Le roi et le vinaigrier - Conte de Charles Quinel wiki

Une fois, il est bon de vous dire, c’était un vinaigrier qui avait passé sa vie à faire du vinaigre à quelques milles d’une belle cité. Ce vinaigrier avait un fils, beau garçon, intelligent et sage, qui, en tout, complaisait à son père et qui ne faisait jamais rien sans son assentiment Il avait pour lors vingt ans et le vinaigrier songeait à le marier. 

A la ville, il y avait un roi qui avait passé sa vie dans son palais à faire ce que font les rois. Il avait gouverné avec sagesse, ne chargeant pas ses peuples d’impôts. Comme tout roi, il avait une cour et dans cette cour des courtisans et des fonctionnaires qui portaient de beaux habits, mais qui lui coûtaient très cher, car ces beaux habits, c’était lui qui les payait. Le roi avait une fille de dix-huit ans, qui était belle comme on dit que le sont les fées et, avec cela, elle était douce et obéissante et n’avait jamais contrecarré les volontés du roi, son père.

Le vinaigrier, dans sa vinaigrerie, était riche fabuleusement; seulement on ne le savait pas. Il menait la vie qui convenait à son état; ne dépensant pas son argent dans les tavernes à abreuver des amis; portant, lui et son fils, des habits confortables mais point superbes et se servant de ses pieds pour se transporter et non de carrosses ou de chevaux magnifiquement harnachés.

— Je veux, disait le vinaigrier à son fils, que tu épouses celle que ton cœur te désignera. Je suis assez riche pour que tu prétendes à la main de n’importe quelle jeunesse, quel que soit son rang.

Le roi, dans son palais, était pauvre. Les caisses de son trésor étaient vides. Personne ne le savait, car il continuait à rouler dans son beau carrosse, à caracoler sur des chevaux aux harnachements somptueux et à donner de grands banquets où venaient des quantités de beaux messieurs et de belles dames qui mangeaient tant qu’ils pouvaient, s’essuyaient les mains sur les nappes de damas et disaient du mal du monarque qui les avait régalés.

Le roi était si pauvre qu’il ne mangeait, lorsqu’il était seul, que du lard aux choux et qu’il se demandait même s’il en aurait encore le lendemain et s’il ne serait pas obligé d’aller mendier son pain auprès des gens qu’il avait si généreusement festoyés. Il disait à sa fille :

— Mon enfant, il m’est impossible de te donner une dot. Une fille de roi sans dot cela ne s’est jamais vu, et, si on l’apprenait, cela nous ferait le plus grand tort. Il faut que tu épouses le prince Grosbec.
— Mon père, répliquait mélancoliquement la princesse, Grosbec est vieux et laid et je ne l’aime point.
— Ma fille, répliquait le roi en soupirant - car il aimait bien son enfant - nous n’avons pas le choix; le prince Grosbec possède des châteaux, des fermes, des forêts, il donne de grandes fêtes et de nombreux amis lui forment une cour. Il m’a demandé ta main et je la lui ai accordée.

La princesse obéissait toujours aux volontés de son père. Elle ne dit rien mais, retirée dans sa chambre, elle pleura abondamment.

Le prince Grosbec vint visiter celle qu’il considérait déjà comme sa fiancée; il lui fil des compliments sur sa beauté, sur ses dix-huit ans épanouis, et elle le contemplait avec horreur, si laid dans ses beaux atours, son pourpoint de soie brodé d’or, son manteau alourdi des plus coûteuses fourrures.

— O merveilleuse princesse! Je voudrais, en votre honneur, offrir un grand repas auquel assisteront tous les personnages éminents du royaume et des royaumes environnants; vous conviendrait-il que ce soit samedi prochain?
— Oui, Monsieur, répliqua la princesse, son père lui ayant fait signe d’accepter.

Lorsque le prince Grosbec fut parti, la princesse monta dans sa chambre, se mit à sa fenêtre et doucement pleura devant la vaste et libre étendue.

Le festin chez Grosbec dépassa tout ce que l’on pouvait imaginer. On mangea les mets les plus rares, on but les boissons les plus capiteuses, servis dans de la vaisselle d’or et des hanaps d’argent. Des centaines de serviteurs : écuyers, panetiers, échansons, valets de pied, laquais, se tenaient derrière les convives, remplissant, sans qu’ils aient besoin de faire un geste, leur assiette et leur gobelet.

Lorsque le banquet fut terminé, Grosbec, en reconduisant galamment la princesse à sa voiture, lui demanda si le festin lui avait plû. Elle dit que son père avait l’air satisfait et elle répondit oui. Eu même temps elle s’aperçut que son fiancé était bossu. Rentrée chez elle, elle pleura deux heures à sa fenêtre.

Huit jours plus tard, Grosbec convia la Princesse à une chasse en forêt. Rien ne peut donner une idée du luxe de l’équipage, du nombre des chiens, de la beauté des chevaux, des livrées des piqueurs tout vêtus d’or et qui soufflaient dans des trompes en or. Lorsque la bête fut prise, un goûter fut servi dans un magnifique pavillon construit exprès dans les bois, et orné avec le plus dispendieux raffinement.

En reconduisant galamment la princesse à sa voiture, Grosbec lui demanda si la chasse lui avait agréé; elle vit que son père avait l’air content et elle répondit oui. En même temps, elle s’aperçut que son fiancé était bancal. Rentrée chez elle, elle pleura toute la nuit à sa fenêtre.

Une semaine n’était pas écoulée que le prince Grosbec pria la belle princesse et son père à une partie de pêche qu’il donnait sur le lac à leur intention.

Imaginez le spectacle le plus féerique que vous puissiez rêver et vous n’aurez qu’un faible reflet de ce que fut cette réjouissance. Une véritable flotte de navires faits en bois les plus rares avec des voiles de soie, des rames ornées de clous d’or, s’élança sur les flots. Certains bateaux n’étaient remplis que de musiciens, de sorte que le vent était chargé d’harmonieuses mélodies.

Le navire qui portait le roi, la princesse et Grosbec, était décoré de tapis venant de régions fabuleuses; des cassolettes répandaient leurs vapeurs embaumées.

A un endroit donné, les pêcheurs lancèrent leurs filets aux mailles d’argent et les convives s’amusèrent à voir tirer de l’onde les frétillants poissons.

En reconduisant galamment la princesse à sa voiture, Grosbec lui demanda si la pêche l’avait divertie. Elle vit que son père avait l’air ravi et elle répondit oui. En même temps, elle s’aperçut que son fiancé était borgne. Rentrée chez elle, elle pleura toute la nuit et tout le jour suivant à sa fenêtre.

Or, ce jour-là, le vinaigrier et son fils étaient venus à pied à la ville pour faire quelques emplettes. Passant devant le palais, le fils du vinaigrier leva les yeux et il vit la belle princesse qui pleurait à sa fenêtre. Elle était si ravissante, si touchante avec sa chevelure d’or dénouée et ses jolies baignées de larmes, que le jeune homme poussa un cri et s’arrêta.

L’attention de la princesse fut attirée par ce cri; elle regarda en bas et aperçut ce beau garçon, la figure tournée vers elle avec une expression de si tendre compassion que, malgré elle, elle lui sourit.

Le vinaigrier avait surpris la scène et il ne fut pas étonné que son fils lui parlât en ces termes :

— Mon père, vous m’avez dit que je pourrais épouser celle que mou cœur me désignerait. Je n’aurai jamais pour femme, avec votre permission, que cette merveilleuse jeune fille.
— Mon fils, répliqua le vinaigrier, tes ambitions ne sont pas médiocres; celle-ci est la princesse royale, la fille du roi; cependant je ne me dédis pas, tu l’épouseras.

Le lendemain, le vinaigrier avant mis ses overalles noires, ses souliers de bois, ayant pris sa canne de fer, se présenta, flanqué de son fils, à la porte du palais. Il frappa.

— Qui va là? demanda une servante.
— Je suis le vinaigrier.
— Si vous désirez vendre du vinaigre, nous n’en achetons pas. Il n’y a présentement pas d’argent dans les coffres.
— Je ne viens pas vendre du maigre, mais j’ai le dessein de parler au roi pour une affaire qui ne concerne que lui et moi.
— Entrez, dit la servante, le roi vous recevra.

Lorsque le vinaigrier fut en présence du monarque il lui tint ce langage :

— Votre fille est à marier; mon garçon que v’là a vingt ans; il a vu hier la princesse et il ne veut d’autre épouse qu’elle, c’est pourquoi je viens vous la demander pour lui eu mariage. C’est un bon garçon et il est ben habile dans le métier de son père.
— Hum! dit le roi, votre proposition est honnête; seulement ma fille est fiancée au prince Grosbec à qui j’ai donné ma parole.
— Quoi! s’écria le vinaigrier, le prince Grosbec, vieux, laid, bossu, bancal et borgne.
— Hélas lui-même, soupira le monarque.
— Et pourquoi préférez-vous le prince Grosbec à mon fils que v’là?

Le roi fut embarrassé. Il ne savait pas mentir et il répliqua ingénument :

— C’est que ma fille n’a pas de dot et le prince Grosbec possède des châteaux, des fermes et des forêts. Il vit dans le faste; dernièrement, il a offert en l’honneur de ma fille un repas extraordinaire, une chasse splendide et une pêche merveilleuse.

Au nez du roi, le vinaigrier éclata de rire et il se tapa sur les cuisses comme cela ne s’était jamais vu au palais.

Le monarque surpris lui demanda :

— Pourquoi riez-vous, mon ami? Ne pensez-vous pas que le festin fut extraordinaire?
— Si fait, Seigneur roi, il représentait tous les châteaux du prince Grosbec qu’il m’a engagés pour cela.

Le ton du loi devint moins assuré :

—Et la chasse, dit-il, ne fut-elle pas splendide?
— Si fait, Seigneur roi, le prince Grosbec m’a engagé toutes ses fermes pour en payer la dépense.

Cette fois, le roi ajouta timidement :

— Et la partie de pêche, ne fut-elle pas merveilleuse?
— Si fait, si fait, Seigneur roi, elle a même coûté au prince Grosbec toutes ses forêts qu’il m’a données en gage.

Le monarque stupéfait tomba assis sur son trône!

— Vous êtes donc bien riche, Monsieur le vinaigrier, que vous ayez pu avancer au prince Grosbec tant d’argent?
— Il ne m’en a pas coûté la centième partie de mes économies de payer les dépenses de ces fêtes et je me rembourserai avec un gros bénéfice en vendant mes gages; il me reste dans mes caves plus de mille barils de trois minots d’or dont la moitié est pour l’établissement de mon fils. Vous voyez, Seigneur roi, qu’il peut prendre votre fille sans dot.
— Comment se fait-il, interrogea le monarque, que le prince Grosbec que l’on dit si riche soit pauvre et que vous, qui n’êtes qu’un simple vinaigrier, possédiez tant d’or?

L’autre sourit :

— Seigneur roi, cela tient à ce que je travaille et que j’entasse mon bénéfice sans le boire au cabaret avec des amis, tandis que lui ne fait rien et qu’il nourrit un tas de propres à rien et de gourmands d’un bout à l’autre de l’année.
— Vous avez raison, déclara le roi, et à ct’heure, je retire ma parole royale au prince Grosbec et je vous la donne pour votre fils.
— Seigneur roi, je suis ben aise, mais, avant de rien conclure, il faut que l’on sache si la princesse est consentante. Il n’y aurait sans cela pas de bonheur pour mon garçon.

On fit donc venir la princesse et, lorsqu’elle se trouva en présence du beau jeune homme auquel elle avait souri la veille de sa fenêtre, elle devint rouge de confusion.

— Ma fille, dit solennellement le roi, dis-moi franchement ta pensée; lequel des deux aimes-tu mieux avoir pour mari celui-ci ou le prince Grosbec?

La princesse n’hésita pas et elle murmura :

— Mon père, avec votre permission, je préfère celui-ci.

Le mariage fut donc décidé entre la fille du roi et le fils du vinaigrier. On fit de belles noces auxquelles tout le pays fut convié.

Quand le repas fut achevé et que les jeunes époux furent partis, le roi prit le vinaigrier par le bras :

— Mon ami, dit-il, j’ai réfléchi à ce que vous avez dit l’autre jour touchant la raison pour laquelle le prince Grosbec était pauvre alors que vous êtes riche; moi aussi je nourrissais et j’habillais une quantité de fonctionnaires et de courtisans; je compte dorénavant y mettre bon ordre.
— Voilà qui est ben parlé, Seigneur roi, répondit le vinaigrier. Si vous voulez, nous boirons ensemble tous les deux.
— C’est vous qui régalerez.

Le vinaigrier fit la grimace, mais pouvait-il refuser? Et c’est tout.