La destinée de Miss Winthrop-Smith - Conte de Louis Hémon wiki

Ce ne fut que quand elle eut changé de tramway à Stratford que Miss Winthrop-Smith ouvrit son réticule pour y prendre et relire une fois de plus la lettre qu’elle avait reçue ce matin même et à laquelle elle ne cessait de songer.

Elle s’enfonça en arrière sur la banquette, très droite, le chignon à la vitre, jeta à ses voisines un regard de méfiance hautaine, et déploya la feuille de papier. Cette feuille portait, dans le coin supérieur gauche, un motif assez compliqué, qui comprenait plusieurs pots de fleurs, deux haies parallèles qui s’en allaient vers l’horizon, et un coin de serre où un mince jet d’eau montait vers une retombée de plantes grimpantes. Dans le coin droit de la feuille s’étalait en grandes lettres le nom du possesseur de toutes ces choses : « W. G. Firkins » et, en plus petits caractères, l’indication de son négoce : « Nurseryman and Florist. »

Une main attentive avait tracé en haut de la page, en beaux caractères arrondis et réguliers : 

DEAR MISS WINTHROP-SMITH

et une ligne plus bas :

I am aware I am taking a great liberty...

Le reste n’était que dévotion humble et audace affolée de timide.

Trois fois dans le courant de la page revenait la même expression : Je prends la liberté... La liberté que je prends... Cette liberté... À gestes rapides Miss Winthrop-Smith souligna de coups de crayon imaginaires ces négligences de style. Quand elle eut relu la lettre en entier jusqu’à la signature, régulière et arrondie, elle aussi, comme un modèle d’écriture, son regard remonta une seconde vers la vignette du haut de la page : les deux haies bien taillées qui s’en allaient vers l’infini, le jet d’eau parmi la retombée des feuilles et des tiges aux courbes molles... et, repliant la lettre avec soin, elle releva les yeux et regarda devant elle avec un commencement de sourire.

Pauvre Mr. Firkins ! Il n’avait pu trouver le courage de parler ! Il lui avait fallu écrire, et même sa demande officielle, rédigée et calligraphiée avec soin, ressemblait fort à une lettre d’excuses. Sous chaque phrase transparaissait sa conviction qu’aspirer à la main et au cœur de Miss Winthrop-Smith était pour lui une grande audace, une ambition effrénée, peut-être de l’impudence ; et Miss Winthrop-Smith, qui tenait sa lettre repliée à la main et regardait à travers la vitre du tramway défiler les maisons de Bow et de Mile End, était un peu de cet avis.

La population de plusieurs rues de Leytonstone, les fidèles de la petite chapelle baptiste qui donne sur le square, et d’une manière générale tous les gens qui avaient eu l’occasion d’entrer en conversation, même brève, avec Mrs. Winthrop-Smith, n’ignoraient plus que sa fille occupait dans la célèbre firme Harrison, Harrison and Co., Limited, courtiers maritimes, une situation enviable et rare. Que cette situation n’eût été à l’origine, et ne fût encore, nominalement, qu’un poste de sténodactylographe, elle eût consenti à l’admettre ; mais la compétence que Miss Winthrop-Smith avait acquise en ces affaires, le zèle intelligent qu’elle avait tout de suite déployé, la confiance aveugle que les chefs de cette colossale entreprise accordaient à ses capacités et à son jugement, voilà ce qui comptait !... Les nouvelles connaissances, présentées à Mrs. Winthrop-Smith le dimanche matin à l’issue du service, au quart d’heure où les redingotes rigides et les robes de soie sanglées échangent des politesses solennelles, emportaient toujours de ces conversations la vision étrange de Miss Winthrop-Smith, rougissante, un peu gênée, son livre d’hymnes à la main, installée en plein cœur de la Cité, précisément au centre d’un réseau de lignes téléphoniques et de câbles, ordonnant et dirigeant dans leurs courses les flottes marchandes du monde entier. De sorte qu’épouser Mr. W. G. Firkins, pépiniériste, c’eût été un peu – elle ne l’aurait pas dit, mais elle le sentait – une déchéance.

Il assistait souvent au service à leur chapelle – encore que de mauvaises langues prétendissent qu’il appartenait réellement à la secte des Méthodistes primitifs, et non à celle des Baptistes, – et il portait toujours des faux-cols prodigieusement hauts et raides et des complets de diagonale bleue qui semblaient éternellement neufs, comme s’il eût voulu relever par son élégance personnelle le caractère de son négoce. Même il avait paru deux ou trois fois, récemment, vêtu d’une redingote à revers de soie, et coiffé d’un chapeau haut sous lequel sa figure rose reluisait de propreté et de candeur honnête.

Pauvre Mr. Firkins ! Elle se répéta cela plusieurs fois mentalement, avec un demi-sourire apitoyé, et puis se demanda soudain pourquoi elle le traitait instinctivement de « pauvre ». Après réflexion, elle conclut que c’était parce qu’elle allait lui refuser sa main. Pauvre Mr. Firkins ! Tel qu’il se montrait le dimanche matin, soigné de linge, correct de tenue, l’air prospère, il était quelconque, sain, frais, présentable... Mais elle se souvenait l’avoir vu un jour au milieu de ses carrés d’arbustes et de ses serres, en bras de chemise, houssé d’un grand tablier des poches duquel saillaient les armes de son commerce : un sécateur, un paquet de graines, des fiches de bois et de la ficelle, et une toute petite plante comique qui semblait se cacher la tête et ne révéler au monde que quelques pouces de tige et un fouillis de petites racines brunes.

Il avait rougi d’être découvert dans ce costume, mais elle s’était montrée bonne princesse, affable et gaie, et elle avait visité tout son établissement avec lui, écoutant ses explications, posant des questions intelligentes et trouvant pour chaque dispositif ingénieux des paroles bien choisies de louange. Il lui avait tout montré, avec un respect ingénu de vassal : les plantations d’arbustes alignés au cordeau, imposants par leur nombre, mais touchants de nudité fragile ; les fleurs rangées dans les serres, dont elle sut vanter les couleurs en termes gracieux ; des plantes de toutes sortes dont il lui cita les noms latins, sans vanité, même avec une moue d’excuse, et surtout une petite serre isolée où il essayait timidement la culture du raisin.

Elle était, cette serre, comme tapissée de tiges grêles, dénudées, anémiques, portant des vrilles qui se tendaient comme des mains suppliantes ; mais dans un coin quelque inexplicable miracle avait fait pousser des plants plus robustes, dont l’un portait une grappe... Une gentille grappe, pas très lourde, pas très belle, pas très mûre, mais qui promettait, une gentille petite grappe, enfin, aux grains ronds, opaques et violets... Cette grappe, il l’avait désignée à Miss Winthrop-Smith d’un simple signe de tête, sans rien dire, et il s’était oublié à la contempler longuement, les mains dans les poches de son tablier, rêveur, comme un artiste en face du chef-d’œuvre ébauché. Cela sentait bon la terre humide ; il faisait tiède, une tiédeur alanguie et voici qu’un petit rayon de soleil pâle était venu par le vitrail, en ami, pour dorer et faire valoir la jolie grappe unique...

Miss Winthrop-Smith releva les yeux, avec un petit rire contenu qui était presque un soupir, et vit que le tramway entrait en pleine nuit. Par derrière, Mile End Road s’allongeait interminablement, à peine emplie d’une brume légère, et cinquante mètres plus loin, tout cela avait disparu, et l’on n’avançait plus qu’à l’aveuglette, avec des précautions infinies, au milieu d’une atmosphère obscure, presque tangible, suffocante, qui semblait mystifier tous les sens à la fois. Des lueurs atténuées se laissaient voir vaguement, lointaines, détachées du monde, qu’on devinait pourtant toutes proches, et des appels de timbre venaient de distances infinies annoncer l’approche de masses sombres qui surgissaient aussitôt.

Miss Winthrop-Smith songea : « Encore le brouillard ! » et consulta sa montre avec ennui. L’intérieur éclairé du tramway donnait une impression d’Arche guidée lentement dans les ténèbres ; les voyageurs regardaient à travers les carreaux l’air opaque avec des mines résignées, et le wattman qui coupait le courant toutes les secondes et sondait l’inconnu à coups de timbre incessants semblait les emmener, perdu lui-même, vers des sorts aventureux. Elle ouvrit de nouveau machinalement la lettre qu’elle tenait à la main, et cette fois la vignette du haut de la page, les deux haies bien taillées, les pots de fleurs et le coin de serre, et aussi les phrases humbles, calligraphiées avec tant de soin, la remplirent d’attendrissement. William George Firkins... Il avait une bonne figure honnête, de couleur saine, mi-rose et mi-hâle, et des yeux bleu clair, pleins de bonne volonté candide. On le disait bien dans ses affaires, sobre et consciencieux ; ce serait un mari dévoué, fidèle, plein d’égards respectueux, qu’il serait plaisant de gouverner sans arrogance et de récompenser gentiment ; et la vie serait tranquille et douce, à la lisière des plantations...

Le tramway s’arrêta, le conducteur sonda le brouillard, appela : « Aldgate !... All change ! » Et les voyageurs descendirent un par un et s’en allèrent en tâtonnant vers le trottoir. Il était tard : Miss Winthrop-Smith dut, pour abréger son chemin, passer par Middlesex Street qu’elle ne pouvait souffrir. Cette fois le brouillard eut au moins l’avantage de lui épargner le spectacle de l’activité sordide des ateliers et des boutiques, des façades moisies, et de l’étalage des pâtisseries juives où s’alignent des gâteaux qui semblent faits de boules visqueuses agglutinées. Puis ce fut Bishopsgate Street et les bureaux de Harrison, Harrison and Co., Limited, où, à vrai dire, il semblait qu’elle occupât un poste un peu moins chargé de gloire que ses relations de Leytonstone ne l’imaginaient.

À peine arrivée, elle fut, d’un coup de sonnette bref, mandée par Mr. Harrison Junior, un très jeune homme qui s’efforçait de déguiser sa jeunesse et son inexpérience touchantes sous des dehors de rigidité solennelle. Sans un regard pour la grâce virginale de Miss Winthrop-Smith, ni le tapotement gracieux dont elle faisait rentrer dans l’ordre une mèche rebelle, il récita d’une voix monotone, sans inflexion ni pause :

– Bonjour. Câblez : « Muller, Odessa. Avons offre ferme vapeur trois mille six cents tonnes chargement prompt... »

Déjà le crayon de Miss Winthrop-Smith courait sur les lignes de son carnet, agile, précis, traçant en hiéroglyphes sûrs la destinée probable d’une cargaison d’orge à destination de Liverpool, dont les sucs nourrissants trouveraient leur emploi ultime dans les biberons de millions de petits enfants. À Leytonstone, Mrs. Winthrop-Smith, ignorante de la tâche grandiose que sa fille remplissait avec zèle, lisait paisiblement le Daily Mirror, cependant que William George Firkins huilait son sécateur, distrait, avec de profonds soupirs.

Et toute la matinée le trafic du monde filtra entre les doigts roses de Miss Winthrop-Smith, sous forme de lettres, de circulaires, de câbles qu’il fallait décoder, coder, sténographier et dactylographier, et soumettre finalement à l’examen de Mr. Harrison Junior, seul en son sanctuaire, prestigieux, immobile, austère, et caressant peut-être, à l’abri de son masque impénétrable, on ne sait quel rêve ingénu. 

À une heure, elle alla déjeuner. Dehors, c’était encore la nuit, mais le manteau de brouillard avait quitté la terre : il planait maintenant au-dessus des maisons comme une menace céleste ou l’effet de quelque enchantement terrible, interceptant toute lumière, laissant à découvert le ras du sol, où les piétons et les voitures fourmillaient comme une nappe d’insectes sous l’effroi d’une semelle gigantesque, vaquant en hâte à leur besogne en attendant que le fléau ne redescendît sur eux.

Sur la table de marbre du « Lyons » où elle prenait son repas, Miss Winthrop-Smith contempla presque avec répugnance la portion de viande froide qu’elle avait commandée, et même le petit pain poudré de farine et la tomate coupée en deux qui l’accompagnaient. Peut-être était-ce le brouillard qui lui enlevait l’appétit, ou bien l’ironie acerbe avec laquelle Mr. Harrison Junior avait relevé quelques erreurs légères, ou était-ce encore l’effet inconscient de la vision qui l’avait hantée à plusieurs reprises ce matin-là, venant sournoisement interposer entre ses yeux et le clavier de sa machine un coin de serre, touffu de feuilles et de pousses vertes, un carré de vitrail par où venait le soleil, et des arbustes en rangées, s’allongeant à l’infini sous le ciel tendre... Elle soupira encore une fois, mania sa fourchette mollement, leva les yeux vers la vitre de la devanture à travers laquelle on voyait les lumières de la rue danser sous le ciel opaque, et sentit la hideur du monde.

La tranche de bœuf de conserve qui séchait sur son assiette lui rappela les révélations horribles des abattoirs de Chicago ; dans l’innocente tomate, à peine trop mûre, elle vit un légume blet et gâté, dont le centre n’était déjà plus qu’une vase brunâtre saupoudrée de graines ; enfin les bonnes qui allaient et venaient, échangeant avec les habitués des propos plaisants, lui parurent définitivement des créatures grossières, sans tact ni décence, plus occupées de fleureter avec leurs clients du sexe masculin que d’assurer convenablement leur service. Et les plantations de Leytonstone, la petite maison tapissée de plantes grimpantes, les châssis et les pépinières, la serre au raisin, les allées qui faisaient le tour des carrés et semblaient inviter à des promenades paisibles de propriétaire, une badine à la main, les cheveux s’ébouriffant sous le vent frais, de bons souliers forts foulant la terre molle... tout cela se présenta à l’esprit de Miss Winthrop-Smith comme un Éden rustique, un asile de paix où William George Firkins la suppliait d’entrer en maîtresse, débordant d’amour respectueux, une grande prière dans ses yeux ingénus.

De deux heures à cinq heures, la balance oscilla sans trêve. Tantôt les regards de Miss Winthrop-Smith se posaient sur les rangées parallèles de pupitres alignés d’un bout à l’autre des bureaux, sur les hauts tabourets semés de distance en distance, sur les nombreux employés de tout âge, attelés à des besognes soigneusement distribuées ; elle entendait la sonnerie incessante des téléphones, le claquement de la porte, les monosyllabes indistincts avec lesquels les télégraphistes jetaient en hâte sur le comptoir leurs enveloppes orange, le cliquetis des autres machines à écrire dans le compartiment voisin, et son cœur s’emplissait d’un grand orgueil : Harrison, Harrison and Co., Limited ! Cet organisme complexe et puissant ; ce nom qui s’étalait en haut des lettres, sur les enveloppes, à toutes les pages de la Shipping Gazette, sur la gigantesque plaque de cuivre qui décorait l’entrée du bâtiment dans Bishopsgate Street, sans autres renseignements, sans commentaires, rien que le nom, majestueux, solitaire, en mots graves et sonores comme les sons d’un bourdon de cathédrale : « Harrison... Harrison... and Co... Limited ! » Tout cela, c’était un peu elle, en somme ! Et, quand elle y songeait, l’idée de Mr. William George Firkins, pépiniériste, lui offrant son cœur et sa main, semblait d’un comique achevé.

Et puis un peu plus tard voici qu’un petit employé impertinent lui apportait un modèle de circulaire à copier à la machine à d’innombrables exemplaires : une heure durant, ses doigts s’agitaient sur le clavier pendant que ses lèvres répétaient machinalement, à mesure, les formules fastidieuses ; le calorifère chauffait trop, des poussières flottantes lui grattaient la gorge, les sonneries de téléphone et les claquements de portes tombaient comme des coups de marteau sur ses nerfs exaspérés, la pile de feuilles à remplir semblait ne diminuer qu’à peine... Elle s’arrêtait une seconde dans son travail, s’étirait pour chasser de ses épaules les crampes de lassitude, fermait les yeux sous la lumière aveuglante des ampoules électriques, et les visions revenaient la hanter un moment, des visions de coins de serre avec des feuilles découpant la lumière des vitres et de jolies tiges vert tendre jaillissant du terreau ; d’arbustes alignés s’inclinant sous le vent l’un après l’autre, comme en révérences de cour ; d’une petite maison proprette, bien rangée, dont la façade est verte au printemps et d’autres visions encore, douces, rafraîchissantes, symboles d’une vie tranquille, simple, tout près de la terre ; de liberté, de petites besognes accomplies à loisir...

La journée tirait à sa fin : déjà Mr. Harrison Junior, ayant signé le courrier, consultait sa montre et songeait à partir, quand un télégraphiste apporta soudain dans le bureau paisible de Bishopsgate Street l’écho de la querelle qui mettait en ce même moment aux prises, en rade de Hongkong, le capitaine du vapeur Arundel Castle (4500 tonnes, 4 panneaux, classe A I à Lloyds) et le directeur d’une firme allemande. En quelques lignes d’un câblogramme à cinq shillings le mot, l’honnête marin britannique avait tenté de condenser l’indignation véhémente que lui causait la conduite de ces étrangers sans scrupules, qui, sous des prétextes fragiles, prétendaient rompre la charte-partie dûment signée, et lui refusaient sa cargaison.

Mr. Harrison Junior, happé par son employé principal au moment même où il se croyait enfin libre de s’en aller, partagea cette indignation sans peine. Sur-le-champ, il somma par câble la maison-mère de Hambourg et sa succursale de Hongkong de respecter la foi jurée et d’emplir de riz et d’arachides les cales de l’Arundel Castle, sous menace d’indemnités colossales ; le capitaine reçut l’ordre d’insister sur ses droits et de préparer une note de frais copieuse, et, par mesure de précaution, cinq courtiers de Londres et du Continent furent invités à offrir des cargaisons nouvelles.

D’un bout à l’autre des bureaux, des employés qui s’étaient préparés secrètement à s’en aller, restaient assis sur leurs tabourets et maniaient d’un air affairé des papiers sans importance, pendant que Miss Winthrop-Smith, les yeux brillants, une rougeur de fièvre aux joues, répandait par le monde le courroux majestueux de Harrison, Harrison and Co., Limited. Les télégrammes jaillirent de sa machine l’un après l’autre, complets, corrects, en longs mots inintelligibles de code, que l’employé principal, debout à son côté, vérifiait à mesure ; et, à peine était-ce fait, que déjà les lettres les confirmant naissaient l’une après l’autre sous ses doigts, en lignes que scandait le cliquetis des leviers actionnés à toute allure, se fondant en un roulement ininterrompu qui toutes les vingt secondes s’arrêtait net, et repartait aussitôt, après le bruit sec de cran qui annonçait le passage d’une ligne à l’autre.

La dernière lettre était déjà entamée quand Mr. Harrison Junior vint en personne, son chapeau sur la tête, voir où l’on en était. Lorsqu’il eut fini d’apposer son paraphe sur les lettres déjà prêtes, Miss Winthrop-Smith terminait la dernière ligne et, debout, il contempla un instant les doigts minces qui martelaient le clavier, agiles, sûrs, disciplinés, manœuvrant sans accroc ni retard sous les regards chargés de zèle de Miss Winthrop-Smith, et sa moue affairée de bonne ouvrière. La lettre finie, elle l’arracha de la machine, et la lui tendit d’un geste assuré.

L’employé principal, qui s’empressait, une feuille de papier buvard à la main, dit d’une voix obséquieuse :

– Voilà de l’ouvrage vite fait ! Et ce n’est pas la première venue qui peut écrire à cette vitesse-là sans faire de fautes !

Avec un sourire auguste, Mr. Harrison Junior jeta son paraphe sur la feuille, et répondit en se levant :

– Oui ! Miss Winthrop-Smith est une virtuose, une vraie virtuose. 

Restée seule, la virtuose se passa les mains sur les tempes, ferma les yeux un instant, et se souvint alors qu’il lui restait quelque chose à faire.

L’approbation de Mr. Harrison Junior lui résonnait encore aux oreilles comme une musique glorieuse. En dépit du commencement de migraine qui lui pinçait les tempes, elle se sentait singulièrement alerte, les nerfs tendus, surexcitée et pourtant lucide. Chacun de ses gestes lui semblait prodigieusement exact, calculé, comme le déclenchement d’une machine dont on attend des travaux essentiels.

Elle étendit la main, prit une feuille de papier, l’introduisit dans sa machine et martela la date en une seconde. Ensuite elle sauta une, deux, trois lignes, mit la marge à « quinze » et s’arrêta, la main levée... Mais sa décision fut vite prise, et de tous points digne du rôle important qu’elle jouait chez Harrison, Harrison and Co., Limited, qui menaçait les firmes allemandes avec un glaive de feu... D’une traite elle écrivit : « Dear Mr. Firkins », sauta une ligne, fit encore une très courte pause, et commença :

« I fully appreciate... »

Deux ou trois fois, elle hésita une seconde, cherchant les expressions élégantes et polies qui feraient, sans arrogance, comprendre à Mr. Firkins qu’il avait nourri des ambitions un peu trop hautes... et quand la lettre fut terminée, relue et signée, elle se dit qu’il eût été difficile de faire mieux.

Cinq minutes plus tard elle sortait, l’enveloppe à la main, allait la jeter dans la boîte la plus voisine, et se retournait pour gagner Aldgate.

Et voici qu’avant qu’elle n’eût fait un pas le panorama de Bishopsgate Street vint lui emplir les yeux de sa laideur morne : la pluie fine qui tombait, la boue gluante sur les trottoirs, les mélancoliques becs de gaz veillant en sentinelles sur les bâtisses sombres, le trot découragé des chevaux sur l’asphalte mouillée, et les gens qui sortaient de toutes les portes, les yeux creux, les traits tirés, se sauvant en hâte, le dos rond sous l’averse, avec une grimace involontaire de fatigue et de délivrance. Elle se souvint de ce qu’était la pluie dans les pépinières de Leytonstone, en gouttes fraîches, chassées par le vent, qui sont comme de petits baisers sains sur les feuilles et sur la peau, les fortes semelles foulant la terre élastique, et puis le grand feu derrière les volets clos... ou bien l’abri des serres, où l’air est tiède et doux, souvent parfumé, comme en un petit monde de féerie, mieux ordonné que le monde du dehors, et les raisins mûrissant sous le vitrail...

Elle resta immobile, les pieds dans la boue, le cœur serré, songeant à toutes ces choses inestimables qu’on refuse un jour, et qui ne reviennent jamais plus.