Le roi des saumons - Conte de Henri-Georges Dottin wiki

Dans le bon vieux temps, il y a de cela longtemps, il y avait un homme nommé Domhnall Duhh (le Noir) qui demeurait près de Lochrî. Il était marié depuis vingt ans sans avoir d’enfant, sauf une seule fille et celle-ci était aveugle de naissance ; les gens l’appelaient Nôirin Dubh l’aveugle. Elle avait une belle voix mélodieuse et il n’y avait pas de vieille chanson dans le pays qu’elle ne sût par coeur.

Une fois, un soir, Nôirin demanda à son père de la conduire au bord du lac, car la soirée était très belle. Son père l’y conduisit et elle lui dit:

- Attends ici, ou poursuis ta route vers la maison.

Quand son père fut parti, elle s’assit sur un monticule sec et elle se mit à chanter une chanson, comme il suit:

O Mai jaunissant, c‘est toi le mois
Où les hannetons revêtent leur jolie couleur,
Où la femme a l’enfant, la vache le veau
Et ou la Jument a le poulain.

Il n’y avait pas longtemps qu’elle était à chanter cette chanson, quand il vint un grand saumon à la surface de l’eau et celui-ci tendit l’oreille pour l’écouter. Quand elle eut fini le couplet, elle entendit une voix qui disait:

- C’est grand-pitié que tu sois aveugle. Si tu avais du fiel de saumon pour t’en frotter les yeux, tu recouvrerais la vue.

Quand le soleil se coucha, Domhnall arriva et la ramena à la maison. Elle lui raconta les paroles qu’elle avait entendues.

- C’est très bien, j’irai pêcher demain matin, dit Domhnall, et s’il y a un saumon dans le lac, je le prendrai.

Le lendemain, au matin, de bonne heure, avant le soleil, Domhnall se leva et descendit vers le lac. II prit un bateau et le voilà parti à la pêche. Quand il arriva au milieu du lac, il entendit crier un courlis ; au même moment, il trouva que la ligne était entraînée et la gaule commença à plier.

- Ma parole, dit Domhnall, il y a un gros saumon à mon hamecon.

Là-dessus, il se mit à tirer du mieux qu’il put, mais, hélas, ses pieds glissèrent et il tomba la tête la première dans le lac, puis au fond, au fond de l’eau, en sorte qu’il crut qu’il était à la fin du monde.

Quand il ouvrit les yeux, il se trouva dans une belle chambre, en présence d’un homme grand dont la peau était comme de la peau de poisson. L’homme lui parla:

- Domhnall le noir, dit-il, qu’est-ce qui t’a amené içi?
- Je ne le sais pas, dit Domhnall ; j’étais à pêcher sur le lac; j’ai cru que j’avais pris un gros saumon ; j’étais en train de l’attirer quand mes pieds glissèrent, et je tombai la tête la première dans le lac. Je n’aurais pas été à la pêche si je n’avais une fille aveugle et elle a entendu dire que si elle avait du fiel de saumon pour se frotter les yeux, elle recouvrerait la vue. Voilà la cause pour laquelle je suis ici.
- Tu es maintenant en présence du roi du lac, dit l’homme, et il y a longtemps que je t’attends. Ecoute-moi. As-tu jamais entendu dire comment il est arrivé que le lac fût ici, à l’endroit ou il est?
- Je ne l’ai, certes, jamais entendu dire, dit Domhnall, bien que je demeure près du lac depuis que je suis ici et que sept de mes ancêtres y aient demeuré avant moi.
- Tu ne seras pas longtemps ainsi, dit l’homme grand.

Mon père était roi et ma mère mourut la nuit de ma naissance, mais mon père ne tarda pas à épouser une autre femme et ma belle-mère avait un grand pouvoir magique. Quand j’eus sept ans, je la mis en colère ; elle tira une baguette magique, elle causa un tremblement de terre dans le pays de mon père et en fit un lac. Mon père se noya, et elle me changea en saumon, comme tu le vois. Toutes les nuits, ma belle-mère venait me tourmenter ; mais puisque te voilà avec moi, il est probable que j’aurai maintenant l’avance sur elle. Maintenant, viens avec moi et je te laisserai sur le bord du lac ; puis va au pied du grand arbre rouge dépouillé qui pousse derrière ta maison et creuse jusqu’à ce que tu rencontres une grande pierre. Soulève la pierre et tu trouveras un matou noir endormi dessous. Conduis le chat au bord du lac et je serai là devant toi. Si tu fais comme je te dis, tu seras heureux, riche, tu auras une longue vie ; mais si tu ne fais pas comme je te dis, tu seras un pauvre misérable mendiant aussi longtemps qu’il y aura de l’eau à couler ou de l’herbe à croître.

- Ma parole, je ferai comme tu dis, dit Domhnall, et je suis prêt à aller avec toi.

Alors il frappa un coup de baguette magique sur Domhnall et en fit un courlis, et celui-ci ne tarda pas à se trouver nageant sur le lac. Quand il arriva au bord, le Grand Saumon lui donna un coup de baguette magique et en un tour de main, il fut à terre et se mit en route pour chez lui. Quand il arriva au grand arbre rouge dépouillé, il commença à creuser; il ne fut pas long à rencontrer la grande pierre et quand il eut levé la pierre, il vit le chat noir endormi. Il mit le chat dans son sein et le voila parti au bord du lac. Le Grand Saumon était là devant lui et les conduisit, lui et le chat noir, jusqu’à sa chambre sous le lac. Puis il dit à Domhnall:

- Tu es un bon héros ; maintenant, prends un couteau, enlève le coeur du chat et donne-le-moi.

Domhnall prit le couteau, enleva le coeur du chat et il allait le donner au Saumon, quand il entendit un grand bruit.

- Hâte-toi, hâte-toi, dit le Saumon ; la vieille vient. Prends mon épée aiguisée qui est au mur et montre que tu es un guerrier, quand la vieille va entrer avec ses chats.

La porte de la chambre ne tarda pas s’ouvrir et il entra une vieille sorcière horrible et plus de soixante chats à sa suite. Domhnall pris son épée, il la frappa au milieu du front et la jeta par terre. Alors les chats sautèrent sur lui, et ils l’égratignèrent tant qu’il y eut une boue de sang autour de lui. La vieille se leva rapidement et elle allait lui donner la mort d’un coup de baguette lorsque le Grand Saumon la frappa entre les deux yeux avec le coeur du grand chat noir et elle tomba morte au milieu des chats. Domhnall vint rapidement à bout des chats et les tua tous.

- Donne-moi la main, dit le Grand Saumon, tu es le meilleur guerrier d’Irlande. Tu n’auras besoin de rien, aussi longtemps que tu seras en vie. Je sais ou il y a un trésor d’or jaune et il ne t’est pas difficile de le trouver. Il y a un grand et beau château sur le territoire de la Terre Blanche et tu peux y emmener demeurer ta femme et ta fille.
- Je te remercie, dit Domhnail, mais j’aime mieux demeurer en Erin, ma terre chérie, que dans tout autre pays sous le soleil, et si tu me laisses chez moi, je t’en serai très reconnaissant.
- Je ne puis me séparer de toi ainsi, dit le Grand Saumon, et je crois que tu es déraisonnable, mais puisque tu désires ne demeurer qu’en Erin, qu’il en soit ainsi ! Tu sais où est Dûn-na-righ (la forteresse des rois) auprès du lac?
- Je le sais certes, dit Domhnall ; j’y ai coupé plus d’un bâton.
- Si tu es dans le fort cette nuit à l’heure de minuit, je serai devant toi et je te mettrai en voie de devenir riche ; voici pour toi du fiel pour enduire les yeux de ta fille ; elle recouvrera la vue, et à quiconque est aveugle dans ton voisinage, fais la même chose. Mais ne prends ni or ni argent à un pauvre, et quand tu iras chez toi, sur ta vie, ne raconte à aucun homme vivant où tu as été, ni une seule des choses qui te sont arrivées depuis que tu as quitté ta maison.
- Je suivrai ton conseil et je ferai comme tu dis, dit Domhnall.

Là-dessus, il frappa un coup sur lui, en fit un courlis, et lui dit:

- Suis-moi.

Domhnall le suivit et il ne fut pas long à se trouver nageant sur le lac, avec le Grand Saumon à son côté. Quand ils arrivèrent au bord, il jeta Domhnall sur la terre là ou il était avant d’aller à la pêche.

Quand Domhnall arriva chez lui, il trouva la maison plein de gens de sa famille et de voisin, et sa femme et sa fille étaient en train de pleurer et de se lamenter parce qu’elles le croyaient noyé.

Il entra, ils se tournèrent vers lui avec étonnement et lui serrèrent la main.

- Laissez-moi passer, dit Domhnall, que je vois ma fille.

II tira le fiel du saumon, il en frotta le yeux de Nôirin, et elle eut une vue aussi bonne que Domhnall lui-même. Elle cria, battit les mains de joie et rendit grâces à Dieu. Il y avait beaucoup de gens aveugles dans la paroisse ; il les envoya chercher et leur rendit la vue. La renommée de Domhnall ne tarda pas a se répandre dans le pays et tous les jours des aveugles venaient le trouver.

Quand arriva l’heure de minuit, ou un peu avant, Domhnall alla a Dûn-na-righ ; au bout de quelque temps, il entendit un roulement sourd et le bruit du pas d’un cheval, et voilà qu’entre l’armée des fées avec le Grand Saumon à leur tête. Quand ils furent tous dans la forteresse, le Grand Saumon prit la parole:

- Nous avons une partie de ballon à jouer cette nuit contre les fées de Laigheann (Leinster) ; j’ai pour y assister un guerrier le plus courageux qu’il y ait au monde. Avance, Domhnall Dubh, que ces messieurs te voient.

Domhnall s’avança et les hommes-fées lui serrèrent la main, et dans la main de chacun d’eux il y avait une bourse d’or. Le Saumon vint à lui le dernier; il lui donna un grand sac pour y mettre l’or et lui dit de le mettre sous un arbre quand il reviendrait, et de ne raconter à personne son secret. Puis il vint une grande tempête de vent qui les enleva tous dans l’air et ils s’arrêtèrent dans une grande prairie. L’armée des fées de Laigheann était sur la prairie et ils ne tardèrent pas à commencer la partie.

La lune était dans le ciel, la nuit était presque aussi claire que le jour; ils couraient de-ci de-là, tra, tra, tra, et il y en eut plus d’un qui tomba à la suite d’un croc en jambe. A la fin, les fées de Connacht remportèrent la victoire et gagnèrent la partie. Il vint une nouvelle tempête de vent et ils furent reportés à Dûn-na-righ près de Lochrî. Alors le Grand Saumon dit à Domhnall :

- Prends ton sac et va-t’en chez toi, tu as maintenant autant que tu dépenserais toi-même, ta femme et ta fille, mais ne laisse pas échapper ton secret, ou tu perdras tout. Adieu.

Domhnall alla chez lui et cacha le sac d’or sous une grande pierre dans le sol de la maison avant que Nôirin ou sa femme ne fussent levées et elles ne surent pas du tout qu’il était sorti. Quand elles se levèrent, il leur montra plein sa main d’or et cela leur causa une grande joie ; elles coururent à lui et il crut qu’elles l’étoufferaient de baisers. Il acheta une grande étendue de terre et il bâtit une belle maison. Peu de temps après, Nôirin épousa un riche fermier.

Le Grand Saumon est dans le château sous le lac et n’importe qui peut le voir chaque jour de Bealtaine (1er mai) nager à la surface du lac. Domhnall, sa femme et sa fille demeurèrent heureux et prospères et eurent une longue vie et tel puisse être notre sort à tous!