Les fi-follets - Conte de Charles Quinel wiki

Au cours des longs mois d’hiver on aime, au Canada, à se réunir dans les familles pour faire ensemble la veillée. Rien n’est aussi agréable qu'un grand poêle, dans cette bienfaisante chaleur rendue plus douce par l’idée du froid qui sévit dehors.

A l’époque où se déroule ce petit conte, dont on s’amuse toujours dans la région, Trois-Rivières n’était pas encore une ville, à peine une grosse bourgade.

Aux confins de l’agglomération s’élevait la maison des Plinchant, famille des plus cossues, ayant de grandes propriétés et qui se composait, outre les parents, de quatre filles et d’un garçon. Les filles étaient jolies, gaies, avenantes, et devaient être d beaux partis.

Quoi d’étonnant, dans ces conditions, que les célibataires de la bourgade et des environs vinssent nombreux, le soir, faire la veillée et chercher discrètement à plaire à l’une ou à l’autre de ces demoiselles.

Celles-ci n’étaient pas pressées de se marier, voulant étudier à loisir et connaître celui qui serait leur époux. Chacune avait ainsi son ou ses cavaliers et c’était un jeu, à Trois-Rivières, de faire des pronostics sur celui que l’une ou l’autre épouserait.

La moins raisonnable des quatre, Mlle Henriette, la plus jeune, et peut-être aussi la plus séduisante, avait pour soupirant Jean Lautier.

Jean Lautier était un fort joli garçon, bien tourné, mis avec recherche — trop peut-être — et qui habitait à un demi-mille de Trois-Rivières, au Loriot.

Le Loriot n’était ni un village, ni un hameau, mais une réunion de trois exploitations agricoles dont les maisons d’habitation se trouvaient contiguës. Dans chacune de ces maisons il y avait un jeune homme et chacun de ces jeunes gens était amoureux d’une des demoiselles Plinchant; de sorte que Jean Lautier, Henri Fleurot et Antoine Deloncle faisaient chaque soir, d’automne ou d’hiver ensemble la route du Loriot à Trois-Rivières.

Le chemin qu’ils parcouraient ainsi régulièrement longeait un petit bois et dans ce petit bois, il y avait, certains soirs d’humidité, des feux-follets. Or, si Jean Lautier était bien tourné, s’il était joli garçon, s’il était riche, il était aussi poltron, et ces feux-follets lui inspiraient une étrange crainte. II ne parvenait pas à dissimuler son malaise à ses compagnons; aussi s’amusaient-ils à lui raconter les plus absurdes histoires et les contes les plus terrifiants concernant ces feux-follets, histoires et contes que Jean Lautier prenait pour argent comptant.

Nous avons dit qu’en plus de leurs quatre filles les Plinchant avaient un fils. Ce fils, Eugène, éprouvait une antipathie marquée pour Jean Lautier. Il ne lui pardonnait pas ses hâbleries, sa vantardise, ses rodomontades, qui, en dehors de la poltronnerie, étaient les plus remarquables traits le caractère du jeune homme.

Dès que Jean arrivait à la veillée, il s’efforçait d’accaparer l’attention de tous; il étalait la fortune de ses parents, les brillantes relations qu’il avait nouées à Québec, au temps où il y était au collège, et faisait valoir tout ce qu’il possédait. Arborait-il une paire de bottes neuves? Il n’en existait pas de plus belles dans la région. La fourrure de sa toque était toujours rare, la laine de ses vêtements infailliblement de qualité supérieure. Il se montrait particulièrement vaniteux d’une chaîne en or qui lui barrait l’estomac et avec laquelle il ne cessait de jouer afin de la faire admirer.

Ces façons, fort peu goûtées des autres jeunes gens et particulièrement désagréables à Eugène, ne déplaisaient pas à Henriette. C’est en vain que son frère et ses sœurs lui remontraient combien choquante était la suffisance de son amoureux et quel meilleur mari ferait le brave Pierre, leur voisin, simple et honnête garçon qui également soupirait pour elle.

Sourde à tous les avis, Henriette était prête à déclarer son choix et l’on comptait bien, à Trois-Rivières, la voir mariée, dès le printemps, avec Jean Lautier, du Loriot.

Un soir d’automne — il avait plu abondamment et le sol était trempé — Jean arriva l’air moins assuré que d’ordinaire.

— Qu’a-t-il donc? demanda Eugène à Henri et Antoine en les attirant dans un coin.

Les deux garçons s’esclaffèrent :

— Il y avait ce soir des fi-follets dans le bois et il en a très peur.
— Compris, murmura Eugène.

La conversation s’était engagée sur des thèmes indifférents et Jean avait retrouvé toute sa faconde. Dans un silence, la voix d’Eugène s’éleva :

— Il paraît qu’il y a actuellement beaucoup de fi-follets dans la contrée. C’est mauvais signe!

Jean avait dressé l’oreille et il s’enquit, la voix étranglée :

— Mauvais signe vraiment,?
— Oh! oui, je tiens d’un vieillard, homme de grande expérience, que ceux qui rencontrent des fi-follets et qui ne font pas ce qu’il y a à faire, meurent dans l’année.

En parlant, il dévisageait Lautier et il vit que Jean pâlissait et verdissait :

— Et que doit-on faire? demanda-t-il en tremblant.
— Une seule chose. Déposer, là où l’on est, l’objet le plus précieux que l’on porte sur soi et retourner sur ses pas sans regarder en arrière, le temps de compter jusqu’à cinq cents. Après cela on peut revenir. Si le fi-follet est satisfait, s’il a pris l’objet qu’on lui offre, alors le danger est conjuré. Si, au contraire, il le laisse...
— Dans ce cas, on meurt dans l’année? balbutia Jean Lautier.
— Infailliblement.
— Si l’on fait ce que vous dites on est épargné?
— Vraisemblablement.
— Etes-vous certain de l’efficacité de la conjuration?
— Certain autant qu’on peut l’être lorsqu’il s’agit de fi-follets. Les savants ont beau donner une explication scientifique de ces phénomènes, il est plus que probable que ce sont les manifestations d’âmes en peine ou d’esprits méchants. Le vieillard en question m’a raconté l’histoire d’un homme...

Tandis qu’Eugène narrait cette histoire avec le plus imperturbable sérieux, ses camarades se donnaient un mal inouï pour ne pas rire en voyant l’impression produite par cette fable enfantine sur leur prétentieux voisin. La farce fut si goûtée qu’elle se répandit hors du petit cercle des habitués de la veillée des Plinchant. Elle se répandit même si bien que lorsque Jean Lautier, lequel, tout en étant poltron et crédule, n’en était pas moins méfiant — ce qui n’est contradictoire qu’en apparence, s’informa auprès d’autres personnes, il lui fut gravement répondu que le conseil d’Eugène était excellent et que, faute de l’avoir suivi, une quantité de gens avaient été victimes des fi-follets. Pour être juste, reconnaissons que cette superstition est encore fort répandue dans les campagnes canadiennes ou du moins l’était il y a peu d’années.

Lautier était torturé d’inquiétudes. Il se remémorait toutes les fois qu’il avait rencontré ces flammes sautillantes, ces esprits, ces revenants; par ignorance, il n’avait pas fait ce qu’il fallait pour les apaiser. Etait-il d’ores et déjà condamné mourir dans l’année? Décidément il ne se sentait pas bien…

Lorsque les trois jeunes gens du Loriot faisaient route vers Trois-Rivières, la conversation ne roulait que sur les feux-follets. Henri et Antoine jusqu’à présent avaient plaisanté Jean sur ses craintes, maintenant ils feignaient de les partager. Bien plus, ils y ajoutaient. L’un avait questionné un érudit de Québec, l’autre causé longuement avec un trappeur. Tous les deux leur avaient énuméré des cas précis où les feux-follets jouaient un rôle terrifiant. Lautier éprouvait des symptômes de plus en plus alarmants.

Ce fut par un soir très sombre, très froid et très sec — la sécheresse du sol est pourtant peu favorable aux feux-follets — que les trois jeunes gens en aperçurent à nouveau dans le bois.

— Les voilà revenus, murmura Jean angoissé.
— Heureusement que nous savons maintenant comment nous les concilier, répliqua à voix basse Antoine en simulant une violente agitation.
— Il faut sacrifier ce que nous avons de plus précieux, ajouta Henri sur le même ton. C’est que je n’ai pas grand’chose, mes poches sont vides. Ah, si! mon couteau.

Il déposa son couteau sur, le sol.

— J’ai ma montre, prononça Antoine, et toi, Jean, que vas-tu offrir? Je crois qu’il est indispensable que tu donnes ta chaîne d’or.
— Vous croyez? balbutia Lautier partagé entre sa vanité et sa peur.

Les feux-follets redoublaient d’intensité. ils n’avaient jamais été aussi tenaces. Jean leur découvrit même des façons menaçantes. Il se décida. Détachant sa belle chaîne d’or, il la déposa sur le chemin à côté des modestes offrandes de ses compagnons.

Tous les trois prirent la fuite sans se retourner en comptant jusqu’à cinq cents.

Parvenu à ce chiffre, Antoine fit halte.

— Avons-nous bien compté? interrogea Jean en tremblant.
— Pour plus de prudence, recommençons, conseilla Henri.

Ceci fait, les trois jeunes gens revinrent sur leurs pas. S’il avait été seul, Lautier ne s’y serait pas risqué; il craignait de paraître moins brave que ses camarades et il désirait ardemment savoir s’il était pardonné.

La nuit, avons-nous dit, était très sombre; lorsque les jeunes gens se retrouvèrent à l’endroit où ils avaient déposé leurs dons, ils durent scruter le sol avec attention pour retrouver la place exacte. Antoine, le premier, la reconnut et il poussa un cri d’horreur parfaitement imité. Sa montre et le couteau d’Antoine étaient encore là, seule la chaîne d’or de Jean avait disparu.

— Tu as de la chance, grogna Henri. Ton cadeau a été accepté par les fi-follets, c’est bon signe pour toi.

Ils poursuivirent leur chemin en silence. Jean était un peu rassuré mais très ennuyé. Avant, d’atteindre Trois-Rivières, il glissa à ses compagnons d’un air détaché :

— Mieux vaudrait ne pas parler de ceci à nos amis; il est inutile qu’ils sachent.
— Que nous avons eu peur, compléta Henri.
— Oui, en effet, concéda Jean; on peut être courageux sans pour cela braver les dangers que l’on ne comprend pas.
— Tu as parfaitement raison.

Chez les Plinchant, on s’étonna du retard des jeunes gens du Loriot toujours ponctuels.

— Nous avons un peu musé en route, expliqua Jean, la nuit est si belle.
— Belle! s’écria Eugène que Lautier aurait voulu voir à cent pieds sous terre, on n’y voit pas le bout de son nez.

Jean ne releva pas cette phrase; il se mit, selon son habitude, à discourir de choses et d’autres; toutefois il remarqua que, malgré ses efforts, il intéressait beaucoup moins que d’ordinaire Mlle Henriette.

Ce fut encore Eugène qui dit ce qu’il ne fallait pas dire :

— Tiens! Jean, tu n’as plus ta belle chaîne; l’aurais-tu perdue? Ce serait dommage.
— Peut-être, insinua Henriette, l’avez-vous offerte aux fi-follets?

Etait-ce une simple supposition, une aimable plaisanterie ou, au contraire, la jeune fille savait-elle la vérité et l’un de ses compagnons de route avait-il parlé? Jean préféra tout de même nier

— Pourquoi aurais-je donné ma chaîne? Ce ne sont là que billevesées auxquelles je ne crois pas.

Un drôle de petit bruit vint du fond de la pièce où causaient Henri et Antoine avec les trois autres jeunes filles. On eût dit un rire étouffé.

Les soirs qui suivirent furent cruels à l’amour-propre de Jean Lautier. Il n’était personne qui ne l’interrogeât sur la disparition de sa chaîne. Au commencement, il put dire qu’il l’avait oubliée. Ensuite, il dut convenir qu’il l’avait perdue.

— Il faut la rechercher, répétait Henriette. Peut-être vous l’a-t-on volée; ce serait grave. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de voleurs dans le pays. Vous devriez prévenir la police.

Cela devenait insupportable, d’autant plus que chaque fois que l’on abordait ce sujet de conversation, quelqu’un, comme par hasard, se mettait à parler de feux-follets.

Jean arborait-il un nouvel habit, qu’on ne manquait pas de lui dire :

— Votre chaîne aurait fait très bien là-dessus.

Avait-il des bottes neuves qu’il désirait faire admirer, il se trouvait une bonne âme pour soupirer charitablement :

— Cela a tout de même moins de valeur que votre belle chaîne.

Le plus triste c’est que Henriette fuyait les tête-à-tête avec lui. Elle se cantonnait dans des conversations particulières avec Pierre et, quand vint le printemps, il fut déclaré publiquement que Pierre et Henriette étaient fiancés.

Ce coup fut très sensible à Jean. Il était blessé, non dans son amour, mais dans son amour-propre. Cet échec devant tout Trois-Rivières, après qu’il s’était vanté d’épouser sûrement Mlle Henriette Plinchant, « la plus jolie des quatre sœurs », lui était une torture. C’est à peine s’il osait se montrer.

Le jour des noces, Jean prétexta une maladie pour rester chez lui. Dans le courant de l’après-midi, à l’heure où, à Trois-Rivières, l’on dansait et l’on banquetait en l’honneur des nouveaux époux, Lautier sortit subrepticement pour faire un petit tour dans le jardin. Il ne voulait même pas dépasser l’enclos, de peur d’être aperçu par les familles d’Henri et d’Antoine.

Pendant qu’il se promenait mélancoliquement, regardant les salades qui risquaient leurs petites têtes vertes, Jeannot, le fils d’un des domestiques, lui apporta un minuscule paquet découvert sur une borne à l’entrée de l’enclos.

C’était bien son nom qu’une main inconnue avait inscrit sur l’enveloppe du paquet.

Jean déchira le papier et il eut la surprise de voir briller sa chaîne.

Toutes ses terreurs lui revinrent. Pourtant là, chez lui, en plein jour, sa croyance en ces esprits des bois était moins vivace.

Il tourna et retourna le papier qui avait enveloppé la chaîne; il remarqua un billet, il le déplia et lut :

Mon bon Monsieur,

Vous avez été fort aimable de nous prêter une belle chaîne qui nous a permis de paraître avantageusement à la noce de Mlle Henriette et de votre ami Pierre.

Un peu plus de modestie et un peu moins de couardise feraient de vous un jeune homme accompli.

Nous vous dispensons désormais de nous offrir des cadeaux que nous ne vous rendrions peut-être pas, car nous ne sommes pas toujours seuls dans la campagne.

Et c’était signé : « Les fi-follets ».

Si la prudence ne l’avait pas retenu, Jean serait parti sur l’heure demander une réparation en pleine noce à l’auteur de la mystification. Il se donna pour raison de s’abstenir de cette démarche qu’il ne savait pas exactement à qui s’en prendre. Etait-ce Eugène, dont il avait toujours soupçonné l’hostilité? Etait-ce Pierre, son heureux rival? Etait-ce l’un de ses compagnons du Loriot? Eux, pourtant, avaient sacrifié comme lui aux feux-follets, seulement ils avaient retrouvé les objets déposés qui leur appartenaient.

Eugène, au cours du bal et du banquet nuptial, racontait l’histoire à qui voulait l’entendre et il expliquait comment il avait fait les feux-follets avec un peu de poudre imbibée d’esprit-de-vin.

Nous, nous étions aux noces; mais, depuis ce temps, nous n’avons pas revu ces gens-là.