Les deux orphelines ou La discrétion - Conte de Jean-Nicolas Bouilly wiki

M. de Saintène, magistrat respectable, prouvait chaque jour, par son mérite et la noble austérité de son caractère, qu’il appartenait à la famille de Lamoignon de Malesherbes. Il n’avait pas eu d’enfants de son mariage avec la femme qui, depuis vingt ans, embellissait ses destinées. Ils résolurent d’adopter chacun une jeune orpheline appartenant à leurs familles respectives, et d’en faire l’appui de leurs vieux jours. Madame de Saintène choisit Isaure Belval, âgée de dix ans, née à Amboise, d’honnêtes négociants, mais sans fortune, et tout parut légitimer ce choix : on n’était pas plus sensée, plus aimante, et surtout plus discrète que ne l’était Isaure. Jamais elle ne s’occupait des autres que pour leur complaire ; jamais elle n’ouvrait la bouche que dans l’intention de prévenir un reproche, de calmer une dispute, et toujours elle savait éviter avec soin le moindre caquetage : aussi était-elle l’enfant bien-aimée de madame de Saintène, qui l’appelait son ange. 

Le choix qu’avait fait le président, quoique séduisant au premier aperçu, n’était pas aussi parfait. Célina Martel, âgée de onze ans, élevée dans la petite ville de Beaulieu, près Loches, et née d’un fabricant de draperies mort depuis six mois, était douée d’un naturel enjoué, d’un esprit vif et souvent orné de piquantes saillies ; mais curieuse, inconséquente, elle reportait sans réflexion tout ce qu’elle entendait dire, et se livrait quelquefois, dans ses récits, à des variantes infidèles, sans en prévoir le danger. Son père adoptif, dont elle seule avait le droit de dérider le front sévère, l’aimait beaucoup, et l’appelait son lutin. 

C’était principalement pour les domestiques de la maison que notre jeune espiègle devenait chaque jour plus redoutable. Elle les brouillait entre eux, en reportant à ceux-ci ce qu’avaient fait ceux-là : tout ce qu’ils disaient sur leurs maîtres, souvent par simple réflexion, était aussitôt reporté, commenté par la bavarde intarissable. De là, des réprimandes sévères à d’anciens serviteurs qui, de leur côté, fidèlement instruits par la gazette ambulante des plaintes de leurs maîtres, ralentissaient leur zèle pour ceux dont ils n’avaient reçu jusqu’alors que des preuves d’estime et de satisfaction. 

Un jour, entre autres, le valet de chambre du président se plaignit à son maître de ce qu’on paraissait mécontent de son service, et lui en demanda la cause avec cette franchise d’un honnête homme qui se croit irréprochable. M. de Saintène lui proteste que jamais il n’avait émis la moindre plainte sur son compte. Le vieillard cite mademoiselle Célina, qui lui avait rapporté tel et tel fait. 

Le président, toujours empressé de faire éclater la justice, appelle devant lui la jeune indiscrète ; celle-ci rougit, balbutie, et avoue qu’en reportant à sa mère adoptive quelques mots qu’elle avait entendus, elle en avait peut-être mal exprimé l’intention... « Que ce soit la dernière fois ! lui dit M. de Saintène d’une voix forte, et réprimant, non sans effort, un mouvement de colère : j’ai cru déjà m’apercevoir que vous étiez sujette à cette vile et dangereuse manie de reporter aux uns ce que vous entendez dire aux autres. C’est un métier méprisable. Jugez de l’opinion qu’il donnerait de vous dans le monde : on vous y fuirait comme ces animaux malfaisants qui vont rôdant partout, pour y jeter le désordre et l’effroi. Bientôt je me verrais moi-même forcé de vous renvoyer à ceux qui élevèrent votre enfance ; alors, sans parents, sans appui sur la terre, quel serait votre sort ? réfléchissez-y bien ; et, en attendant, faites vos excuses à ce digne vieillard, que vous avez si injustement tourmenté. Je suis indulgent pour les espiègleries de votre âge, souvent même je m’en amuse ; mais les vils penchants qui dégradent le coeur, jamais je ne les tolère... » L’austère président sort à ces mots, laissant Célina stupéfaite, noyée de larmes, et se proposant bien de ne plus se livrer à cette funeste manie qui lui attirait de pareils chagrins, d’aussi grandes humiliations. 

L’espiègle Célina fût peut-être retombée dans ses funestes habitudes, sans un événement qui frappa sa jeune imagination, et lui prouva de quel dévouement la discrétion rend capable un noble coeur sentant bien toute sa dignité. 

Les deux orphelines, traitées par monsieur et madame de Saintène comme leurs enfants, éprouvèrent mutuellement ce tendre attachement qui unit les êtres formés du même sang. Célina aimait Isaure avec toutes les démonstrations de l’âme la plus vivement inspirée ; et son attachement était mêlé d’une sorte d’admiration pour son angélique douceur, pour cet esprit prévenant, ce tact délicat des convenances qu’elle possédait déjà si bien. 

Isaure, moins expressive peut-être, mais sentant aussi vivement, répondait au tendre attachement de sa soeur adoptive par ces douces prévenances, par ces soins de tous les instants, et ces avis qui jamais ne blessent lorsqu’on les reçoit, parce qu’ils prouvent combien on s’intéresse au bonheur de ceux auxquels on les donne. Elles étaient devenues inséparables ; travaux, récréations, peines, plaisirs, tout entre elles deux était une association continuelle. Célina s’en trouvait bien, et, depuis longtemps, aucun propos inconsidéré, aucun rapport nuisible, n’étaient venus troubler son repos, ni porter atteinte à l’attachement particulier que lui portait le président de Saintène. 

Celui-ci joignait à son austérité connue l’habitude de ne point laisser pénétrer le fond de sa pensée. Il avait interdit aux deux jeunes orphelines l’entrée de son cabinet de travail, où ses fonctions l’obligeaient souvent à étaler sur son bureau des papiers de famille de la plus haute importance. Cette précaution, indispensable pour le magistrat dépositaire de grands secrets, n’avait fait qu’irriter la curiosité innée de Célina. Elle avait appris par le vieux valet de chambre du président, le seul de tous les gens qui eût le droit d’entrer dans le mystérieux cabinet en l’absence de son maître, qu’il renfermait plusieurs tableaux de prix, les portraits des magistrats les plus célèbres de la France, et surtout un buste en stuc, d’une ressemblance admirable, de l’illustre Lamoignon de Malesherbes. Cent fois Célina avait été sur le point de se glisser furtivement dans ce petit muséum, et cent fois elle avait été retenue par la crainte de désobéir à son père adoptif, inexorable quand on osait enfreindre ses ordres. 

Mais un matin que celui-ci était au Palais de Justice et que le vieux valet de chambre faisait des courses dans la ville, Célina, en jouant au volant dans un corridor, aperçoit la porte du cabinet entrouverte : cela n’arrivait presque jamais. Elle ne peut résister à la curiosité qui la pousse, et pénètre dans l’endroit défendu. Bientôt sa vue est rassasiée des divers objets qui la frappent ; et, entraînée par son étourderie naturelle, elle lance son volant dans ce beau réduit, dont le plafond est élevé, et dont les rideaux cramoisis répandent partout une lueur rosée dont ses yeux sont charmés. Mais, ô douleur ! ô malheur irréparable ! la jeune étourdie, en voulant empêcher le volant de tomber sur l’encrier du bureau de travail, étend sa raquette avec imprudence, et renverse le beau buste de Lamoignon de Malesherbes, qui roule en mille morceaux sur le parquet. 

Aux cris que pousse l’infortunée, accourt sa soeur adoptive, qui passait par hasard dans le corridor. À l’aspect de ces débris d’un objet si précieux, elle cherche vainement à consoler, à rassurer la coupable. Celle-ci ne cesse de répéter : « Je suis perdue !... jamais, non jamais il ne me pardonnera ! Ô funeste curiosité ! que tu me coûteras cher !... » Mais ces justes craintes redoublent lorsque, à travers les carreaux d’une fenêtre, Célina, respirant à peine, aperçoit le président qui rentre. « Va-t-en, et laisse-moi faire, lui dit Isaure vivement et d’un air inspiré. Tout ce que je te demande, c’est de garder le plus profond silence. » Célina se sauve et laisse sa soeur adoptive ramassant les morceaux du buste épars çà et là. 

Celle-ci entend avec effroi M. de Saintène ouvrir la grande porte d’entrée de son cabinet ; et, connaissant toute sa sévérité, calculant les dangers auxquels l’expose le projet qu’elle a conçu, elle devient pâle, tremblante. Le président, à l’aspect d’Isaure, dont la posture est suppliante, et dont la voix altérée ne peut prononcer que ces mots : « Grâce !... grâce, mon père !... » est convaincu que c’est elle qui l’a privé de l’objet le plus précieux, de ce buste que, jeune encore, il avait reçu des mains du célèbre Lamoignon, son parent : cédant alors à son dépit, à sa colère, il ne peut à son tour proférer que ces mots d’une voix horrible et d’un geste menaçant : « Sortez, malheureuse !... sortez !... ne reparaissez jamais devant moi !... » Isaure obéit en jetant sur lui un dernier regard plein d’expression, et se soumet sans se plaindre au châtiment qui lui est imposé. 

Pendant cinq jours entiers, l’exilée subit l’arrêt qu’avait prononcé M. de Saintène. Elle resta dans son appartement, où l’on présume sans peine que Célina lui rendait les plus tendres soins. Qu’on se figure l’embarras et l’émotion de cette dernière, chaque fois que leur mère adoptive venait auprès de sa chère Isaure, dont elle ne pouvait concevoir la désobéissance et surtout l’étourderie. Oh ! combien de fois elle fut tentée de tout révéler, et de reprendre le pesant fardeau dont son admirable soeur se laissait accabler pour elle ! Ce qui confondait le plus madame de Saintène, c’était l’héroïque résignation d’Isaure, qui n’implorait aucunement son assistance pour fléchir le président. Celui-ci ne s’étonnait pas moins du silence de la prétendue coupable ; et peut-être accusait-il déjà d’ingratitude et de froideur le coeur le plus aimant, le plus généreux. Isaure, en effet, trouvait ne pas payer trop cher le bonheur d’empêcher Célina d’être replongée dans l’état obscur d’où elle était sortie, et de renoncer au sort brillant qui lui était assuré. 

Mais, en même temps, quelle forte et touchante leçon pour notre étourdie, de voir ce que souffrait sa soeur, réduite à rester dans sa chambre, à ne point paraître à table, au salon, ni même dans le jardin ; à passer aux yeux de tous les gens de la maison pour une curieuse indiscrète, elle qui, de sa vie, n’avait commis aucune faute de ce genre... On espérait enfin que le président se laisserait toucher ; et à la vue de son valet de chambre qui entre furtivement chez Célina, Isaure présume qu’enfin son tourment va finir ; mais quel est l’étonnement des deux orphelines, en apprenant que M. de Saintène, blessé de ce que l’exilée n’avait fait faire aucune tentative pour obtenir sa grâce, et présumant, d’après cette étrange conduite, qu’elle n’en conservait aucun repentir, exigeait qu’elle fût encore une semaine entière sans paraître devant lui. 

« Je ne le souffrirai pas ! » s’écria Célina ; et aussitôt elle s’élance dans le cabinet du président, tombe à ses pieds, et lui révèle toute la vérité. « C’est moi, lui dit-elle, fondant en larmes, c’est moi qui fus assez malheureuse pour briser ce buste si précieux, et qui vous était si cher. Isaure, voulant me sauver du juste châtiment que je méritais, Isaure vous a laissé croire qu’elle était l’auteur de ce funeste accident... Je sais bien que je m’expose à perdre pour jamais votre appui, votre amitié qui m’est chère ; mais je ne puis supporter plus longtemps que ma soeur adoptive soit victime de son dévouement et de son admirable discrétion... Chassez-moi, Monsieur, rejetez-moi dans l’obscurité d’où vous m’avez fait sortir ; mais restituez votre tendresse et votre estime à celle qui la mérite si bien, et dont la rend plus digne encore ce qu’elle a fait pour moi. » 

Le président, surpris et vivement ému, vole à l’appartement d’Isaure, auprès de qui madame de Saintène se trouvait, et cherchant en vain à découvrir son secret, il presse dans ses bras l’exilée, en lui disant : « Eh ! j’ai pu te croire coupable... interpréter si mal ton généreux silence ! – Ah ! si vous saviez, lui répond Isaure, devinant, à la vue de Célina, qu’elle a tout révélé ; si vous saviez combien il m’en a coûté d’être cinq jours entiers sans vous voir !... mais je vous en fais l’aveu, plus ma résignation me causait de sacrifices, plus je trouvais de forces pour la supporter. – Et moi, dit Célina, plus j’éprouvais de remords et de tourments. – Eh bien ! reprend M. de Saintène, en jetant sur elle un regard qui lui annonce son pardon, compare ce que déjà t’ont fait souffrir les étourderies, avec la récompense qu’obtient en ce moment ta soeur adoptive ; et juge par toi-même de quelle importance est la discrétion... N’oublie jamais, ma fille, qu’elle est un devoir pour toute personne dépositaire d’un secret ; mais qu’elle devient une vertu,