Le père Mathurin - Conte de Paul Stevens wiki

La reconnaissance est aussi rare que l’ingratitude est commune. 

Rien de plus commun que le nom,
Rien de plus rare que la chose.
Lafontaine 

Il y avait une fois un bon vieillard qu’on appelait le père Mathurin.

Ce père Mathurin était habitant et ne demeurait pas bien loin d’ici.

Il avait deux gendres, habitants tous deux, et ces deux gendres avec leurs femmes composaient toute sa famille, car il était veuf depuis nombre d’années, et il ne s’était jamais remarié.

Je ne vous ai pas encore dit, chers lecteurs, que le père Mathurin était plus qu’à l’aise, il était riche, et de plus passablement vieux.

Comme il s’ennuyait tout seul dans sa grande maison de pierre sur le bord de l’eau, il lui passa un jour par l’esprit l’idée de se donner à ses deux gendres qu’il aimait beaucoup, espérant bien achever tranquillement sa vie au milieu d’eux.

Il se donna donc, par devant notaire public, et le contrat une fois signé, dont copie fut faite en triple expédition, le père Mathurin, les deux gendres et les deux femmes, ne formèrent plus qu’un seul et même ménage.

Tout alla admirablement bien pendant les six premiers mois, et le père Mathurin disait à qui voulait l’entendre, qu’il était une grosse bête de n’avoir pas songé à se donner dix ans plus tôt.

Le septième mois, – on était alors en automne, – un nuage vint à passer sur ce beau ciel bleu.

Il faut savoir que le père Mathurin, comme tous les vieillards qui sont riches, avait beaucoup d’amis et qu’il aimait à causer.

Or donc, bon nombre de vieux se rendaient chez lui. On fumait, on jasait, le père Mathurin prenait son petit coup, et comme il n’était pas seul, tous en prenaient. De temps à autre il retenait quelques vieillards à souper, et alors on passait la veillée à jouer au major ou au dix.

Ces innocentes réunions furent les premiers boulets tirés sur la bonne harmonie qui régnait dans la famille.

Les gendres trouvèrent que ces veillées causaient de grosses dépenses, que c’était un gaspillage, que si ça continuait, on finirait par se mettre dans le chemin ; de leur côté, les femmes crièrent bien haut qu’il n’y avait plus moyen de tenir la maison nette, que cette bande de vieux tousseurs venait mettre les « catalognes » hors de service avec leurs crachats et la crotte de leurs souliers de bœuf ; ... bref, des deux côtés les récriminations pleuvaient.

Le père Mathurin fit semblant de ne pas les entendre, et les visites et les veillées n’en continuèrent pas moins ; mais à mesure que l’hiver avançait, la bonne intelligence était en baisse.

Cependant l’hiver se passa tout doucement, sans éclat. On se contentait de murmurer tout bas ; une circonstance frivole en apparence vint rompre la glace.

* * *

Les travaux étaient déjà commencés à la campagne depuis deux ou trois semaines. Les deux gendres travaillaient au champ, et les femmes occupées à l’intérieur repassaient du linge.

Le père Mathurin assis contre le poêle, semblait converser avec un vieux chien aveugle couché à ses pieds le long du foyer.

Soit maladresse, soit intention, une des femmes vint à laisser tomber de l’eau bouillante sur le dos de l’animal, et la pauvre bête échaudée se mit à crier comme un goret qu’on égorge.

En entendant les cris plaintifs d’un vieil ami qu’il aimait beaucoup, le vieillard n’y tint plus et reprocha âcrement à sa fille ce manque d’attention.

Les deux femmes se mirent alors à dire tout ce qu’elles gardaient sur le cœur : qu’il n’y avait pas moyen de faire la moindre chose autour du poêle, que le vieux et son chien écœurant étaient toujours collés dessus ; qu’on les avait emboucanés tout l’hiver, que la maison était toujours pleine d’étrangers qui mettaient tout sens dessus dessous, que c’était ci, que c’était ça, et l’on finit par appeler le bonhomme un vieux déplaisant.

Quand les deux gendres rentrèrent, la même scène recommença, et ceux-ci lui dirent qu’il était un méchant marabout.

* * *

 Le vieillard, le désespoir dans le cœur, siffla son chien, et passa la porte sans dire mot.

Il alla tout droit chez son vieil ami le père Sanschagrin, et lui raconta de point en point ses infortunes domestiques. Quand il eut fini de dévider son chapelet que le père Sanschagrin écoutait attentivement, tout en se promenant de long en large à l’ombre de quelques ormes qui ombrageaient ses bâtiments, le bonhomme Mathurin attendit patiemment que son ami lui donnât quelque conseil ou du moins ouvrît la bouche pour le consoler. Mais ce dernier ne semblait guères disposé à parler de sitôt, évidemment il mûrissait quelque plan.

– Tenez, dit enfin le père Sanschagrin en s’arrêtant tout court et en mettant la main sur l’épaule de Mathurin, voulez-vous que je vous dise une chose, les trois quarts des enfants, quand la religion ne les tient pas bien en bride, ne valent pas mieux que les bêtes. Vous voyez bien cet orme-là, le plus gros, celui du milieu, eh ! bien, l’été dernier, j’y avais déniché des merles, et je mis les petits qui commençaient à avoir leurs plumes, dans une cage d’osier que j’attachai à la barrière de mon clos. Savez-vous ce qui arriva ? Le père et la mère vinrent exactement tous les jours leur apporter la becquée comme s’ils eussent encore été au nid. Au bout de deux ou trois semaines, les petits étant assez grands pour voler tout seuls, je me dis : voyons, je mettrai ces petits en liberté, mais il faut que j’attrape les parents pour les encager à leur tour, je serais curieux de savoir comment ils seront traités ceux-là.

Je plaçai donc, autour de la cage, des fétus de paille que j’enduisis d’une glu épaisse, et en moins d’un quart d’heure, je tins mes deux oiseaux que j’enfermai à leur tour, après avoir donné aux autres la clef des champs.

Il advint ce que je pensais. Pas un des petits ingrats ne songea à apporter la becquée aux malheureux prisonniers. Le deuxième jour, vers le soleil couchant, la mère mourut ; le lendemain, en me levant au petit jour, j’allai à la cage, le père était mort. Cela m’indigna. Comme je donnais cours à de tristes réflexions, j’entendis au-dessus de ma tête, dans les branches des ormes, le caquet bruyant de quelques merles. Je levai les yeux : ils étaient six. Je crus reconnaître les ingrats qui ricanaient sur la tombe de leurs parents. Furieux, j’allai quérir mon fusil, et les abattis tous les six du même coup. Je vous garantis que je les ai croqués, à mon déjeuner, sans remords. Eh ! bien, père Mathurin, mon histoire de merles est quelque peu l’histoire de beaucoup d’enfants ingrats. Si vous m’eussiez consulté dans le temps, vous ne vous seriez pas donné de la sorte et vous vous seriez gardé une pomme pour la soif. Un homme dont on n’a plus rien à attendre et qui vous pèse sur les bras, voyez-vous, est un fardeau bien lourd. Mais enfin, le mal est fait, et ça ne servirait de rien d’en parler davantage. Quand le vin est tiré il faut le boire, et puisque vous avez commis une faute, il s’agit de la réparer. J’ai un moyen bien simple et qui réussira, j’en suis presque convaincu. Il est évident que c’est l’amour de l’argent et de l’intérêt qui a fait oublier à vos gendres le respect et les égards qu’ils vous doivent ; eh bien ! nous les prendrons par l’intérêt et l’amour de l’argent. Écoutez bien : vous allez vous en retourner chez vous, et faites comme par le passé. Sur le coup de midi, quand vous serez tous à table, je m’en viendrai avec un sac de piastres françaises, nous passerons tous deux dans votre chambre, nous les compterons bien haut en parlant tout bas, puis vous ferez semblant d’ouvrir et de fermer votre coffre ; après quoi je partirai et vous vous remettrez à table. Ils entendront naturellement le bruit des écus, et s’il vous demandent d’où vous est venu tout cet argent, vous n’avez qu’à leur dire qu’il provient de la vente d’une terre que vous vous étiez réservée. S’ils se laissent prendre à ce piège, comme je n’en doute pas, vous verrez du changement, sous peu, dans leur manière d’agir à votre égard. 

* * *

Ce qu’avait prévu le père Sanschagrin arriva de point en point.

Tandis que les deux vieillards renfermés dans la chambre du fond comptaient et recomptaient, en ayant soin de les faire sonner bien fort, le fameux sac aux piastres françaises, les deux gendres et leurs femmes, l’oreille collée contre la porte, tâchaient de surprendre ce qui se passait à l’intérieur.

* * *

 Dès que le père Sanschagrin fut parti et que le bonhomme Mathurin se fut remis à table, les deux femmes prenant leur voix la plus douce et la plus câline dirent en souriant :

– Il paraît, pépère, que vous ne nous aviez pas tout donné.
– Comment, père Mathurin, s’écriaient les deux gendres, vous aviez encore des argents et vous ne nous le disiez pas ? Vous vouliez donc nous surprendre, cher pépère ?
– Point du tout, mes enfants, reprit le bon vieillard d’un ton grave et quasi solennel, j’ai voulu simplement vous éprouver, et je me suis aperçu avec douleur que je n’avais affaire qu’à des ingrats. Je vous pardonne toutefois vos torts, mais je vous préviens, mes gendres, que je ne laisserai le reste de ma fortune qu’à celui d’entre vous qui se comportera le mieux à mon égard et qui me témoignera le plus de véritable affection.

Dès ce moment, comme vous pouvez le penser, chers lecteurs, on se garda bien d’appeler encore le bonhomme vieux déplaisant, ou vieux marabout. C’était pépère par-ci, c’était pépère par-là : les deux gendres et leurs femmes se disputaient à qui servirait le plus tôt et le mieux le cher pépère. Bref le bonhomme n’avait jamais été si heureux de sa vie.

* * *

Au bout de dix ans, lorsque le père Mathurin se sentit près de mourir, il fit venir dans sa chambre ses deux gendres et leur dit en leur désignant le coffre dont j’ai parlé tantôt : mes enfants, vous trouverez là-dedans un testament qui explique mes dernières volontés.

Dès qu’il fut mort, les deux gendres n’eurent rien de plus pressé que d’ouvrir le coffre dans lequel ils comptaient bien puiser l’or et l’argent à pleines mains, mais je vous laisse à juger de leur étonnement, lorsqu’au lieu de cette fortune tant convoitée, ils ne trouvèrent que des roches et un rondin d’une bonne grosseur, autour duquel se trouvait enroulé un morceau de papier que le notaire public de l’endroit avait orné de ces mots, écrits de sa plus belle main :

– Je lègue ce rondin pour casser la tête à tout père qui commettra la sottise de se donner à ses enfants.