Le drame de la Touques. Conte du vieux temps - Conte de Alfred Dérozier wiki

Il existait autrefois, il y a bien longtemps, rue du Rempart, à Lisieux, une misérable petite échoppe que le soleil, aux plus beaux jours de l’été, effleurait à peine.
Au fond de cette échoppe, la porte donnait accès dans une chambre d’où la nuit, inquiète, semblait ne plus pouvoir s’évader, faute d’issue. Taillée dans le mur du fond, une minuscule croisée jetait sur le sol de problématiques lueurs perceptibles seulement sur un espace de deux pieds carrés. Cependant là, une femme qu’on devinait assise, étroitement collée à la vitre, d’un de ses bras, à intervalles réguliers, dans un mouvement vertical de va-et-vient, barrait la douteuse transparence du croisillon. A voir ce mouvement automatique, on pouvait conclure que cette femme cousait.

De l’échoppe partaient les coups répétés d’un marteau, et la note stridente de chacun de ces coups se répercutait dans la rue étroite et solitaire.

L’homme martelait, la femme cousait. Celle-ci, à n’en pas douter, se fut tenue dans l’échoppe aux côtés de son époux, le jour, quoique insuffisant, y était plus favorable ; mais là, la place manquait pour deux.

Le mari était savetier, la femme s’occupait du ménage. Et quel ménage ! Dame Fortune était passée là, sans doute, devant ce logis, mais, aveugle, elle ne l’avait pas aperçu. Ni l’homme ni la femme ne se plaignaient pourtant : Il y a de ces acceptations dont beaucoup d’entre nous devraient faire leur profit. Sur le visage de ces deux êtres se marquait néanmoins une expression de dureté farouche qui cependant ne rebutait pas les gens du voisinage ; on comprenait que cette expression là était la marque du Destin contre lequel tout effort devient inutile. L’homme n’était pas mauvais pour cela ; la femme enfermée en elle-même, insensible en apparence, se drapait dans ce vaste manteau que formait autour d’elle l’ombre éternelle tissée par la Fatalité et dont son âme se faisait un linceul. Pour les personnes qu’elle ne jugeait pas hostiles à sa misère, elle avait parfois un sourire qui semblait une lueur discrète tombée du ciel sur le purgatoire.

Tous deux étaient honnêtes. Ils avaient un enfant, un fils, ce fils avait dix ans à peine.

Par extraordinaire, il faisait ce jour-là un temps clair quoique cependant l’hiver fut rude et le plus souvent maussade. Un soleil d’or pâle avait mis sur les ruisseaux durcis une pelure savonneuse et semi liquide. L’enfant, un petit coffret de bois blanc suspendu à l’épaule, les traits empreints d’une expression qui ne décelait ni réflexion ni insouciance, se dirigeait machinal vers l’école. Pour se garantir du froid, il rasait de près les murs ; sa petite face pâlote était marquée de taches violemment rosées. Tout ce que sa physionomie exprimait était une grimace commandée par la bise.

Il passait à cet instant sur la place du Marché-aux-Légumes, que des détritus jonchaient de ci de là, abandonnés par les maraîchers et qu’allait refouler jusqu’au ruisseau un agent subalterne de la voirie.

L’enfant s’arrêta soudain auprès d’une minuscule charrette momentanément abandonnée : Quelque chose d’insolite, à terre, avait attiré son regard. Puis, sans même se retourner ni regarder autour de lui, il se baissa, ramassa ce quelque chose, le contempla longuement et le mit dans sa poche : C’étaient trois pièces d’un sol chacune.

Il continua sa route et arriva à son école, mais bien distrait. Le maître s’aperçut du changement qui s’était opéré dans l’esprit de l’enfant. Il voulut savoir. Le petit ne dit rien ; il caressait un rêve, et ce rêve, immense, il y avait des mois qu’il l’entretenait… ; il allait peut-être le réaliser.

Tous les jours, quoique cela le détournât un peu du chemin de l’école, il se dirigeait vers la rue Pont-Mortain où, à la vitrine d’un petit bazar, une fermière normande debout devant une baratte à main faisait méthodiquement une besogne incessante quoique stérile : Cela était beau, cela allait tout seul ; la fermière, durant tout le jour, travaillait sans relâche. L’enfant était séduit ; il ne comprenait pas comment cela se machinait et, en vérité, il ne cherchait pas à comprendre, son émerveillement lui suffisait. Mais cette fermière, quoiqu’il n’en eût jamais dit rien à personne, il la voulait avec entêtement, non pas pour ce qu’elle était censée produire, il l’ignorait, mais elle allait, elle s’agitait et il l’eût volontiers considérée comme une huitième merveille du monde si…, mais les sept autres lui étaient inconnues.

Un jour, il l’avait vue immobile ; on n’avait pas songé à renouveler la provision de sable fin, force motrice. Il n’en fut pas autrement surpris, pensant que, fatiguée, elle se reposait. Ne jugeait-il pas fort judicieusement en somme ?

A peine en possession de ses trois pièces de cuivre, il courut droit rue Pont-Mortain. Il n’entra pas résolument dans cette boutique où son rêve prenait une allure d’indéniable réalité ; cette réalité, il l’examina longtemps encore avec une infinie tendresse pendant que, au fond de sa poche, dans sa main crispée, il tenait sa petite fortune qui lui brûlait les doigts.

Il entra. Quelqu’un posa devant lui sur un comptoir la fermière qui ne s’arrêta pas pour cela dans sa besogne. Il ne la voyait plus qu’à travers un brouillard ; il eut assez de présence d’esprit cependant pour poser ses trois sous sur le meuble et il allait s’emparer de l’objet de sa convoitise effrénée…. Mais une main douce, compatissante le retint. Il entendit ces mots: « C’est plus cher que cela ; tu n’as pas assez d’argent, mon mignon, tu ne peux pas l’emporter.

Il s’en retournait sans songer à reprendre ses trois sous. Au seuil de la porte, il sentit qu’on les lui remettait dans la main.

Il erra par les rues, inconscient, anéanti par cette terrifiante révélation. Le froid lui raidissait les doigts. Il reprit conscience peu à peu et l’idée lui vint de garantir tout de même son petit trésor qu’il remit dans sa poche. Arrivé rue du Bouteillier, juste en face de la fontaine, il aperçut trois jeunes garçons qui, avec des cris aigus proférés en manière de protestation, s’agenouillaient d’un mouvement brusque sur la chaussée et voulaient s’emparer d’une pièce de monnaie que l’un d’eux venait de jeter en l’air.

- Tu as dit Face, contestait le plus jeune.
- Menteur ! je disais Pile, ripostait un autre.

Le plus âgé les avait mis d’accord en s’emparant de la pièce.

L’enfant du savetier s’arrêta, intéressé. Un éclair lui avait traversé le cerveau.

- Je veux jouer aussi, dit-il.

L’aîné des joueurs le regarda.

- Combien as-tu ? demanda-t-il avec autorité.

Le petit ouvrit la main et montra ses trois sous.

- Bon, ça va… Lance.

L’enfant prit un sou, le jeta en l’air gauchement et prononça : Pile !

Le sou retomba. Il perdait.

Il perdit trois fois consécutivement. Le plus âgé des garçons lui posa cette question :   - T’as plus rien ?

Le bambin fit un signe de tête qui disait :   - Non. - Alors va-t-en, fit l’autre, laisse-nous jouer.

Il recula de quelques pas, contempla d’un oeil vague le gouffre où venait de s’engloutir son rêve, puis, un hoquet à la gorge, il s’éloigna.   Il prit un chemin au rebours de celui qui devait le conduire à l’échoppe de son père ; il erra sous la bise aiguë, le cerveau congestionné. On le revit rue Pont-Mortain, non plus regardant la fermière inlassable, mais le dos appuyé aux volets du petit bazar, les mains dans ses poches, le regard atone.   Des gens qui passaient aperçurent le lendemain matin sur le parapet du pont de Caen un bonnet d’enfant, en gros drap de couleur indécise, rapiécé, sans âme, sans vie, affaissé, une de ces coiffures qui semblent n’avoir plus de destination en ce monde. A côté, un petit coffre de bois blanc…., quelques livres et des feuillets épars. L’eau de la Touques roulait son onde glauque et terne, plus assombrie qu’à l’ordinaire : elle semblait garder le secret d’un effroyable drame dont les conséquences devaient se répercuter un peu plus loin dans une pauvre masure que le soleil n’avait jamais visitée et qui devenait maintenant le tombeau de la dernière espérance de deux êtres désemparés.