Le comité des bergères - Conte de Jean-Nicolas Bouilly wiki

C’est une erreur de croire qu’à la campagne on peut se livrer impunément à toutes les extravagances de son esprit, à toutes les imperfections de son caractère. À la ville, on est plus circonspect ; on craint d’être observé par des personnes dont on ambitionne le suffrage, et qui remarqueraient nos défauts ; mais, aux champs, plus d’étiquette, plus de contrainte : on n’a nul intérêt à plaire à des laboureurs, à des vignerons, à des jardiniers, et l’on s’imagine que ces gens, occupés de leurs travaux, ne sont pas assez clairvoyants pour s’apercevoir du bien ou du mal que nous faisons. 

Telle était l’opinion de Gabrielle Dostanges, fille unique d’un officier général retiré du service. Celui-ci, pour se livrer entièrement à l’agriculture, son occupation chérie, avait acheté une terre sur les bords de l’Indre, qui partage en deux parties égales le beau jardin de la France : sites ravissants où la nature semble étaler avec coquetterie tout ce qui peut charmer les yeux et intéresser le coeur par de touchants souvenirs. 

C’était dans le joli vallon de Courçay que le général Dostanges, veuf depuis quelque temps, avait acquis une terre où il passait la belle saison. Pendant le reste de l’année, il habitait Paris, ou sans cesse il s’occupait de l’éducation de sa fille, qu’il ne quittait jamais. 

Gabrielle avait une figure spirituelle ; sa taille élancée était pleine de grâces, et son regard pénétrant annonçait une imagination vive et le plus heureux naturel ; mais, gâtée par son père, sur lequel son espièglerie même avait le plus grand empire, elle se livrait à une dissipation continuelle, et souvent à des inconvenances qui diminuaient le vif intérêt qu’inspiraient au premier abord sa gaieté franche et ses heureuses saillies. Tantôt elle coupait brusquement la conversation des personnes les plus respectables que réunissait le général, et les fatiguait bien souvent par mille questions puériles ; tantôt elle se servait elle-même à table, et s’appropriait tout ce qui pouvait flatter sa friandise ou son caprice. 

Mais ce qui paraissait le plus étrange, c’était de voir Gabrielle s’échapper comme un jeune lévrier sortant de l’attache, courir dans le parc, sur les bords de la rivière, sans chapeau, sans fichu ; s’exposer, soit à l’ardeur d’un soleil dévorant, soit à la fraîcheur subite et dangereuse d’une pluie d’orage, et revenir, haletante et couverte de sueur, auprès de son père, qui ne pouvait s’empêcher alors de lui témoigner la vive inquiétude que lui avait causée son absence. Mais Gabrielle, enhardie par l’inaltérable bonté du général, lui répondait avec sa légèreté ordinaire, et, lui sautant au cou : « Ne te fâche pas, petit père ! à la campagne tout est permis. Toi-même tu restes la journée entière en casquette, en habit de chasse, et tu ne fais plus ta barbe que tous les quatre ou cinq jours, ce qui ne m’empêche pas de t’embrasser. Il est si doux de se débarrasser de la contrainte de la ville ! Personne ici ne peut remarquer mes folies, et, à mon âge, on a besoin de courir, de s’amuser. » Le général, aussi faible avec sa fille qu’il était sévère avec le soldat, se laissait aller aux cajoleries de Gabrielle. Celle-ci gardait encore quelque convenance lorsque des personnes de la ville ou des châteaux voisins venaient le visiter ; mais, dès qu’elle était seule avec son père, elle reprenait ses habitudes et se livrait à toutes les extravagances que lui suggérait son imagination, et sur lesquelles l’aveuglait son inexpérience. 

On était à l’époque de la fenaison : déjà la majeure partie des prairies fertiles qu’arrose l’Indre dans son cours tortueux était dépouillée de sa parure, et dès que les foins sont enlevés, l’immense surface de ce beau tapis vert que la nature étale à nos yeux est couverte d’une quantité prodigieuse d’animaux de toute espèce, qui, retenus dans leurs étables depuis plusieurs mois, accourent se repaître de l’herbe nouvelle. Ces vaches, ces chèvres, ces moutons, sont ordinairement surveillés par des bergères de tout âge, dont l’usage est de se réunir sous le premier ombrage qu’elles rencontrent ; et là, tout en filant la quenouille ou en tricotant de gros bas de laine, elles forment un comité qui passe en revue les divers habitants des environs, rappelle les anecdotes récentes, approuve ou blâme les mariages faits et à faire, exerce en un mot une critique inexorable envers et contre tous. 

Gabrielle n’avait pas de plus grand plaisir que d’aller chaque soir entendre ce comité ; il se tenait le plus souvent au bas du parc du château, sur les bords de la rivière. Cachée sous un épais feuillage, elle pouvait, sans être vue, prêter une oreille attentive à tout ce qu’on disait. Tantôt c’était le récit d’une noce à laquelle on s’était amusé aux dépens des belles dames de la ville ; tantôt c’était la peinture fidèle et touchante du bonheur inexprimable de la vieille Marthe, dont le fils, conscrit, venait d’obtenir son congé de réforme. Enfin il ne se passait pas dans la contrée le moindre événement qui ne fût raconté, commenté, augmenté par le comité des bergères. 

Mais quelle fut un jour la surprise de Gabrielle, lorsqu’elle entendit qu’elle-même était l’objet de la conversation et des rires satiriques de toutes ces villageoises ! « Mam’zelle Dostanges, disait l’une, est une bonne petite enfant ; mais elle est ben dissipée, ben familière pour la fille d’un général. – Son père la laisse faire tout c’ qu’el’ veut, dit une autre : aussi la rencontrons-nous partout seule, grimpant sur les arbres, montant sur nos ânes, effarouchant nos moutons, et faisant un vacarme ni pus ni moins qu’ si c’était un p’tit polisson sortant d’ l’école. – Je n’ sommes que d’ simples paysannes, ajoutait une troisième, mais j’avons plus d’ tenue qu’ ça. – N’ faudrait pas, repris une quatrième, que j’ fussions tenir à mon père tout’ les raisons qu’el’ tient au sien : i’ me r’lèverait d’ manière à c’ que j’ n’y r’vinssions plus, et ça s’rait juste. – Eh ben ! dit une autre bergère qui paraissait la plus maligne de toutes, ces d’moiselles, ces filles d’ bourgeois, d’ général, ça s’ croit mieux induquées qu’ nous ; ça nous r’garde comme d’z espèces grossières, et pourtant ça n’ nous vaut pas en fait d’ respect filial... non, ça n’ nous vaut pas. » 

Gabrielle, surprise et confuse, reconnut alors que nos fautes sont remarquées aux champs comme à la ville, et que, chez les bons et simples agriculteurs, les vertus domestiques sont cultivées avec plus d’exactitude peut-être que chez les gens favorisés de la fortune et dans un rang élevé. Mais bientôt la vivacité de son caractère et son insouciance habituelle lui firent oublier cette première leçon. Elle reprit son train de vie, et se livra plus que jamais à toutes ses conséquences. 

Le matin d’une des plus belles journées de l’automne, entraînée par son étourderie accoutumée, Gabrielle, nu-tête et les cheveux dans le plus grand désordre, vêtue d’une robe sale et déchirée, ses souliers éculés et ses bas sur les talons, jouait au bout de l’avenue du château de son père, sur le grand chemin, avec plusieurs petits garçons de son âge, fils d’honnêtes ouvriers des environs, et, parmi les espiègleries qui lui étaient passées par la tête, elle avait formé, sur des charpentes qui bordaient la grande route, une balançoire où, juchée d’un côté, ses jupes relevées au-dessus des genoux, elle faisait la chouette à deux jeunes villageois placés à l’autre bout de la pièce de bois, et se livrait avec eux à tout ce que les jeux de l’enfance ont de plus bruyant, de plus évaporé. Un officier, frère d’armes du général Dostanges, n’avait point voulu passer en Touraine sans le voir et l’embrasser. Il aborde la troupe folâtre, et, s’adressant à Gabrielle, qu’il prend pour une petite fille d’ouvrier à qui la demoiselle du château a donné ses vieilles robes, il lui demande le chemin qui conduit à l’habitation de son ancien camarade : « La première allée d’arbres sur votre droite, répond la jeune espiègle ; à la grille en face. » À ces mots, elle descend de la balançoire, et, avec son obligeance naturelle, elle accompagne jusqu’à l’avenue l’étranger, qui lui met deux gros sous dans la main. Gabrielle rougit, et ne doute plus que l’inconnu ait cru voir en elle l’enfant de quelque pauvre ouvrier. Oh ! combien elle souffrit de cette méprise ! combien elle se repentit de s’être oubliée jusqu’à ce point ! Mais sa confusion redoubla lorsque, paraissant à table chez son père, elle fut reconnue par l’étranger pour la petite fille qu’il avait assistée. Il raconta, avec la joyeuse franchise d’un militaire, ce qui s’était passé. Le général, pour la première fois, ne put s’empêcher de faire à sa fille des reproches sérieux. Il exigea qu’elle porterait pendant un mois, dans un coin de sa bourse, les quatre sous qu’elle avait reçus, afin de se rappeler à quel point elle s’était exposée sur une balançoire formée à l’improviste avec des bois de charpente, qui pouvaient l’estropier ou blesser les jeunes villageois qu’elle associait à ses extravagances. Gabrielle obéit, et obtint de son père que cette aventure humiliante resterait inconnue ; mais, peu de jours après, lorsqu’elle alla de nouveau entendre le comité des bergères, elle eut la pénible conviction que tout leur avait été révélé. Quelles plaisanteries mordantes elle entendit sur son compte ! Oh ! que les deux gros sous qu’elle était condamnée à porter sans cesse lui parurent pesants ! « Eh quoi ! se disait-elle, rien ne peut donc échapper à ce comité des bergères ! » 

Peu de temps après elle en eut une preuve plus convaincante encore, et qui fit sur elle une impression décisive et salutaire. Aveuglée par l’extrême tendresse de son père, Gabrielle s’abandonnait plus que jamais à toutes ses étourderies, et devenait, sans s’en apercevoir, d’une indocilité dont le général Dostanges souffrit quelque temps en silence, mais sur laquelle il finit par éclater avec une vivacité qui effraya sa fille, et lui fit sentir qu’il est souvent des bornes pour l’indulgence. M. Dostanges avait les yeux trop clairvoyants, et surtout trop grand usage du monde, pour ne pas s’apercevoir des défauts de sa fille. L’amour-propre, dompté longtemps par l’amour paternel, se livra donc à toute son explosion. 

Gabrielle avait deux serins qu’elle aimait beaucoup ; mais, trop légère pour les soigner elle-même, elle les confiait à la garde particulière d’une femme de charge dont l’obligeance et la bonté ne pouvaient être comparées qu’à l’attachement qu’elle portait à sa jeune maîtresse. Le couple chéri préparait sa couvée, et déjà deux petits oeufs ornaient le nid qui leur était destiné. La cage habitée par les deux serins était suspendue au plafond de la chambre à coucher de Gabrielle, d’où on la descendait au moyen d’une poulie. La corde à laquelle cette cage était attachée commençait à s’user, sans qu’on s’en fût aperçu. Un matin que l’excellente femme de charge descend l’habitation des serins pour y renouveler les graines accoutumées, la corde se rompt, la cage tombe sur le parquet, et les deux oeufs, objet de la plus tendre espérance, sont brisés, au grand regret de celle qui les soignait avec tant de zèle et d’assiduité. On conçoit quel fut le chagrin de Gabrielle : il était légitime ; mais ce qui ne le parut pas aux yeux du père, ce furent les lamentations outrées de sa fille. Elle voulut faire gronder la femme de charge, bien innocente de ce malheur, et la priver peut-être de la confiance dont l’honorait le général. Les plaintes de la jeune étourdie furent si amères, ses reproches à la pauvre femme de charge furent si accablants, que M. Dostanges, souvent trop indulgent pour mille extravagances, mais qui était inexorable pour les vice du coeur, s’emporta contre Gabrielle avec une telle violence, que celle-ci en fut terrifiée. Il lui fallut fuir la présence d’un père qu’elle aimait, et passer le reste de la journée dans sa chambre, d’où elle ne sortit que le lendemain, aux sollicitations réitérées de l’excellente femme qu’elle avait traitée avec tant d’injustice et de cruauté. 

Cette aventure avait fait une vive impression sur notre enfant gâtée. Elle fut tenue secrète, et Gabrielle espérait bien quelle resterait dans l’oubli ; mais, la première fois qu’elle se rendit dans le bosquet solitaire auprès duquel se formait le comité des bergères, elle les entendit s’égayer en ces mots sur son compte : « Voyez-vous c’t’ injustice, c’t’ inhumanité, disait l’une, d’ vouloir faire chasser la femme d’ charge du château pour un p’tit accident qu’ell’ n’ pouvait prévoir ! – Ça s’imagine, disait l’autre, qu’on n’ doit jamais broncher, parc’ qu’on est à son service... Vouloir perdre une brave femme qui tant d’ fois l’a portée sur ses bras ; et ça pour deux oeufs d’serins ! – J’ n’aurais jamais cru ça d’elle, ajoutait une troisième : fiez-vous donc à toutes ces mam’zelles ! Ça vous enjôle, ça rit avec vous ; et puis ça vous plante là pour la plus petite faute. – Quoiqu’ ça, dit à son tour une quatrième, je n’ suis pas fâchée d’ la chose, puisqu’elle a fait ouvrir les yeux à c’ bon général sur les défauts d’ sa fille. I’ m’ paraît qu’il l’a m’née vertement, et il a ben fait. – Faut nous en amuser, dit en riant une cinquième, la plus espiègle de la bande : la première fois qu’ell’ nous abord’ra, j’ l’i d’mand’rons si ses s’rins sont éclos, si ell’ récompense ben la brave femme qui les soigne ; enfin, si son père s’amuse toujours d’ses espiègleries. – Oui, oui ! s’écrient à la fois toutes les bergères, ça nous divertira... » Et aussitôt mille éclats de rire suivirent ce complot, qu’autorisait l’extrême familiarité de Gabrielle avec toutes les jeunes paysannes des environs. 

Mais celle-ci sut éviter les questions que se proposaient de lui faire les bergères réunies. Elle sentit que si l’on doit traiter avec égard et bonté tous ceux qui travaillent à l’agriculture, on peut en même temps garder la dignité qui nous appartient, et savoir se respecter soi-même. Il se fit en elle un changement remarquable : plus de disparitions imprévues, de démarches évaporées, plus de balançoire sur la grande route, et que rappelaient sans cesse les deux gros sous que Gabrielle portait encore dans sa bourse ; plus de ces criailleries après les petits garçons du voisinage ; plus de reproches amers à la femme de charge, pour laquelle on la vit redoubler d’estime et d’égards. Elle soigna elle-même ses serins, et bientôt ils lui donnèrent une seconde couvée qui fut heureuse. À table, elle ne mangea que ce que lui donnait son père, et ne se mêla qu’avec une extrême réserve aux toasts qu’il lui faisait porter avec ses anciens frères d’armes. En un mot, Gabrielle devint aussi sensée qu’elle avait été distraite, étourdie ; aussi digne, aussi décente qu’on l’avait vue familière, évaporée ; et, si quelquefois il lui échappait encore quelques fautes légères, elle s’empressait de les réparer, certaine qu’elles seraient aussitôt divulguées par les gens du château, et qu’elles exciteraient la critique et les rires vengeurs du comité des bergères.