Pierre Chardon - Conte de Paul Stevens wiki

L’ivrognerie est peut-être le plus grand et le plus méprisable de tous les vices qui déshonorent l’humanité.
Je vous le dis en toute vérité : un mauvais compagnon est cent fois plus à craindre que la peste.

N’est-ce pas, chers lecteurs, que le Saint-Laurent est un fleuve magnifique et que tout vrai Canadien doit s’enorgueillir d’être né sur ses bords ? Que de fois, pendant les chaleurs de l’été, alors que les rues de nos cités se changent en vastes fournaises, et qu’on y respire une poussière âcre et brûlante, n’avez-vous pas considéré comme une bonne fortune, de mettre le pied sur le pont d’un de nos élégants bateaux-à-vapeur, pour aller jouir à pleins poumons, de l’air pur et embaumé du fleuve ?

Avec quelle franche admiration n’avez-vous pas promené vos regards sur ces rives si peuplées et si semblables que, pendant plusieurs lieues et à mesure que les villages disparaissent derrière lui, l’étranger ravi croit toujours revoir le même village, et la flèche argentée de la même église, qui se mire en tremblant dans le fleuve avec les maisons blanches et rouges qui l’entourent et se balancent dans l’onde autour d’elle ?

Et puis quel spectacle varié et enchanteur que celui de ces campagnes si bien cultivées et d’aspects si divers, avec leurs clôtures aux zigzags fantastiques qui partagent et colorent les cases de ce gigantesque échiquier de la nature ! Ici des pièces de terre, que la charrue vient de déchirer, étendent leur couleur brune et fument gaiement au soleil, en attendant qu’elles se couvrent de moissons dorées ; là des champs d’avoine et de blé naissants, revêtent un vert foncé : près de vous, des prairies d’un vert plus tendre, viennent mêler leur herbe joyeuse aux cailloux poudreux de la grand-route, tandis qu’au loin, aussi loin que vous pouvez étendre la vue, la chaîne ondulée des montagnes qui borde l’horizon, confond dans une même teinte, le ciel bleu et la cime sombre de nos forêts vierges.

Tenez, chers lecteurs, avouez-le franchement, à la vue de cette nature si belle et si tranquille, il ne serait pas impossible que votre enthousiasme débordât et que vous vous prissiez tout à coup d’une belle et folle envie pour la campagne et la vie champêtre ?

Ce ne serait pas un mal, et je vous la souhaite ; mais ne perdez pas de vue que nous sommes assis sur le pont d’un steamer qui glisse au milieu du plus beau fleuve du monde, et que, par conséquent, nous assistons plutôt à une représentation de la campagne, avec cette seule différence que c’est Dieu qui montre la pièce, et que les acteurs sont cachés derrière les décors ou par les accidents du chemin.

Cependant, une fois sur les lieux, peut-être trouveriez-vous la quiétude de ces tableaux moins saisissante. Peut-être encore, s’il vous arrivait, voyageur curieux, de pénétrer dans quelqu’une de ces demeures, cachées derrière ces arbres touffus, et qui d’ici nous semble le sanctuaire du bonheur, – si toutefois le bonheur a un sanctuaire en ce monde, – n’y rencontreriez-vous pas toujours cette félicité calme que s’était forgée votre imagination surprise.

Tout cela est probable ; mais que voulez-vous ? les siècles se suivent et ne se ressemblent pas ; et il n’y a certes pas de ma faute si les Tircis et les Tityres ne figurent plus que pour mémoire dans les pastorales de collège.

Bien plus, nous le demandons les larmes aux yeux : qu’est devenue cette foi naïve et robuste de nos bons ancêtres ? Pourquoi perdons-nous, chaque jour, leurs mœurs austères et la touchante simplicité de leurs goûts ?

Étrange contradiction de cette étrange époque ! à mesure que l’éducation semble vouloir élever notre intelligence, le niveau de la morale publique tend à s’abaisser non seulement dans les villes, mais encore dans les campagnes.

Il y a deux siècles à peine, nos mœurs étaient si pures, la foi si vive, qu’un homme fut cloué au pilori, pendant plusieurs heures, sur la place publique de Québec, pour s’être enivré et avoir blasphémé.

Nos places publiques pourraient-elles contenir aujourd’hui tous les blasphémateurs et les ivrognes ?...

Hélas ! ce qu’écrivait le bon Horace serait-il donc vrai ?

Pomnosa quid non imminuit dies ?
Oetas parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores, mox daturos
Prageniem vitiosiorem.

« Que n’altère point le temps destructeur ? Nos pères moins bons que nos aïeux, nous ont fait plus méchants qu’eux-mêmes ; pour laisser bientôt à notre tour des enfants plus méchants que nous. »

Au moment où commence cette histoire, un groupe de curieuses désœuvrées appartenant à la plus basse classe de l’endroit, stationnait devant l’église en face d’une douzaine d’élégantes voitures d’été, attendant leurs maîtres, et échangeait une conversation du plus haut intérêt, s’il faut en juger d’après les fréquents points d’exclamation et d’admiration qui animaient le dialogue.

– Est-elle chanceuse, tout de même ? disait une vieille avec une volubilité étonnante et d’une voix aigre et criarde. Quand on pense que j’ai vu venir ça au monde, et qu’au meilleur de ma connaissance ça a toujours couru nu-pieds jusqu’à sa première communion, et que maintenant parce que ça a été au couvent et que ça sait jouer de la musique et parler dans les termes, ça va devenir une des plus huppées du village. Va-t-elle faire la dame un peu ! Je gagerais ben qu’elle ne voudra plus, pour beaucoup, visiter seulement ses voisines. Mais voilà comme ça va aujourd’hui, on ne se reconnaît plus : le pauvre monde vire tout à l’envers. Il y a vraiment de quoi perdre la tête ! Pour ma part, je sais ben que si la petite Martin eut été ma fille propre, aussi vrai que mon nom est la Sans-Regret, elle n’aurait jamais épousé M. Cardon.
– Mon Dieu ! ne dirait-on pas que la Sans-Regret est jalouse, objecta hardiment une des femmes qui l’écoutaient pérorer, et dont la langue était aussi bien pendue. On voit bien qu’elle s’est levée de travers ce matin. Le beau dommage, en vérité, que la petite Martin n’ait pas fait comme sa fille qui s’est amourachée d’un pendard, d’un grand bon à rien, qui lui donne plus de coups que de pain, et qui la laisserait crever de faim avec ses pauvres enfants, plutôt que de se passer d’une chopine de rhum.

Ces paroles débitées avec une certaine emphase et d’un air moqueur et insultant, firent sourire la galerie. Seule, la Sans-Regret frappée dans son orgueil de mère et sa dignité de belle-mère, ne trahit aucune émotion sur sa figure anguleuse et parcheminée, mais jetant sur son interlocutrice triomphante un regard menaçant, elle cria d’une voix étranglée par la colère et en gesticulant des mains et de la tête :

– C’est bien à toi, Tarlette ! de me parler de mon gendre. Il n’y a pas huit jours que ton beau Baptiste a encore fait maison nette et que tu en portais les marques. Ça serait-il l’eau de rivière, par hasard, qui lui donne une haleine à renverser les mouches, et c’est-y à l’église qu’il a attrapé cette figure rouge et bouffie comme une citrouille d’automne ? Tu ferais bien mieux, trigaude maudite que tu es, de veiller un peu plus à tes torchons et à ton gueux d’homme, que de venir invictimer comme ça, sur le chemin d’roi, une pauvre et honnête vieille qui ne te dit rien et ne doit rien à personne.
– Trigaude maudite vous-même, riposta la Tarlette en élevant la voix, de trigauder ainsi, sans rime ni raison, la meilleure fille du village, et de bien loin. Ma bonne vérité !... c’est bien heureux, la mère, que vous n’ayez plus de dents, car autrement la peau du pauvre monde en verrait des dures avec vous. Je mettrais ma main au feu que monsieur le Curé n’a jamais eu à lui reprocher gros comme la tête d’une épingle, et cependant il n’a pas coutume de ménager les gens. Oui, Seigneur ! pour le sûr, qu’elle est une fille rare : c’est dévot et beau comme le jour, et pas fière ; elle a tout pour elle. Mais voilà ce que c’est, quand on a le fond noir, on trouve toujours quelque vice chez les autres. Je vous le demande un peu à vous autres, si vous n’auriez pas fait comme la petite Martin. Les riches ne sont pas déjà si communs, qu’il faille leur donner la pelle quand ils se présentent, et surtout s’ils sont jeunes et bien bâtis. D’ailleurs il me semble qu’on ne doit pas être bien fine pour aimer mieux à se faire servir et à faire la dame, que d’aller en journée et travailler à la sueur de son front chez les étrangers. Le simple bon sens le dit. Quant à mon pauvre mari s’il boit quelquefois, il ne laisse pas pâtir ses enfants, et il ne boit pas dans toutes les auberges comme le traîneur de chemins de la Sans-Regret.
– Bonté divine ! vociféra la vieille, en joignant ses mains décharnées, est-il possible de se voir affrontée de même, à mon âge ?

La discussion menaçait de tourner au tragique, quand le cortège qui en faisait les frais, vint, fort à propos, à sortir de l’église.

À cette vue nos deux mégères se turent tout à coup pour se ranger chacune avec ses partisans, de chaque côté de la porte principale.

Un murmure d’admiration parcourut les deux rangs, lorsque les nouveaux mariés sortirent de l’église suivis d’un cortège nombreux et bruyant de parents et d’amis. Chacun des conviés remonta lestement en voiture et bientôt toute la noce gagnant le bas du village, disparut dans un tourbillon de poussière.

Nos curieuses, de leur côté, s’étant divisées en deux bandes, se séparèrent, non sans s’être jeté un regard de défi, à l’instar des vieux héros du bon Homère. L’une précédée de la Sans-Regret suivit, en babillant, le chemin de la noce ; l’autre guidée par la Tarlette, prit une direction opposée.

* * *

La petite Martin, ou pour mieux dire madame Cardon, – car c’est bien elle que nous avons vu sortir de l’église, dans le chapitre précédent, saluée par un murmure d’admiration, – venait à peine d’atteindre sa dix-septième année.

Elle était douée d’un extérieur avantageux ; mais ce qui la distinguait surtout, c’était l’excellence de son cœur, et les précieuses qualités qu’avait développées en elle une bonne éducation puisée au couvent.

Aussi habile à manier l’aiguille que les touches de son piano, économe, propre à l’excès, industrieuse et ménagère, il fallait voir comme tout était rangé et brillant dans la maison de son père.

Quoiqu’il ne fut pas riche, le père Martin était cependant parvenu à une honnête aisance, et même à passer pour riche, grâce à une économie bien entendue et à son travail de chaque jour. Dans son jeune temps, il avait été voyageur, mais à son retour des pays d’en haut dont, soit dit entre parenthèse, il n’était pas revenu plus riche que le jour de son départ, il s’était mis à naviguer sur le fleuve. Trouvant que ça ne payait pas, mais qu’en revanche ça le fatiguait beaucoup, un beau matin, il abandonna la navigation au long cours pour se marier.

Les richesses que les deux époux apportèrent dans la communauté n’étaient pas lourdes ; le magot, en argent dur, ne représentant pas plus de cent piastres ; mais Martin était sobre, plein de santé, actif et travailleur ; de son côté, Catherine avait, au plus haut degré, l’intelligence du travail et de l’économie.

La première année de leur mariage, ils louèrent une modeste maison sur le bord du fleuve, et comme il importait avant tout, à un homme marié, d’avoir une position sociale, Martin qui avait toujours beaucoup aimé l’aviron et la grand-rivière, et qui de plus, possédait deux canots, se fit traversier.

Le surlendemain de leur installation en ménage, les curieux de l’endroit s’arrêtaient en face de sa demeure, pour lire l’enseigne suivante, tracée en grands caractères jaunes, sur un fond bleu de ciel, dont le milieu était orné d’un magnifique canot rouge, et que quatre clous tenaient en respect au-dessus de la porte d’entrée :

Jean-Baptiste Martin, traversier.
À toutes heures de jour et de nuit.

Les passagers ne se firent pas attendre, et la traverse prospéra si bien, que la saison suivante, Martin s’adjoignit un associé, sans toutefois faire changer un iota à son enseigne.

Sur ces entrefaites, la petite Martin vint au monde, et sa naissance causa tant de joie aux époux, que le jour même, l’heureux père acheta et paya en bel argent comptant, la belle maisonnette qu’il avait occupée jusqu’alors comme locataire :

– Notre petite Marie ne sera pas toujours sans dot, dit-il à sa femme, en lui donnant l’acte d’achat à serrer.

L’enfant avait atteint sa dixième année, et le bon Dieu ne leur en donnait pas d’autres, lorsque le père Martin qui travaillait de l’aviron plus fort que jamais et gagnait à l’avenant, voulut remplacer sa maisonnette par une véritable maison à deux étages. Mais avant de se mettre à l’œuvre, il mit sa fille en pension dans le couvent du village voisin, en la recommandant tout particulièrement aux bonnes sœurs.

Elle ne tarda pas à se faire remarquer parmi ses jeunes compagnes ; et quand le temps des vacances fut arrivé, le père tout joyeux des succès de sa fille, fut fier de lui dire, en approchant de sa nouvelle demeure : « Tiens, ma fille, voilà ta maison, es-tu contente ? »

À mesure que Marie grandissait, il lui ménageait, aussi souvent qu’il le pouvait, quelque nouvelle surprise, qui venait ajouter au confort de la maison. Un sourire, un baiser de sa fille, le payaient amplement de ses plus grands sacrifices, car il ne l’aimait pas seulement, il l’idolâtrait.

– Catherine, dit-il un soir à sa femme, il faut que nous achetions un piano à Marie. On est si content d’elle au couvent, que la voilà devenue maîtresse de musique. J’ai dans l’idée qu’elle fera une fière musicienne, car la Supérieure m’a dit tout à l’heure qu’elle avait un talent rare. Avec les économies que nous avons devant nous, et quelques coups d’aviron de plus, nous pourrions en avoir aisément un d’ici à la Saint-Jean-Baptiste. Ça tombera justement quelques jours avant sa sortie du couvent, et ça ne sera pas le plus vilain meuble de son trousseau, quand nous la marierons, qu’en penses-tu ?

Catherine avait coutume de penser comme son mari, surtout quand il s’agissait de faire plaisir à leur fille unique ; aussi le piano arriva-t-il la veille de la fête.

Le lendemain fut un grand jour dans les annales domestiques de la famille Martin.

Quoiqu’il fût strictement économe, le digne traversier savait se montrer cependant, en certaines occasions, d’une prodigalité qui l’étonnait lui-même. En cette occasion, il se surpassa, car il célébrait trois fêtes à la fois : celle de son glorieux patron d’abord, la sienne ensuite, et enfin l’arrivée du piano.

Il est donc parfaitement inutile de dire qu’il fit préparer un véritable festin ; – quinze couverts, ni plus ni moins, – mais nous ajouterons, pour donner une idée quoiqu’imparfaite de sa splendeur, que la vaisselle des alentours avait été mise en réquisition.

Après la messe, les conviés, voisins pour la plupart, arrivèrent à la file. Bientôt il ne manqua plus que le père Martin et Marie. En attendant leur venue, Catherine qui n’avait pas de temps à perdre, pria les convives de passer dans la grand-chambre, et les y laissa en extase devant le piano fermé. Leur admiration naïve, à la vue de ce magnifique instrument, ne cessa qu’à l’arrivée de Marie et de son père, pour faire place aux compliments d’usage, et aux franches poignées de main.

– Allons, la compagnie, dit le père Martin, dont la bonne et honnête figure rayonnait de contentement, le dîner est paré, vive la joie et la Saint-Jean-Baptiste !

Bons lecteurs, avez-vous jamais été assez favorisés du ciel pour faire partie d’un de ces repas joyeux, – à la campagne bien entendu, – car dans les festins de nos villes, on parle plus qu’on ne s’amuse, et vous haïssez comme moi, je n’en doute pas, les discours à table ; – si vous y avez déjà assisté, vous comprendrez facilement que ma plume – j’allais dire la langue, excusez la méprise, – est trop pauvre pour décrire cette verve si franche, cet entrain si plein de charmes et de laisser aller qui animent ces réunions ; dans le cas contraire, je vous souhaite cette bonne fortune de tout mon cœur et en attendant, je vous plains.

Or donc, avec votre permission, les débris du festin vont être enlevés ; et voilà que le père Martin ayant pris le bras de sa fille, la conduit triomphalement devant le piano, suivie de toute la compagnie.

Marie a ouvert le piano et les voisins se sont assis, tandis que le chef de la maison, ravi de l’expression admirative qui illumine leurs physionomies, ne cesse de répéter : « La musique ! Marie, la musique ! »

Aux premières note d’un chant sacré que la jeune fille jouait par habitude, l’auditoire semblable à la cour de la reine Didon, suspendue aux lèvres du pieux Énée racontant ses infortunes, observa un silence religieux ; mais à peine le morceau fut-il achevé, qu’un concert unanime d’éloges éclata à la fois.

Bientôt l’enthousiasme général ne connut plus de bornes, lorsque la jeune musicienne ayant joué la Canadienne, repassa successivement les airs si connus de nos ballades nationales, que personne n’a écrites, et que cependant tout le monde sait par cœur. Il fallut que Marie les recommençât pour accompagner les paroles que chacun murmurait tout bas, et le père Martin, en sa double qualité d’amphitryon et de vieux voyageur, entonna le premier, d’une voix forte et singulièrement cadencée, tout en simulant le maniement de l’aviron :

En roulant ma boule,
ma boule roulant...

Ce fut là le signal d’ouverture de tout le répertoire. Toutes les voix, belles ou vilaines des heureux convives, eurent l’honneur d’un accompagnement du piano, et quand il n’y eut plus de chansons et que Marie fut lasse de jouer, – on se lasse de tout en ce monde, – la causerie commença.

Après les affaires du prochain, qui occupent je ne sais trop pourquoi, la première place dans les entretiens du village, la conversation vint à tomber sur un sujet plus délicat, et qui va nous donner l’occasion d’apprécier, en peu de lignes, les vues et le caractère du digne traversier.

On en était au chapitre des jeunes personnes à marier, et des bons partis, – chapitre intéressant, qui fournit toujours les plus longs commentaires, – lorsque quelqu’un de la société fit remarquer que Marie était assez grande, et surtout trop bien éduquée, pour ne pas trouver bientôt un notaire ou un avocat :

– Ou bien un docteur, ajouta M. Merlan, le plus proche voisin dont le fils, maître d’école de l’endroit, se préparait à la profession de médecin, en suivant un cours aussi complet que possible, les jours de congé, chez un des Sangrados du village.
– J’aimerais mieux un marchand, hasarda timidement une voix, qu’en penses-tu, Marie ?
– À la bonne heure, Mame Chaloupin, parlez-moi d’un marchand, se hâta de dire le père Martin, sans donner le temps à sa fille de répondre, ou bien encore, d’un bon habitant. Ceux-là ont du pain cuit dans la huche, et il n’y a pas de danger que leur femme connaisse la misère. Mais aller donner ma fille à un pauvre diable de notaire ou à un avocat sans causes, comme il y en a de tous bords et de tous côtés ! J’aimerais, cent fois mieux, la voir avec un ouvrier sobre et travaillant. Tenez, il n’y a pas si loin à aller. Combien y en a-t-il d’avocats et de notaires par chez nous ? Ils sont drus comme les doigts de la main, et ils se mangent les uns les autres. Ne m’en parlez pas de vos hommes de profession, on n’en voit bien que trop, car c’est étonnant comme cette graine-là pousse vite. De mon temps il fallait faire trois ou quatre lieues pour trouver un médecin, et on ne s’en portait pas plus mal. Défunt mon grand-père, dont le bon Dieu ait l’âme, a vécu jusqu’à cent ans, vert comme un érable au mois de juillet, et vigoureux comme vous et moi, sans qu’un docteur lui ait jamais tâté le pouls. Aujourd’hui, il y en a partout, il n’y a pas jusqu’aux quatrièmes rangs des concessions qui n’en soient gréés. Il en est de même des notaires et des avocats. Je vous le demande un peu, s’il n’y a pas déjà assez de chicane sans eux, et pourtant moins on en manque, plus il en vient. Ma bonne vérité ! ces gens-là ruinent le pays.

Ne vous étonnez pas, chers lecteurs, de cette aversion profonde du père Martin pour les gens de profession en général. Il jugeait des professions en bloc, bien à tort sans doute, d’après ce qu’il voyait chaque jour autour de lui ; et comme il n’avait perdu de vue le clocher de son village que pour voyager sur l’eau, il pouvait fort bien, sans s’en douter, prendre l’exception pour la règle en traduisant des idées aussi hostiles envers des corporations honorées et honorables. Quoiqu’il en soit, ce préjugé était tellement enraciné chez le bonhomme, qu’on lui aurait arraché la langue plutôt que de l’en faire démordre. Les plus beaux arguments échouaient devant sa réponse invariable : combien y en a-t-il d’avocats, de médecins et de notaires par chez nous ?

Vous voudrez bien encore, chers lecteurs, ne pas perdre de vue que cette scène se passait il y a longues années. À cette époque l’éducation ne marchait pas comme aujourd’hui, à pas de géant ; et le père Martin n’était pas le seul qui confondît dans le même anathème, les hommes de profession en général, et les maîtres d’école en particulier.

* * *

Deux mois s’étaient écoulés depuis la Saint-Jean-Baptiste, lorsque Marie sortit du couvent pour rentrer dans la maison paternelle dont elle prit la haute direction.

Alors la maison à deux étages, surmontée des quatre batelets, se transforma, pour le père Martin, en véritable palais. Il ne l’eût pas échangée pour le manoir de l’endroit. À toute heure du jour, il pouvait voir sa chère Marie, ça suffisait à son bonheur. Il est vrai de dire que Marie, en fille reconnaissante, lui prodiguait mille petits soins et savait comment le prendre.

Si, durant la journée, il revenait mouillé de sa traverse, ce qui arrivait assez fréquemment, car un canot n’est pas tout à fait un bateau à vapeur, Marie était là qui l’attendait avec un bon gilet de flanelle et des chaussons de laine bien chauds. Le soir, après souper, avait-il l’air de trouver les heures longues, vite, elle lui faisait de la musique, en ayant soin de jouer de préférence les airs qu’il aimait, ou bien elle lui lisait quelque chose d’intéressant. De temps à autre, c’était un voisin qui venait passer la veillée, alors on causait, on jouait au major pour des pommes, que le père Martin finissait invariablement par croquer, qu’il gagnât au qu’il perdit. Bref, il se sentait si heureux, qu’il eût presque consenti à vivre ainsi jusqu’au jugement dernier.

* * *

Monsieur Cardon, le gendre du père Martin, était un beau et grand garçon de vingt-trois ans, que la mort de son père avait laissé, depuis vingt-sept mois, propriétaire et unique héritier d’un magasin bien garni et encore mieux achalandé. Il gérait lui-même ses affaires, et quoique son séjour aux écoles et même au collège, eut été de courte durée, il avait cependant assez appris pour maintenir la prospérité de son commerce et se conduire de telle sorte, que les plus mauvaises langues de l’endroit n’avaient jamais eu le moindre petit scandale à amplifier sur son compte. Aussi, passait-il pour le modèle du village, et ne lui reconnaissait-on ni défauts, ni ennemisPeut-être un examen plus approfondi aurait-il donné tort au fameux adage : « La voix du peuple, c’est la voix de Dieu », en mettant à nu le côté faible de son caractère, une confiance exagérée en autrui doublée d’un naturel débonnaire. Quoiqu’il en soit, quand on parlait de lui, on disait généralement : « Il n’y a rien de meilleur que monsieur Cardon, c’est la bonté même. » Triste éloge par le temps qui court, puisque, malheureusement, dans ce siècle de fer, de semblables louanges équivalent à une oraison funèbre, car bien souvent, elles ne s’appliquent qu’à des natures faibles, destinées à devenir la dupe et la proie des mauvais. Il lui manquait encore, sans aucun doute, cette précieuse expérience des choses de la vie qui ne s’acquiert jamais qu’à nos dépens, et coûte trop souvent plus cher qu’elle ne vaut une fois qu’on l’a acquise ; mais quand on commence sa carrière avec une fortune toute faite et un crédit solidement établi, on peut heurter, sans danger sérieux, certains écueils qui briseraient la barque de gens moins bien pourvus.

Comme tous ceux doués d’une âme pureet aimante, monsieur Cardon avait voulu se marier jeune, et ne point faire du mariage une honteuse spéculation. En choisissant mademoiselle Martin, dont la position sociale, aux yeux du monde, n’égalait pas la sienne, il s’était rappelé la douce figure de sa mère, de cette bonne et excellente mère qui l’avait tant aimé ; et quoique certaines personnes intéressées ou curieuses, criassent bien haut à la mésalliance, plus le jeune homme avait été à même d’apprécier les vertus solides de sa future compagne, plus sa détermination de lui confier son bonheur était devenue inébranlable. En la voyant, sa pensée se reportait avec complaisance vers cet heureux foyer qui avait vu grandir son enfance, et il le reconstruisait, pièce à pièce, avec sa chère Marie.

Cette touchante confiance ne devait pas être trompée. Les fêtes de noces une fois finies, il suffit à la jeune femme, de quelques semaines, pour rendre à la maison de son époux, l’aspect de ses meilleurs jours. Tout devint propre, rangé, luisant, depuis la cave jusqu’au grenier, de la cuisine au coin le plus obscur du magasin, car l’œil exercé de Marie se promenait partout, et aucun détail, si minime qu’il fût, n’échappait à sa vigilance.

Au besoin, elle ne dédaignait pas de prendre le balai ou le plumeau, et montrait l’exemple, plutôt que de gourmander un serviteur maladroit. Commandant d’ailleurs avec fermeté, mais toujours poliment, ses ordres étaient exécutés à la lettre, et les engagés qui d’abord murmuraient tout bas contre cette surveillance continuelle, avaient fini par la trouver naturelle, et n’en aimaient que davantage leur jeune maîtresse, parce qu’il y avait toujours entre eux respect réciproque. L’activité qu’elle déployait redoublait celle de ses serviteurs, et créait entre eux cet esprit d’émulation qui contribue si puissamment à assurer la prospérité d’une maison.

À la vue de l’étonnante transformation qu’avait subie son intérieur, si négligé depuis la mort de son père, le jeune Cardon se sentit pris d’admiration pour sa femme. L’extérieur n’avait pas été oublié non plus. Sur le devant, du côté regardant la rivière et la grand-route, une couche de peinture jaunâtre avait rajeuni la vieille demeure, et les volets verts, mais primitivement gris, qui garnissaient les fenêtres aux vitres étroites, contribuaient encore à lui donner un air tout à fait jeune, riant et coquet.

Tout en face, sur le rebord du chemin, la grève descendant en pente douce, offrait un terrain planté d’arbres et d’arbustes, que madame Cardon avait fait entourer d’une clôture, pour y établir son jardin.

C’était elle-même qui en avait tracé le plan, et chaque soir, pendant les longues soirées d’été, on la voyait joyeusement affairée, trottant d’un pas léger parmi ses petits sentiers et dirigeant les travaux horticoles de son mari, qui avait voulu être son élève et son très humble et obéissant jardinier. Les heures s’envolaient joyeuses au milieu de ces douces et innocentes occupations. Souvent le père Martin venait à la nuit tombante, surprendre ses enfants – il ne les appelait pas autrement – et ce n’était pas chose fort difficile, puisque le jardin se trouvait penché sur la rivière. Il n’avait qu’à ne pas chanter sa chanson favorite, en guidant silencieusement son canot, le long de la rive, pour être sûr de les voir sans être vu. Plus d’une fois, le bonhomme s’était oublié, dans une muette extase, à les contempler se promenant sous un berceau de feuillage que leurs mains avaient élevé. À la vue de sa chère Marie si heureuse, et d’un gendre dont il était fier à si juste titre, des larmes de joie venaient mouiller sa paupière, mais l’heureux père les essuyait bien vite et entonnait de sa voix la plus retentissante :

En roulant ma boule,
ma boule roulant.

À ces paroles aimées et connues, répondaient deux cris joyeux : « Voilà papa ! » et Pierre et Marie s’élançaient au-devant du vieillard attendri.

– Allons ! mes enfants ! la rivière est belle, un petit tour sur l’eau ne vous fera pas de mal.

Bientôt le canot s’éloignait, bercé mollement sur la face tranquille du grand fleuve, et le bonhomme recommençait sa ballade, dont Pierre et Marie répétaient le refrain. Leurs voix se mariaient à la voix de la brise, au murmure du fleuve, et à ces milliers de soupirs vagues et indéfinis que l’oreille attentive perçoit dans le calme de nos belles nuits, et qui semblent, aux cœurs pieux, l’hymne du soir de la terre s’élevant vers le ciel.

Si le silence venait à régner dans le canot, soit que les heureux enfants s’oubliassent à regarder la lune et les myriades d’étoiles, soit que le rossignol fit entendre sa voix du haut des arbres qui miraient leur feuillage assombri dans la glace transparente des eaux, le bonhomme se plaisait à leur faire quelqu’une de ses niches qui ne manquaient jamais leur effet. Tantôt il frappait avec bruit, du plat de son aviron, la surface de l’eau, et faisait pleuvoir traîtreusement sur ses compagnons silencieux, une averse de perles liquides. Quelquefois aussi, lorsqu’ils étaient au beau milieu de la rivière, il sautait lourdement sur son siège, et imprimait ainsi au canot des mouvements d’oscillation si imprévus et saccadés, que Marie en poussait des cris de terreur folle. La peur une fois passée, de joyeux éclats de rire, partant comme des fusées, allaient réveiller les échos d’alentour, et les chansons recommençaient de plus belle.

* * *

L’été ne dure pas toujours. C’est très fâcheux pour les pauvres gens et un peu pour tout le monde ; car en vérité lecteur, il est magnifique dans notre chère patrie : mais le bon Dieu l’a voulu ainsi, et il sait bien ce qu’il fait, comme dit le bon Garo du bon Lafontaine. L’automne arriva donc à pas de loup, et les feuilles commencèrent à se faire jaunes, rouges, de toutes couleurs ; puis, vint le vent qui les fit tomber une à une, et, un beau matin, ou plutôt un triste matin, il n’y en eut plus. Chaque jour le soleil se levait plus tard et plus triste. On eut dit qu’il semblait réserver l’ardeur de ses rayons bienfaisants pour des climats plus favorisés, comme s’il eut eu regret de réchauffer des arbres dépouillés et des terres presque nues ne montrant plus çà et là qu’une herbe flétrie et mourante.

Adieu les belles et fraîches nuits d’été ! Adieu les beaux clairs de lune et les douces brises faisant trembler la surface étincelante du fleuve, où se berçaient les étoiles ! Mais madame Cardon regretta peu l’été et ses charmes. Une occupation bien plus sérieuse s’était emparée de son esprit et avait donné une autre direction à ses idées : elle allait devenir mère.

* * *

Un jour madame Cardon, que les pauvres du village appelaient, depuis son mariage, leur chère petite Dame du bon Dieu, car elle savait consoler et soulager leur détresse avec ce tact merveilleux qu’ont seuls la femme et le prêtre, se rendit jusqu’à la demeure de la Sans-Regret, dont elle avait appris le profond dénuement. Cette maison était située dans la plus pauvre rue du village, et offrait l’aspect le plus pitoyable. On eut dit, à la voir, que ses propriétaires avaient pris à cœur de la laisser tomber en ruines. Des pierres manquaient au faîte de la cheminée lézardée, des bardeaux à la toiture recouverte d’une mousse sale, et des trois fenêtres qui ornaient la façade, l’une avait été condamnée, et les deux autres présentaient, à divers endroits, en guise de vitres, un papier sale et épais, ou de vieux torchons. Le perron qui possédait autrefois trois marches, avait perdu celle du milieu, ce qui rendait l’accès de la maison assez difficile, et même périlleux pour tout autre que pour ses locataires, et la contreporte qui se balançait sur un seul gond, attendait patiemment qu’elle tombât tout à fait.

En entrant, madame Cardon vit une vaste pièce, qui occupait toute l’étendue de la maison. Un feu de branches brûlait tristement dans la cheminée, encombrée de souches et de bois de rebut, autour duquel jouaient trois petits enfants, à moitié vêtus, dont l’aîné pouvait avoir huit ans. Les quelques meubles qui dissimulaient mal la nudité de la chambre, accusaient tous les actes de brutalité et de vandalisme auxquels s’était livré le gendre de la Sans-Regret, dans ses accès de frénésie, causés par la boisson. Le malheureux ivrogne n’avait respecté que deux objets, le lit au couvre-pied bariolé, d’une propreté remarquable, et le violon traditionnel, accroché à la muraille, au-dessus d’un Christ .qu’entourait un rameau bénit. Un banc, grossièrement fait, sur lequel se tenaient en équilibre deux seaux si fracassés, que l’eau en suintait et simulait, en petit, sur le plancher mal joint, le cours tortueux d’une rivière ; quelques chaises boiteuses et défoncées, un vieux buffet peint en rouge et une grande table, couverte de blé d’inde, adossée à l’unique fenêtre donnant sur la cour, formaient tout le mobilier.

La Sans-Regret avait quitté son rouet, pour recevoir madame Cardon, que les pauvres enfants regardaient avec une admiration craintive. Aussitôt que la jeune femme se fut assise, la vieille rajusta ses lunettes et reprit sa tâche interrompue.

– Eh bien ! la mère, vous filez donc toujours ? à votre âge, ça doit vous fatiguer la vue, lui dit familièrement madame Cardon, de sa voix douce et sympathique.
– Que voulez-vous ? chère petite Dame, je le sais bien, mes pauvres yeux s’en vont. On ne peut pas toujours avoir quinze ans, mais je suis bien fière de ne pas demeurer les bras croisés, quand l’ouvrage vient me trouver. Ma fille travaille autant comme autant, mais les journées manquent quelquefois, et le gagne n’est pas gros. À nous deux, nous avons grand peine à nourrir ces pauvres innocents, continua la vieille, en désignant de la main les trois petits malheureux, dont les figures insouciantes et rieuses offraient un contraste douloureux avec l’expression profondément affligée de son geste et de toute sa personne.
– Mais le mari de votre fille ?...
– Oh ! mon gendre, mon pauvre gendre ! soupira la vieille en étouffant ses sanglots. Il chauffe à bord de la Queen, depuis six semaines. C’est Jacquinet le navigateur qui a dégréé avant-hier, qui nous l’a rapporté, sans quoi nous ne le saurions pas encore.
– La navigation va être bientôt fermée, et il reviendra avec ce qu’il aura gagné, fit madame Cardon, émue .jusqu’aux larmes.
– Que le bon Dieu le veuille, murmura la Sans-Regret en hochant la tête, d’un air désespéré et comme se parlant à elle-même, mais il ne fera pas ce miracle. Oh ! chère dame, vous ne sauriez jamais imaginer tout ce que j’ai souffert, depuis trois ans que le malheureux garçon s’est jeté à la boisson. Il y a longtemps que je devrais avoir pleuré toutes mes larmes, mais je ne sais comment ça se fait, toutes les fois que jy pense, j’en retrouve encore. Lui, qui était si bon, si travaillant, si dévot ! Il ne m’aurait pas laissé enfiler une aiguille à la chandelle avant ce temps-là ! Et aujourd’hui, nous voir aller à rien, après avoir été si heureux ! Tenez, il y a des moments où je deviens folle, et je crois que j’ai fait un mauvais rêve. Oh ! oui, madame, ce que c’est cependant que la mauvaise compagnie et ces auberges d’enfer. Voilà ce qui a perdu mon malheureux gendre, et causé la ruine de la maison. Si j’étais maître, les aubergistes baiseraient tous le pénitencier, car ce sont eux qui mettent le divorce dans les ménages en arrachant le pain de la bouche du pauvre monde. Les auberges ressemblent sans comparaison aux toiles d’araignées, quand un homme y rentre une fois, il ne peut plus en sortir...

En ce moment, un coup violent ébranla la fenêtre de derrière, et fit sauter la Sans-Regret sur sa chaise. Avant qu’elle fut revenue de son émotion, un autre coup l’avait ouverte, et la tête pelée et osseuse d’un cheval, affreusement maigre et laid, plongeait dans l’intérieur et emportait un épi de blé d’inde, avec un grincement de mâchoires qui dut faire trembler tous les autres.

– Oh ! Hé ! Oh ! Dia ! arrête méchant rosson ! se mit à crier la vieille en retirant la table avec précipitation. Maxime ! dit-elle en s’adressant à l’aîné des enfants, va donc le rentrer à l’écurie, cet écœurant-là ! cours vite, mon vieux !

 Mais Maxime eut beau tirer le soupçon de queue de l’animal affamé ce dernier s’obstinait à ne pas vouloir reculer. La Sans-Regret sortit à son tour, tandis que madame Cardon s’était levée pour refermer la fenêtre, et contemplait avec un sourire mêlé de tristesse la lutte désespérée qui s’était engagée entre la Sans-Regret aidée de son petit-fils et leur misérable bourrique.

– Oh ! madame, dit la vieille en rentrant essoufflée, on a bien raison de dire qu’une croix ne vient jamais sans l’autre. Figurez-vous que mon gendre avait une jument, qui valait cinquante piastres comme une cope et qui nous aurait hivernés comme des rois. Cette bête était si bonne et si aisée à mener qu’une créature aurait pu la conduire jusqu’au bout du monde. Mais le jour des courses, apparemment qu’il était en train, ne s’est-il pas avisé de l’échanger pour un grand mal dompté, qui avait mal aux pattes ! il en eut tant dechagrin, quand il s’en aperçut le lendemain, qu’il fêta pendant huit jours, et le neuvième, à la brunante, il revint avec celui que vous venez de voir. Ce n’est pas tout. Ce malheureux bétail le fit devenir la risée du village. Il ne pouvait pas descendre un Américain sans que quelque malintentionné ne l’envoyât chez nous. Quelquefois, ils se tenaient quatre ou cinq pour le voir passer, et aussitôt que mon gendre montrait le bout du nez, ils se mettaient à se crier l’un à l’autre pour le faire étriver :
– Je gage qu’il n’a pas vendu le trotteur moins de 100 louis !
– Sans pareil vaut mille piastres !
– Un poulain de trente ans, qui a la queue comme un radis, et des yeux de fer blanc. Rien que pour le voir ça vaut de quoi. Hé ! l’Américain, donnez-lui donc une piastre, il n’y en a plus dans le pays comme celui-là.

Je vous laisse à penser si ces risées le mortifiaient. Avec ça qu’il n’est pas bien endurant de son naturel, ça le mettait dans des rages abominables, et comme il ne pouvait pas se « revenger » sur eux autres, sa colère retombait sur nous. Le jour qu’il s’est sauvé, il avait tout jeté dehors, et battu ma pauvre fille sans bon sens.

Mon Dieu ! mon Dieu ! tout cela est-il possible, murmurait madame Cardon, dont les yeux pleins de larmes regardaient avec une touchante commisération, la figure résignée de la pauvre vieille femme.

– Eh oui ! madame, ça n’est que trop possible ! un homme qui se met à boire, est un homme perdu, et il y en a bien comme ça dans le village, surtout depuis que tout le monde se mêle de vendre du rhum ! Ils se passent de licence maintenant, et quand la Couronne les poursuit, le juge qui boit avec eux trouve toujours quelque moyen pour les « clairer ».

Madame Cardon comprit alors, pourquoi le nombre des auberges au lieu de diminuer, ne faisait que s’accroître, en augmentant la misère de bien de pauvres familles. Elle frémit à l’idée de ces misérables fainéants, qui, au lieu de demander à un travail honnête leur pain quotidien, préfèrent spéculer sur la passion la plus dégradante de l’humanité, surtout lorsqu’ils peuvent le faire avec impunité.

Qu’importe à ces gens sans entrailles, que l’argent qu’ils reçoivent pour le poison qu’ils donnent, tue leur victime à coups d’épingle, et laisse peut-être, sans pain et sans feu, son innocente et malheureuse famille. Ont-ils une conscience ? Et d’ailleurs, pour la mettre en repos ne leur suffit-il pas de se dire qu’ils n’appellent personne, et qu’en définitive, leur industrie n’est pas si condamnable, si odieuse, puisqu’il se rencontre parfois des magistrats, chargés par la loi et leur serment de les punir, qui ne rougissent pas de trinquer avec eux et de les couvrir de leur estime !

* * *

Trois années se sont écoulées depuis ce dernier chapitre. Au cadran de l’éternité, trois années ne sont pas plus que la goutte d’eau, qui se perd dans l’océan, ou le grain de sable dans l’immensité du désert ; mais dans la vie de l’homme, dont le berceau et la tombe sont si voisins l’un de l’autre, trois années font époque. Elles pourront bien, à la vérité, paraître courtes aux uns, longues, biens longues à d’autres ; mais, sans m’arrêter davantage à des réflexions philosophiques qui m’entraîneraient loin de mon sujet, je vais, chers lecteurs, vous introduire de nouveau dans ce jardin que vous connaissez déjà, en ayant soin de vous prévenir, pour l’intelligence du récit, que nous sommes en été et qu’il fait très chaud.

Pierre et Marie sont assis tous deux à l’ombre de leur berceau dont la végétation est devenue luxuriante. Les arbustes qu’ils ont plantés et les arbres qui les entourent ont formé une espèce de massif verdoyant, de riante oasis impénétrable à la poussière de la grand-route, dans lequel la brise du fleuve entretient une fraîcheur agréable.

Un tout jeune enfant à tête blonde, dont les cheveux fins comme de la soie, retombaient en boucles gracieuses sur son petit cou blanc, était assis près d’eux sur le gazon, et effeuillait, en poussant des petits cris de joie, des œillets au panage rouge et des marguerites aux feuilles blanches.

Les rayons du soleil couchant, perçant l’ombrage épais des arbres, jouaient avec sa chevelure dorée et jetaient sur ce tableau de famille, une douce clarté.

À leurs pieds, coulait, avec son doux murmure, la rivière profonde, reflétant dans son eau tiède et parfumée, les nuances éblouissantes du jour qui s’en va.

Marie cousait ; comme la femme forte de l’Écriture, elle travaillait aux vêtements de son enfant, et son regard inquiet et heureux allait et revenait de son mari à son cher nourrisson.

Pierre paraissait soucieux. Un observateur plus pénétrant que sa femme eut vu tout de suite qu’il était sous l’empire d’une pénible contrainte. En effet la crise commerciale qui pesait sur le pays, avait compromis gravement ses affaires, et la ruine de plusieurs de ses confrères se balançait au-dessus de sa tête comme une autre épée de Damoclès.

Cependant la fraîcheur du soir commençait à se faire sentir, quoique pendant toute la journée l’atmosphère eût été brûlante et poudreuse. Marie déposa son ouvrage, releva son enfant et le prit dans ses bras. De ses petites mains qui tenaient encore des fleurs, il caressait tour à tour, en souriant à tous deux, le visage de sa mère et le front paternel, lorsqu’une apparition aussi soudaine qu’inattendue changea les rires de l’enfant en pleurs convulsifs.

Un étranger à l’air grossier et cynique, la tête ornée d’un sombrero ou panama déplorablement fracassé et planté audacieusement sur le côté gauche se tenait debout devant eux, les regardant d’un air railleur, tandis que sa main gauche remuait avec complaisance les anneaux d’une grosse chaîne d’or pendue à son gilet, et que la droite se perdait dans la poche de son pantalon.

Il avait le teint hâlé par le soleil, et la pommette de ses joues accusait ce coloris pourpré dont le démon au vice marque impitoyablement ses victimes. Les rides précoces qui sillonnaient son front et le sang dont ses yeux étaient injectés, achevaient d’imprimer à toute sa physionomie le sceau du vice et de la débauche.

Aux cris d’effroi de son enfant, M. Cardon s’était retourné précipitamment et ne reconnaissant pas l’importun visiteur, il lui avait demandé machinalement, mais d’un ton colère : « Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? »

Marie, de son côté, regardait cet homme avec un vague effroi, et l’enfant pleurait toujours, tandis que l’étranger tourmentant sa moustache, semblait plutôt disposé à rire qu’à répondre :

– Ah ça ! tu ne me reconnais donc plus, Pierre, dit-il enfin, en arrachant son feutre qu’il jeta sur l’herbe ; on voit bien que le mariage t’a enlevé la mémoire, continua-t-il, en montrant du doigt madame Cardon, qui prenait le chemin de la maison en couvrant son fils de baisers pour calmer sa frayeur. On dit que les morts vont vite, mais il paraît que les absents vont encore plus grand train ; voyons, regarde-moi bien de la tête aux pieds, et tâche de rappeler tes souvenirs, si tu ne les as pas enterrés avec ta jeunesse ?

Ce langage plus que familier, et qui frisait l’insolence, avait plongé M. Cardon dans un embarras d’autant plus profond, qu’il ne pouvait parvenir à reconnaître son étrange interlocuteur.

– Allons, fit ce dernier après une pause de quelques minutes, je vois bien que tu n’as pas plus de mémoire qu’un poulet. Tu ne te rappelles donc plus Éphrem Malandrin, ton meilleur compagnon de classe !
– Comment ?... c’est toi Éphrem !... reprit M. Cardon. Je te jure bien ma parole que je ne t’aurais jamais reconnu, changé comme te voilà !
– Eh oui ! c’est moi, en chair et en os, et au complet, répliqua d’un ton protecteur et évidemment satisfait de sa personne, M. Éphrem Malandrin ; si tu avais battu la Californie pendant six ans et doublé deux fois le Cap Horn, tu n’aurais pas aujourd’hui si bonne mine. Mais à propos, sais-tu bien qu’il a fait aujourd’hui une chaleur écrasante. J’ai le gosier sec comme une allumette. Nous ferions mieux d’entrer au logis.

Les deux amis sortirent du jardin, bras dessus, bras dessous, Malandrin s’étant emparé de M. Cardon, comme s’il eût eu à lui faire les honneurs de sa propre maison.

À leur entrée dans la pièce où se tenait madame Cardon, Pierre présenta à sa femme son ami Éphrem, et les civilités d’usage une fois échangées, ce dernier alla plutôt s’étendre que s’asseoir sur un sofa.

– Ah ça ! mon cher ami, j’ai des compliments à te faire sur ton héritier. Il est aussi gentil que sa mère. Viens donc ici, mon gros, viens donc, se mit à crier M. Malandrin, en agitant sa chaîne de montre pour attirer l’enfant.

Et comme l’enfant ne venait pas, M. Malandrin se décida à aller le prendre, ayant soin toutefois pour l’empêcher de pleurer, de lui donner sa montre et de le faire sauter sur ses genoux tout en sifflant le Yankee doodle do, avec une telle perfection que le meilleur cabdriver de l’Union en eût été émerveillé.

Ces manières ignobles, ce sans-gêne grossier, humiliaient profondément madame Cardon. Elle éprouvait pour cet homme qu’elle voyait pour la première fois et qui s’intitulait le meilleur ami de son mari, une répulsion secrète, une aversion instinctive. Ce fut bien pis, quand M. Éphrem ayant pris coup sur coup deux verres de rhum à moitié pleins, eut commencé la narration de sa déplorable et folle odyssée.

À mesure qu’il avançait dans son récit, il avait recours au verre pour rafraîchir sa mémoire. Les fables les plus impossibles, les merveilles les plus incroyables, sur la richesse et l’excellence de la Grande République, les chances invraisemblables de succès qu’avaient eues la plupart des Canadiens qui s’y étaient rendus, au lieu de manger chez eux de la vache enragée et de boire l’eau claire du Saint-Laurent, émaillaient la conversation dont il faisait seul tous les frais.

Pierre Cardon l’écoutait avec une curiosité avide ; il subissait déjà, sans s’en douter, cet ascendant moral qu’exercent les natures dépravées, sur des caractères confiants et débonnaires ; quant à Marie elle avait eu peine à cacher son dégoût. Les paroles de la Sans-Regret, paroles prophétiques, bourdonnaient à son oreille, et un pressentiment dont elle ne pouvait se défendre, lui disait que cet individu au visage cynique, allait devenir le mauvais génie de sa maison.

Dix heures venaient de sonner et M. Malandrin ne paraissait guère disposé à arriver à la péroraison de son discours. Madame Cardon se leva, comme pour se retirer, et le narrateur en fit autant après avoir lâché, entre deux hoquets, quelques remarques banales sur la rapidité des heures passées au milieu d’anciens amis.

– Allons Pierre, le bonnet de nuit ! dit Éphrem, en tirant à lui le carafon presque vide ; on se reverra encore, et je t’en conterai bien d’autres...

* * *

À partir de ce jour, M. Malandrin continua ses visites, malgré la répugnance qu’il inspirait à madame Cardon et que celle-ci ne cherchait nullement à lui dissimuler. Elle avait même essayé, à ce sujet, quelques remontrances amicales à son mari ; mais ce dernier s’était contenté de répondre qu’Éphrem était le meilleur garçon du monde et qu’il ne fallait pas juger des gens sur la mine.

Marie se résigna.

En attendant, le magasin souffrait ; déjà les billets avaient été protestés ; la banqueroute approchait.

Et cependant, chose horrible et qui montre combien l’intempérance rend l’homme criminel et stupide, plus le danger devenait imminent, plus le malheureux cherchait à s’étourdir.

Il est vrai de dire qu’il avait un excellent maître. Tous deux étaient devenus inséparables, et comme la maison avait fini par déplaire à M. Malandrin, M. Cardon le suivait à l’auberge et dans les tavernes.

Quand on y voyait l’un, on était sûr d’y trouver l’autre.

Pendant ce temps, les mauvaises langues de l’endroit déchiquetaient impitoyablement la conduite du pauvre marchand, et comme la médisance a plutôt coutume de grossir que de diminuer les scandales, bientôt les bruits les plus injurieux, les plus déshonorants, commencèrent à courir sur son compte.

Le père Martin ne tarda pas à être instruit de tout.

Le bonhomme qui croyait sa fille si heureuse, tomba de son haut, en apprenant cette funeste nouvelle qui courait déjà toutes les portes du village.

Il alla chez son gendre, sa fille seule le reçut en pleurant, et les pleurs de Marie ne firent que lui confirmer l’affreuse vérité !

Bien décidé à voir son gendre et à lui reprocher l’indignité de sa conduite, le père Martin se mit à battre les auberges ; mais l’une ne l’avait pas vu depuis la veille, dans l’autre MM. Malandrin et Cardon n’avaient fait qu’entrer et sortir. Enfin le pauvre père finit par les découvrir, assis tous deux dans une chambre retirée, dont la porte était close au vulgaire, en compagnie d’un jeu de cartes et d’une couple de bouteilles.

Le bonhomme voulut avoir une explication sur le champ, que M. Malandrin réussit bientôt à faire dégénérer en querelle, et M. Cardon envoya paître son beau-père.

Le soir même les deux inséparables partirent pour la ville. Leur absence dura huit jours. Quand Pierre revint, son unique enfant avant été enterré la veille. C’était le père Martin qui l’avait porté à l’église, en pleurant tout le long du chemin comme un enfant. Quoique la nuit fut avancée, M. Cardon remarqua de la lumière dans la chambre de sa femme.

Marie veillait et priait en sanglotant.

Elle entendit ouvrir avec bruit la porte donnant sur le grand chemin et prêta l’oreille ; puis un pas lourd retentit dans l’escalier.

Arrivé sur le palier, celui qui venait de monter sembla s’arrêter un instant comme s’il eut hésité à entrer.

Enfin la porte s’ouvrit, et M. Cardon, les cheveux en désordre, entra en chancelant, l’air hébété et stupide.

À cette vue, Marie déjà si affreusement éprouvée dans son amour de mère, et maintenant dans sa dignité de femme, se leva comme poussée par un ressort, et se dirigeant vers le berceau vide de son enfant :

– Tiens, Pierre, lui dit-elle, l’œil en pleurs et d’une voix convulsive, en désignant le berceau d’une main tremblante, regarde, tu n’as plus d’enfant ;... bientôt aussi, je sens bien, tu n’auras plus de femme ; prends garde que le bon Dieu ne te punisse !

* * *

Le lendemain, de grand matin, Éphrem avait rejoint Pierre. Ce dernier paraissait abattu, et ses yeux rougis pouvaient laisser soupçonner qu’il avait pleuré. Le digne Malandrin, qui avait appris la mort de l’enfant, se douta tout de suite que ces larmes provenaient des remords, qui durent bourreler la conscience de son misérable ami, à la vue du désespoir de sa femme. Sans lui donner le temps de réfléchir, il lui persuada aisément que sa position était très grave, que le monde allait gloser, que le beau-père reviendrait à la charge, et que par conséquent il valait infiniment mieux pour lui et tout le monde, laisser passer l’orage et se tenir à l’écart.

Ce reste de pudeur qui survit dans les cœurs même les plus avilis, les plus dégradés, criait bien hautement au pauvre Pierre que sa conduite était infâme ; mais malheureusement, au lieu de rompre à jamais avec celui qui l’avait entraîné dans le vice, il se laissa encore gagner et le suivit de nouveau à la ville, oubliant ainsi ses .plus saints engagements.

* * *

Il est bien rare qu’un malheur vienne seul. Trois semaines environ après la fuite de son mari, madame Cardon vit arriver chez elle les gens de loi qui firent main basse sur le magasin et le mobilier de la maison.

La pauvre jeune femme ne put résister à tant de secousses. Elle rentra brisée, malade de corps et d’esprit, sous le toit paternel, et mourut aux dernières feuilles en priant Dieu de pardonner à son époux absent.

* * *

Plusieurs semaines s’étaient déjà écoulées depuis la mort de madame Cardon, quand son mari tombé au dernier degré de l’avilissement, apprit cette foudroyante nouvelle de la bouche d’un charretier de son endroit qui l’avait rencontré, par hasard, dans la rue, et qui certes ne l’aurait pas reconnu, tant son extérieur était délabré.

La raison déjà chancelante du malheureux, l’abandonna alors tout à fait. Il devint fou ; et quittant brusquement l’homme qui lui parlait, il continua à marcher devant lui, se dirigeant, sans le savoir, vers le village natal.

La nuit commençait à tomber, mais il faisait un clair de lune magnifique.

Après une course de plusieurs milles, Pierre s’arrêta devant une auberge, et soit qu’il l’eût reconnue, soit que l’intempérance survive, même après le naufrage de la raison, il entra et but.

* * *

Quand Pierre Cardon sortit de l’auberge, la lune avait disparu. À peine voyait-on encore, entre les éclaircies des nuages, quelques rares étoiles. La nuit était bien différente de ce qu’avait été la soirée. Le froid qui tantôt faisait craquer la glace et les toits comme autant de coups de fusil, était tombé tout à coup, et chose qui n’est pas rare dans ce pays, où les changements de température sont si brusques et quelquefois si étonnants, un vent chaud soufflait avec violence, et semblait faire pousser des gémissements plaintifs aux fils de fer télégraphiques tremblants sur leurs poteaux élevés, que l’Industrie plaça le long de nos grand-routes comme autant de sentinelles.

La neige se mit à tomber, fine d’abord, puis large comme des écus.

Peu à peu la route tracée par les voitures s’effaça.

Il faisait un de ces temps affreux où, pour me servir de l’expression populaire, l’on ne mettrait pas un chien dehors : nuit terrible où le misérable qui n’a ni feu ni lieu erre seul à l’aventure, poussé par le désespoir et la faim.

Malgré cette tempête de neige qu’une profonde obscurité rendait encore plus effrayante, une forme humaine, semblable à un spectre nocturne, marchait en chancelant sur cette nappe éblouissante.

La neige craquait sous ses pas d’une manière sinistre.

De temps à autre, on l’entendait prononcer des mots incohérents et sans suite. Quelquefois il poussait des éclats de rire, de ce rire strident et saccadé qui fait mal au cœur, comme rient les fous.

Cependant Pierre Cardon, marchait, marchait toujours. Ses habits étaient couverts de givre, et la neige qui lui fouettait le visage, l’avait rendu presqu’aveugle.

Bientôt la couche de neige qui couvrait la terre devint si épaisse que le malheureux n’avançait plus qu’à grand peine, et soit lassitude, soit qu’il eût marché trop près du rebord du chemin, il trébucha et tomba lourdement dans le fossé.

Il essaya de se relever, mais en vain.

Peu à peu ses membres devinrent inertes, le froid commençait à le gagner. La neige continuait à tomber.

Alors Pierre Cardon, couché vivant dans sa tombe, eut une vision étrange, terrible.

Sa mémoire lui retraça, avec une fidélité saisissante et implacable, tous les événements de sa vie, depuis son enfance.

Il revit sa mère, sa mère qui l’avait tant aimé et qu’il aimait tant, et il lui sembla qu’elle pleurait.

Il crut sentir l’haleine de son enfant, de son cher enfant dont il embrassait, avec tant de joie, le petit cou parfumé, et dont il caressait les cheveux blonds et bouclés.

Marie, sa pauvre Marie, qu’il avait laissé mourir toute seule, jetait sur lui des regards profondément tristes.

Pièce à pièce, il reconstruisait ainsi tout l’échafaudage de son bonheur évanoui. Puis ses oreilles commencèrent à tinter. Il s’imagina entendre sonner les cloches. Ce furent là ses glas funèbres. La neige avait achevé de le couvrir.

* * *

Le printemps suivant, quand les pluies eurent fait disparaître la neige, on retrouva son cadavre.

Personne de l’endroit ne put le reconnaître.

Après une enquête tenue par le Coroner le corps des jurés rendit le verdict suivant :

Que le cadavre d’un inconnu, paraissant âgé de trente ans, et porteur d’un costume dont suivait le signalement, avait été découvert sur le grand chemin, le........ qu’aucune blessure ne pouvait laisser supposer l’existence d’un crime ; que de plus on n’avait trouvé sur sa personne aucun papier ou marque qui pût servir à le faire identifier, et que c’était l’opinion du dit jury que le susdit inconnu était mort accidentellement, et par la volonté de Dieu.

Jamais verdict ne fut plus vrai : c’était là le doigt de Dieu !