Le génie des montagnes - Conte de Tradition Orale

On approchait de l'époque à laquelle, chaque année, les oiseaux du Nord émigrent vers le Sud, en traversant les hautes montagnes. Le Génie qui les gouverne était tout pensif : tous les ans malgré les ordres très sévères qu'il publiait, un véritable massacre d'émigrants avait lieu. Le peuple toujours rebelle des aigles, des éperviers, des milans et des gerfauts trouvait sans cesse de nouveaux prétextes pour désobéir. Une année, les rapaces inventèrent que le rossignol s'était moqué d'eux ; une autre fois, qu'une grande troupe d'hirondelles, se croyant fortes par leur nombre, avait voulu leur livrer bataille.

De sorte que, tous les ans, quand le Génie des montagnes descendait dans la plaine pour prévenir les oiseaux migrateurs que la route était libre, et qu'il leur garantissait protection et assistance, il avait grand'peine à pleinement tenir parole. Et de là, récriminations, plaintes, et grande méfiance. Cet état de choses était fait pour mortifier le Génie des montagnes ; il alla donc demander conseil au Génie des eaux, lequel, voyageant beaucoup, en savait plus long que tous les autres.

« Descends tout d'un trait vers la plaine, dit le Génie des eaux, tu y trouveras une belle chaumière, où travaillent deux hommes. Regarde bien, et tu sauras ! »

Le Génie des eaux disparut.

« Quel original ! » se dit le bon Génie des montagnes, qui, lorsqu'il devait donner conseil, était moins laconique et plus courtois.

Toutefois, comme il savait qu'il est interdit aux Génies de se moquer les uns des autres, il ne douta pas que les paroles de son frère ne renfermassent le germe d'une idée précieuse : il se mit en route. Il marcha, marcha et arriva en vue de la grande chaumière annoncée. Il entendit une respiration rythmée et forte qui sortait de l'intérieur, et il lui vint une bouffée d'air qui le renversa presque.

« Diantre ! Diantre ! fit le Génie, que se passe-t-il donc là ? »

Il vit, en réalité, un prodige qu'on n'avait pas encore aperçu : la chaumière s'ouvrit et il en sortit, avec un grand bruit, un immense oiseau d'or qui, au premier abord, ressemblait à une cigogne de gigantesques proportions.

L'oiseau passa rapidement, en effleurant le sol, puis, léger et frémissant, il s'éleva, volant droit et hardi comme une flèche ! Avant que le Génie eût eu le temps de rien comprendre, il disparut au loin dans le ciel. Son vol était léger, paisible et majestueux comme celui du condor ! Mais une aile de condor, bien qu'appartenant au plus grand des oiseaux de proie, n'avait encore jamais atteint une aussi fantastique dimension, et le Génie des montagnes, qui s'y connaissait, n'en n'avait pas encore vu un qui fût apprivoisé et qui consentît à porter deux hommes sur son dos.

« Oh ! oh ! murmura le géant, qui demanda aussitôt des explications à son ami le Vent qui passait par là. »

« Explique-moi cette aventure ? dit le Génie, je crois avoir rêvé : »
- Tu veux parler de ces deux hommes à cheval sur leur oiseau ! Ce sont deux amis à moi. Nous faisons là-haut des courses ensemble.

« Si tu savais tous les mauvais tours que j'ai joués à mes amis, avant qu'ils ne fussent mes amis ! A vrai dire, il me déplaisait fort de voir des étrangers pénétrer dans mon domaine. Depuis que le monde est monde, j'ai toujours été libre seigneur de l'air et les seuls oiseaux avaient l'autorisation d'y séjourner avec moi. Il y eut bien quelques essais tentés par les hommes : ils lancèrent une certaine bulle de savon, extrêmement grande, au-dessous de laquelle était accroché un panier qui les portait. Ce fut vraiment d'un haut comique ! Ils voulaient aller d'un côté, et je les emportais de l'autre ; ils voulaient s'élever, et je les forçais à descendre.
- Je comprends, dit le Génie, pensif.
- Cela n'a pas pu durer lorsque les hommes irrités inventèrent les oiseaux. Depuis lors, nous sommes devenus amis. Si, parfois (tu sais que je ne suis pas toujours poli), il m'arrive de prendre mes longues jambes dans leurs engins et de faire quelque maladresse, je t'affirme que je n'en suis pas le bon marchand. Ce qu'il y a de sûr, c'est que si, comme tu le prétends, je suis un sauvage, j'ai toujours admiré l'intelligence et le courage. Vois plutôt comme j'agis avec les hommes des bateaux à voiles ?
- C'est entendu, mais quelquefois pourtant tu arraches la voile et tu fais sombrer la barque, dit le Génie qui avait bonne mémoire et qui ne voulait pas qu'on lui en fît croire. Tu as été barbare et tu l'es encore. Mais, revenons à nos affaires ; pourrais-tu me faire causer avec cet oiseau colossal, me faire parler à cette cigogne ?
- Il s'appelle aéroplane, et non pas cigogne ! Et il y en a plus d'un, le sais-tu ?
- Il y en a plus d'un ?
- Il y en a une légion ! »

Maintenant que le Génie des montagnes avait appris ce qu'il désirait savoir, il osait faire de nouveau la grosse voix.

Il retourna en toute hâte dans ses terres, il grimpa d'un trait jusqu'au sommet du Pic de l'Aigle, et, faisant de ses mains devant sa bouche un porte-voix, il cria avec tout ce qu'il put réunir de souffle :

« J'ordonne à tous mes sujets de venir ici pour tenir conseil. »

Puis il s'assit sur un rocher, pensant à son dur métier.

Il attendit pendant trois jours et trois nuits. Au bout de ces trois fois vingt-quatre heures, les aigles, les éperviers, les milans, les gerfauts et les autres membres du clan des voraces ailés se décidèrent à obéir. Ils vinrent par groupe, en volant : leur mauvaise humeur rendait leur bec plus crochu que jamais et ils aiguisaient leurs griffes sur des roches : ils formèrent tous un grand cercle autour du Pic des Aigles où était assis leur suzerain, et le plus vieil épervier s'avança, et dit avec dignité :

« Tu peux parler. »

Le Génie des montagnes parla. Il fit un magnifique discours, digne d'un grand diplomate ; il faut pourtant avouer qu'il renfermait de nombreux mensonges.

« Mes chers sujets, vous savez combien je vous aime ; vous n'avez de même pas besoin de m'affirmer votre soumission, votre fidélité à obéir aux lois, et l'empressement avec lequel vous exécutez toujours mes ordres. A peine vous ai-je appelés et vous voilà déjà réunis ici, ce qui est la preuve évidente du respect que vous éprouvez pour moi. Vous me donnez de même la plus grande preuve de respect, en protégeant, chaque année, à cette époque, la foule des pauvres oiseaux migrateurs qui traversent mon territoire, et que je confie à votre escorte.

« Je viens de prendre la résolution de vous accorder, comme récompense solennelle pour tant de services rendus, un repos bien mérité. A partir d'aujourd'hui, la défense des oiseaux voyageurs est confiée à une légion d'oiseaux beaucoup plus grands et plus forts que vous, que j'ai enrôlés à cet effet. Vous voilà avertis.

« Remerciez-moi de la bonté que j'ai eue de penser à vous épargner de nouvelles fatigues, et éloignez-vous tous, non sans avoir crié, ainsi qu'il convient à des sujet dévoués : « Vive le Génie des montagnes, notre maître bien aimé ! »

Ce discours ne manqua pas son effet. Ils crièrent tous ensemble :

« A bas le Génie des montagnes ! »

Toutefois, le Génie paraissait si convaincu d'avoir prononcé des phrases persuasives, que le vieil épervier, après avoir jeté, autour de lui, un coup d'oeil intimidant à tous le silence et l'attention, s'avança et entama la discussion :

« Tu dois savoir, mon cher Génie, que, depuis que le monde est monde, les moucherons n'attaquent pas les aigles. Donc, si tu crois que nous redoutons les condors...
- De quels condors parlez-vous ? dit le Génie en s'esclaffant, car il éprouvait une immense jouissance à entendre ce rodomont traiter de moucheron un oiseau ayant le double de sa taille. Le condor se distinguerait à peine à côté des oiseaux que j'ai engagés. »

Le vieil épervier ouvrit le bec, mais il le referma tout de suite, par prudence : si le condor disparaissait auprès de ces êtres extraordinaires, la chose méritait d'être examinée.

« Sachez, telle fut la conclusion du Génie, que ce sont les condors des géants ! »

« Miséricorde ! » se dit tout bas le vieil épervier. La foule des rapaces vit rouler ses yeux. Il s'éleva un tumulte : « Le vieil épervier a peur ! Il a peur ! » On sait que la peur est la pire maladie qui puisse frapper un épervier, d'autant plus qu'elle est contagieuse, et que les aigles, les milans et les gerfauts en meurent tout comme nous pouvons mourir d'indigestion.

Le Génie satisfait profita de ce bouleversement général pour décamper. Il entendait d'ailleurs venir le Vent, qui, en fieffé menteur, semait la terreur sur sa route pour la rendre libre et sûre.

« Je les ai vus ! Moi-même, je les ai vus ! Ce sont les oiseaux des hommes, et leur respiration fait le bruit du tonnerre, tant ils sont grands et forts ! Les voici ! Ils accourent en masse derrière mes épaules. Sauvez-vous ! »

Ce fut une déroute générale parmi les voraces. Au lieu d'élever leur vol dans l'espace, ils furent emportés par la panique dans les abîmes, ils se réfugièrent dans quelque grotte assez étroite pour que leurs ennemis n'y pussent pas pénétrer. Ils s'y tapirent tout tremblants, en silence, comme un essaim de guêpes mis en fuite par un simple coup de serviette.

« Et ce fut ainsi, raconta le bon Génie, gonflant ses joues de satisfaction, car les génies eux-mêmes sont un peu vaniteux, que, sans avoir troublé un seul aéroplane, j'ai fait la guerre aux aigles, aux éperviers, aux milans et aux gerfauts ; et maintenant, il ne m'arrivera plus d'attendre trois jours et trois nuits... s'il me reprend jamais la fantaisie de réunir mon peuple en conseil ! »

.Traduit de l'Italien par Mathilde P. Crémieux (1834-1912).