N°20 Second voyage de Sindbad le Marin - Conte de Antoine Galland wiki

J’avais résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le reste de mes jours à Bagdad, comme j’eus l’honneur de vous le dire hier. Mais je ne fus pas longtemps sans m’ennuyer d’une vie oisive, l’envie de voyager et de négocier par mer me reprit : j’achetai des marchandises propres à faire le trafic que je méditais, et je partis une seconde fois avec d’autres marchands dont la probité m’était connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire, et après nous être recommandés à Dieu, nous commençâmes notre navigation.

Nous allions d’îles en îles et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour, nous descendîmes dans une de ces îles, couverte de plusieurs sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte que nous n’y découvrîmes aucune habitation ni même aucune personne. Nous allâmes prendre l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosaient.

Pendant que les uns se divertissaient à cueillir des fleurs, et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avais apporté, et je m’assis près d’une eau coulant entre de grands arbres qui formaient un bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avais, après quoi le sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis longtemps ; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à l’ancre.

 Je fus bien étonné de ne plus voir le vaisseau à l’ancre ; je me levai, je regardai de toutes parts et je ne vis pas un des marchands qui étaient descendus dans l’île avec moi. J’aperçus seulement le navire à la voile, mais si éloigné que je le perdis de vue peu de temps après.

Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai longtemps abîmé dans une confusion de pensées toutes plus affligeantes les unes que les autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon premier voyage, qui devait m’avoir fait perdre pour jamais l’envie d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étaient inutiles et mon repentir hors de saison.

 

A la fin, je me résignai à la volonté de Dieu ; et, sans savoir ce que je deviendrais, je montai au haut d’un grand arbre, d’où je regardai de tous côtés si je ne découvrirais rien qui pût me donner quelque espérance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et du ciel ; mais ayant aperçu, du côté de la terre, quelque chose de blanc, je descendis de l’arbre, et, avec ce qui me restait de vivres, je marchai vers cette blancheur, qui était si éloignée que je ne pouvais pas bien distinguer ce que c’était.

Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’était une boule blanche, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuse. Dès que j’en fus près, je la touchai et la trouvai fort douce. Je tournai alentour, pour voir s’il n’y avait point d’ouverture ; je n’en pus découvrir aucune, et il me parut qu’il était impossible de monter dessus, tant elle était unie. Elle pouvait avoir cinquante pas en rondeur.

Le soleil alors était près de se coucher. L’air s’obscurcit tout à coup, comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage quand je m’aperçus que ce qui la causait était un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaires, qui s’avançait de mon côté en volant. Je me souvins d’un oiseau appelé roc, dont j’avais souvent entendu parler aux matelots, et je conçus que la grosse boule que j’avais tant admirée, devait être un œuf de cet oiseau. En effet, il s’abattit et se posa dessus comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étais serré fort près de l’œuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau, et ce pied était aussi gros qu’un gros tronc d’arbre. Je m’y attachai fortement avec la toile dont mon turban était environné, dans l’espérance que le roc, lorsqu’il reprendrait son vol le lendemain, m’emporterait hors de cette île déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit en cet état, dès qu’il fut jour, l’oiseau s’envola et m’enleva si haut que je ne voyais plus la terre ; puis il descendit tout à coup avec tant de rapidité que je ne me sentais pas. Lorsque le roc fut posé et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me tenait attaché à son pied. J’avais à peine achevé de me détacher, qu’il donna du bec sur un serpent d’une longueur inouïe. Il le prit et s’envola aussitôt.

Le lieu où il me laissa était une vallée très profonde, environnée de toutes parts de montagnes, si hautes qu’elles se perdaient dans la nue, et tellement escarpées qu’il n’y avait aucun chemin par où l’on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et, comparant cet endroit à l’île déserte que je venais de quitter, je trouvai que je n’avais rien gagné au change.

En marchant par cette vallée, je remarquai qu’elle était parsemée de diamants ; il y en avait d’une grosseur surprenante. Je pris beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir et que je ne pus voir sans effroi. C’était un grand nombre de serpents, si gros et si longs, qu’il n’y en avait pas un qui n’eût englouti un éléphant. Ils se retiraient, pendant le jour, dans leurs antres, où ils se cachaient à cause du roc, leur ennemi, et ils n’en sortaient que la nuit.

Je passai la journée à me promener dans la vallée et à me reposer de temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil se coucha ; et, à l’entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte où je jugeai que je serais en sûreté. J’en bouchai l’entrée, qui était basse et étroite, avec une pierre assez grosse pour me garantir des serpents, mais qui n’était pas assez juste pour empêcher qu’il n’y entrât un peu de lumière. Je soupai d’une partie de mes provisions, au bruit des serpents qui commencèrent à paraître. Leurs affreux sifflements me causèrent une frayeur extrême et ne me permirent pas, comme vous pouvez le penser, de passer la nuit fort tranquillement. Le jour étant venu, les serpents se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai longtemps sur des diamants sans en avoir la moindre envie. A la fin, je m’assis ; et malgré l’inquiétude dont j’étais agite, comme je n’avais pas fermé l’œil de toute la nuit, je m’endormis après avoir fait encore un repas de mes provisions. Mais j’étais à peine assoupi que quelque chose, qui tomba près de moi avec grand bruit, me réveilla. C’était une grosse pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs autres du haut du rocher, en différents endroits.

J’avais toujours tenu pour un conte fait à plaisir ce que j’avais entendu dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes touchant la vallée des diamants, et l’adresse dont se servaient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avaient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les aigles ont des petits ; ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée ; les diamants sur la pointe desquels elles tombent s’y attachent. Les aigles, qui sont, en ce pays-là, plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande et les emportent dans leurs nids, au haut des rochers, pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands, courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamants qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamants de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne saurait descendre.

J’avais cru jusque-là qu’il ne me serait pas possible de sortir de cet abîme, que je regardais comme mon tombeau ; mais je changeai de sentiment, et ce que je venais de voir, me donna lieu d’imaginer le moyen de conserver ma vie.

Je commençai par amasser les plus gros diamants qui se présentèrent à mes yeux, et j’en remplis le sac de cuir qui m’avait servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état, je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture, de manière qu’elle ne pouvait tomber.

Je ne fus pas plus tôt en cette situation que les aigles vinrent chacun se saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus puissants, m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j’étais enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur proie, un d’entre eux s’approcha de moi : mais il fut saisi de crainte quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par quelle aventure je me trouvais là, il commença à me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissais son bien. « Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d’humanité lorsque vous m’aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je ; j’ai des diamants pour vous et pour moi plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même, au fond de la vallée, ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. » En disant cela, je la lui montrai. Je n’avais pas achevé de parler, que les autres marchands, qui m’aperçurent, s’attroupèrent autour de moi, fort étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avais imaginé pour me sauver que ma hardiesse à le tenter.

Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuraient tous ensemble : et là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamants les surprit, et ils m’avouèrent que, dans toutes les cours où ils avaient été, ils n’en avaient pas vu un qui en approchât. Je priai le marchand à qui appartenait le nid où j’avais été transporté (car chaque marchand avait le sien), d’en choisir pour sa part autant qu’il en voudrait. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros ; et comme je le pressais d’en recevoir d’autres sans craindre de me faire du tort : « Non, me dit-il ; je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite fortune. »

Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai une seconde fois mon histoire, pour la satisfaction de ceux qui ne l’avaient pas entendue. Je ne pouvais modérer ma joie quand je faisais réflexion que j’étais hors des périls dont je vous ai parlé. Il me semblait que l’état où je me trouvais était un songe, et je pouvais croire que je n’eusse plus rien à craindre.

Il y avait déjà plusieurs jours que les marchands jetaient des pièces de viande dans la vallée ; et comme chacun paraissait content des diamants qui lui étaient échus, nous partîmes le lendemain tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avait des serpents d’une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur d’éviter. Nous gagnâmes le premier port, d’où nous passâmes à l’île de Roha, où croît l’arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si touffu, que cent hommes y peuvent être à l’ombre aisément. Le suc dont se forme le camphre coule par une ouverture que l’on fait au haut de l’arbre, et se reçoit dans le vase où il prend consistance et devient ce qu’on appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l’arbre se sèche et meurt.

Il y a dans la même île des rhinocéros, qui sont des animaux plus petits que l’éléphant et plus grands que le buffle ; ils ont une corne sur le nez, longue environ d’une coudée : cette corne est solide et coupée par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève et le porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui coulent sur les yeux et l’aveuglent, il tombe par terre, et, ce qui va vous étonner, le roc vient, les enlève tous deux entre ses griffes, et les emporte pour nourrir ses petits.

Je passe sous silence plusieurs autres particularités de cette île, de peur de vous ennuyer. J’y échangeai quelques-uns de mes diamants contre de bonnes marchandises. De là, nous allâmes à d’autres îles, et enfin, après avoir touché à plusieurs villes marchandes de terre ferme, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. J’y fis d’abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste de mes richesses immenses, que j’avais apportées et gagnées avec tant de fatigues.

Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit encore donner cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent, le jour suivant, à la même heure, de même que le porteur, qui avait déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table, et, après le repas, Sindbad, ayant demandé audience, fit de cette sorte le détail de son troisième voyage :