacerait tout et qui durerait longtemps, et il se laissa aller en arrière s’allongeant sur la marche du perron, d’où il roula sur le trottoir.

Sal avait refermé les yeux, mais chantait toujours :

Je me souviens du jour où nous nous sommes quittés, Nellie Dean...

Bill hoquetait le long du mur.