N°13 Histoire du second calender, fils de roi - Conte de Antoine Galland wiki

Madame, dit-il, pour obéir à votre commandement, et vous apprendre par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l’œil droit, il faut que je vous conte toute l’histoire de ma vie.

J’étais à peine hors de l’enfance, que le roi mon père (car vous saurez, madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d’esprit, n’épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu’il y avait dans ses États de gens qui excellaient dans les sciences et dans les beaux-arts. Je ne sus pas plus tôt lire et écrire, que j’appris par cœur l’Alcoran tout entier, ce livre admirable, qui contient le fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m’en instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et qui l’ont éclairci par leurs commentaires. J’ajoutai à cette lecture la connaissance de toutes les traditions recueillies de la bouche de nos prophètes par les grands hommes ses contemporains. Je ne me contentai pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardait notre religion, je me fis une étude particulière de nos histoires ; je me perfectionnai dans les belles-lettres, dans la lecture de nos poètes, dans la versification. Je m’attachai à la géographie, à la chronologie, et à parler purement notre langue, sans toutefois négliger aucun des exercices qui conviennent à un prince. Mais une chose que j’aimais beaucoup, et à quoi je réussissais principalement, c’était à former les caractères de notre langue arabe. J’y fis tant de progrès, que je surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume qui s’étaient acquis le plus de réputation.

La renommée me fit plus d’honneur que je le méritais. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mes talents dans les États du roi mon père, elle le porta jusqu’à la cour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches présents, pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons. Il était persuadé que rien ne convenait mieux à un prince de mon âge que de voyager dans les cours étrangères ; et d’ailleurs il était bien aise de s’attirer l’amitié du sultan des Indes. Je partis donc avec l’ambassadeur, mais avec peu d’équipage, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins.

Il y avait un mois que nous étions en marche, lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière, sous lequel nous vîmes bientôt paraître cinquante cavaliers bien armés. C’étaient des voleurs qui venaient à nous au grand galop.

Comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des présents que je devais faire au sultan des Indes, de la part du roi mon père, et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment. N’étant pas en état de repousser la force par la force, nous leur dîmes que nous étions des ambassadeurs du sultan des Indes, et que nous espérions qu’ils ne feraient rien contre le respect qu’ils lui devaient. Nous crûmes sauver par là notre équipage et nos vies ; mais les voleurs nous répondirent insolemment : « Pourquoi voulez-vous que nous respections le sultan votre maître ? Nous ne sommes pas ses sujets ; nous ne sommes pas même sur ses terres. » En achevant ces paroles, ils nous enveloppèrent et nous attaquèrent. Je me défendis le plus longtemps qu’il me fut possible ; mais me sentant blessé, et voyant que l’ambassadeur, ses gens et les miens, avaient tous été jetés par terre, je profitai du reste des forces de mon cheval, qui avait été aussi fort blessé, et je m’éloignai d’eux. Je le poussai tant qu’il put me porter ; mais venant tout à coup à manquer sous moi, il tomba raide mort de lassitude et du sang qu’il avait perdu. Je me débarrassai de lui assez vite ; et remarquant que personne ne me poursuivait, je jugeai que les voleurs n’avaient pas voulu s’écarter du butin qu’ils avaient fait.

Me voilà donc seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui m’était inconnu. Je n’osai reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie, qui n’était pas dangereuse, je marchai le reste du jour, et j’arrivai au pied d’une montagne, où j’aperçus à mi-côte l’ouverture d’une grotte ; j’y entrai et j’y passai la nuit un peu tranquillement, après avoir mangé quelques fruits que j’avais cueillis en mon chemin.

Je continuai de marcher le lendemain et les jours suivants, sans trouver d’endroit où m’arrêter. Mais au bout d’un mois, je découvris une grande ville très peuplée et située d’autant plus avantageusement, qu’elle était arrosée, aux environs, par plusieurs rivières, et qu’il y régnait un printemps perpétuel. Les objets agréables qui se présentèrent alors à mes yeux me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques moments la tristesse mortelle où j’étais de me voir en l’état où e me trouvais. J’avais le visage, les mains et les pieds d’une couleur basanée, car le soleil me les avait brûlés ; à force de marcher, ma chaussure s’était usée, et j’avais été réduit à marcher nu-pieds ; outre cela, mes habits étaient tout en lambeaux.

J’entrai dans la ville pour prendre langue, et m’informer du lieu où j’étais ; je m’adressai à un tailleur qui travaillait à sa boutique. A ma jeunesse, et à mon air qui marquait autre chose que je ne paraissais, il me fit asseoir près de lui. Il me demanda qui j’étais, d’où je venais et ce qui m’avait amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m’était arrivé, et ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition. Le tailleur m’écouta avec attention ; mais lorsque j’eus achevé de parler, au lieu de me donner de la consolation, il augmenta mes chagrins. « Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence à personne de ce que vous venez de m’apprendre ; car le prince qui règne en ces lieux est le plus grand ennemi qu’ait le roi votre père, et il vous ferait sans doute quelque outrage, s’il était informé de votre arrivée en cette ville. » Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m’eut nommé le prince. Mais comme l’inimitié qui est entre mon père et lui n’a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame, que je le passe sous silence.

Je remerciai le tailleur de l’avis qu’il me donnait, et lui témoignai que je m’en remettais entièrement à ses bons conseils, et que je n’oublierais jamais le plaisir qu’il me ferait. Comme il jugea que je ne devais pas manquer d’appétit, il me fit apporter à manger, et m’offrit même un logement chez lui ; ce que j’acceptai.

Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j’étais assez remis de la fatigue du long et pénible voyage que je venais de faite, et n’ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelque art ou quelque métier, pour s’en servir en cas de besoin, il me demanda si j’en savais quelqu’un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que je savais l’un et l’autre droit, que j’étais grammairien-poète, et surtout que j’écrivais parfaitement bien. « Avec tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain ; rien n’est ici plus inutile que ces sortes de connaissances. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court ; et comme vous me paraissez robuste et d’une bonne constitution, vous irez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler ; vous viendrez l’exposer en vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu, dont vous vivrez indépendamment de personne. Par ce moyen, vous vous mettrez en état d’attendre que le ciel vous soit favorable, et qu’il dissipe le nuage de mauvaise fortune qui traverse le bonheur de votre vie, et vous oblige à cacher votre naissance. Je me charge de vous faire trouver une corde et une cognée.

La crainte d’être reconnu et la nécessité de vivre me déterminèrent à prendre ce parti, malgré la bassesse et la peine qui y étaient attachées. Dès le jour suivant, le tailleur m’acheta une cognée et une corde, avec un habit court ; et, me recommandant à de pauvres habitants qui gagnaient leur vie de la même manière, il les pria de me mener avec eux. Ils me conduisirent à la forêt, et, dès le premier jour, j’en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnaie d’or du pays ; car quoique la forêt ne fût pas éloignée, le bois néanmoins ne laissait pas d’être cher en cette ville, à cause du peu de gens qui se donnaient la peine d’en aller couper. En peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l’argent qu’il avait avancé pour moi.

Il y avait déjà plus d’une année que je vivais de cette sorte, lorsqu’un jour, ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j’arrivai dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d’arbre, j’aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de même métal. J’ôtai aussitôt la terre qui la couvrait ; je la levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée. Quand je fus au bas de l’escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me causa une grande admiration, par la lumière qui l’éclairait, comme s’il eût été sur la terre dans l’endroit le mieux exposé. Je m’avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des vases et des chapiteaux d’or massif ; mais voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir un air si noble, si aisé, et une beauté si extraordinaire, que détournant mes yeux de tout autre objet, je m’attachai uniquement à la regarder.

Pour épargner à la belle dame de venir jusqu’à moi, je me hâtai de la joindre, et dans le temps que je lui faisais une profonde révérence, elle me dit : « Qui êtes-vous ? Êtes-vous homme ou génie ? — Je suis homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n’ai point de commerce avec les génies. — Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j’y demeure, et pendant tout ce temps-là je n’y ai pas vu d’autre homme que vous. »

Sa grande beauté, qui m’avait déjà donné dans la vue, sa douceur et l’honnêteté avec laquelle elle me recevait, me donnèrent la hardiesse de lui dire : « Madame, avant que j’aie l’honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m’offre l’occasion de me consoler dans l’affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n’êtes. » Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyait en ma personne le fils d’un roi, dans l’état où je paraissais en sa présence, et comment le hasard avait voulu que je découvrisse l’entrée de sa prison magnifique, mais ennuyeuse, selon toutes les apparences.

« Hélas ! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse ne laisse pas d’être un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmants ne sauraient plaire lorsqu’on y est contre sa volonté. Il n’est pas possible que vous n’ayez pas entendu parler du grand Epitimarus, roi de l’île d’Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu’elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille. Le roi mon père m’avait choisi pour époux un prince qui était mon cousin ; mais la première nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la capitale du royaume de l’île d’Ébène, avant que je fusse livrée à mon mari, un génie m’enleva. Je m’évanouis en ce moment, je perdis toute connaissance ; et lorsque j’eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J’ai été longtemps inconsolable ; mais le temps et la nécessité m’ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l’ai déjà dit, que je suis dans ce lieu, où je puis dire que j’ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie, et tout ce qui peut contenter une princesse qui n’aimerait que les parures et les ajustements. De dix jours en dix jours, le génie vient coucher une nuit avec moi ; il n’y couche pas plus souvent, et l’excuse qu’il en apporte, est qu’il est marié à une autre femme, qui aurait de la jalousie, si l’infidélité qu’il lui fait venait à sa connaissance. Cependant, si j’ai besoin de lui, soit de jour soit de nuit, je n’ai pas plus tôt touché un talisman qui est à l’entrée de ma chambre, que le génie paraît. Il y a aujourd’hui quatre jours qu’il est venu ; ainsi je ne l’attends que dans six. C’est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite. »

Je me serais estimé trop heureux d’obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain, le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l’on puisse s’imaginer ; et lorsque j’en sortis, à la place de mon habit, j’en trouvai un autre très riche, que je pris moins pour sa richesse que pour me rendre plus digne d’être avec elle. Nous nous assîmes sur un sofa garni d’un superbe tapis et le coussins d’appui, du plus beau brocart des Indes ; et, quelque temps après, elle mit sur une table des mets très délicats. Nous mangeâmes ensemble ; nous passâmes le reste de la journée très agréablement, et la nuit elle me reçut dans son lit.

Le lendemain, comme elle cherchait tous les moyens de me faire plaisir, elle me servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus excellent que l’on puisse goûter ; et elle voulut bien, par complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j’eus la tête échauffée de cette liqueur agréable : « Belle princesse, lui dis-je, il y a trop longtemps que vous êtes enterrée toute vive ; suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour dont vous êtes privée depuis tant d’années. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissez ici.

— Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours. Je compte pour rien le plus beau jour du monde, pourvu que de dix, vous m’en donniez neuf, et que vous cédiez le dixième au génie. « Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi je le redoute si peu, que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu’il vienne alors, je l’attends. Quelque brave, quelque redoutable qu’il puisse être, e lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais le serment d’exterminer tout ce qu’il y a de génies au monde, et lui le premier. » La princesse, qui en savait les conséquences, me conjura de ne pas toucher au talisman. « Ce serait le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et moi. Je connais les génies mieux que vous ne les connaissez. » Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse ; je donnai du pied dans le talisman, et le mis en plusieurs morceaux.

Le talisman ne fut pas sitôt rompu, que le palais s’ébranla, prêt à s’écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d’éclairs redoublés et d’une grande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin, et me fit connaître, mais trop tard, la faute que j’avais faite. « Princesse, m’écriai-je, que signifie ceci ? » Elle me répondit tout effrayée, et sans penser à son propre malheur : « Hélas ! c’est fait de vous, si vous ne vous sauvez. »

Je suivis son conseil ; et mon épouvante fut si grande, que j’oubliai ma cognée et mes babouches. J’avais à peine gagné l’escalier par où j’étais descendu, que le palais enchanté s’entr’ouvrit, et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse « Que vous est-il arrivé ? et pourquoi m’appelez-vous ? — Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m’a obligée d’aller chercher la bouteille que vous voyez ; j’en ai bu deux ou trois coups ; par malheur j’ai fait un faux pas, et je suis tombée sur le talisman, qui s’est brisé. Il n’y a pas autre chose. »

A cette réponse, le génie furieux lui dit : « Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici ? Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit la princesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-être enlevées avec vous, en passant par quelque endroit, et vous les avez apportées sans y prendre garde. »

Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j’entendis le bruit. Je n’eus pas la fermeté d’ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse maltraitée d’une manière si cruelle. J’avais déjà quitté l’habit qu’elle m’avait fait prendre, et repris le mien, que j’avais porté sur l’escalier le jour précédent à la sortie du bain. Ainsi j’achevais de monter, d’autant plus pénétré de douleur et de compassion, que j’étais la cause d’un si grand malheur, et qu’en sacrifiant la plus belle princesse de la terre à la barbarie d’un génie implacable, je m’étais rendu criminel et le plus ingrat de tous les hommes. Il est vrai, disais-je, qu’elle est prisonnière depuis vingt-cinq ans ; mais la liberté à part, elle n’avait rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur, et la soumet à la cruauté d’un démon impitoyable. » J’abaissai la trappe, la recouvris de terre, et retournai à la ville avec une charge de bois, que j’accommodai sans savoir ce que je faisais, tant j’étais troublé et affligé.

Le tailleur, mon hôte, marqua une grande joie — de me voir. « Votre absence, me dit-il, m’a causé beaucoup l’inquiétude, à cause du secret de votre naissance que vous m’avez confié. Je ne savais ce que je devais penser, et je craignais que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour ! » Je le remerciai de son zèle et de son affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’était arrive, ni la raison pour laquelle je retournais sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l’excès de mon imprudence. « Rien, me disais-je, n’aurait égalé le bonheur de la princesse et le mien, si j’eusse pu me contenir et que je n’eusse pas brisé le talisman. » Pendant que je m’abandonnais à ces pensées affligeantes, le tailleur entra, et me dit : « Un vieillard que je ne connais pas vient d’arriver avec votre cognée et vos babouches qu’il a trouvées en son chemin, à ce qu’il dit. Il a appris de vos camarades, qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre. » A ce discours, je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandait le sujet, lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard, qui n’avait pas eu la patience d’attendre, parut et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C’était le génie ravisseur de la belle princesse de l’île d’Ébène, qui s’était ainsi déguisé, après l’avoir traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d’Eblis, prince des génies. N’est-ce pas là ta cognée ? ajouta-t-il en s’adressant à moi ; ne sont-ce pas là tes babouches ? »

Et sans me donner le temps de lui répondre, ce que je n’aurais pu faire, tant sa présence affreuse m’avait mis hors de moi-même, il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre ; et s’élançant dans l’air, m’enleva jusqu’au ciel avec tant de force et de vitesse, que je m’aperçus plus tôt que j’étais monté si haut, que du chemin qu’il m’avait fait faire en peu de moments. Il fondit de même vers la terre ; et l’ayant fait entr’ouvrir en frappant du pied, il s’y enfonça, et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l’île d’Ébène. Mais, hélas ! quel spectacle ! je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse était nue et toute en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive, et les joues baignées de larmes. « Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, n’est-ce pas là ton amant ? » Elle jeta sur moi ses yeux languissants, et répondit tristement : « Je ne le connais pas ; jamais je ne l’ai vu qu’en ce moment. — Quoi ! reprit le génie, il est cause que tu es dans l’état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connais pas ! — Si je ne le connais pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit la cause de sa perte ? — Eh bien, dit le génie, en tirant un sabre et le présentant à la princesse, si tu ne l’as jamais vu, prends ce sabre et lui coupe la tête. Hélas ! dit la princesse, comment pourrai-je exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forces sont tellement épuisées que je ne saurais lever le bras ; et quand je le pourrais, aurais-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connais point, à un innocent ? Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connaître tout ton crime. » Ensuite, se tournant de mon côté : « Et toi, me dit-il, ne la connais-tu pas ? »

J’aurais été le plus ingrat et le plus perfide de tous les hommes, si je n’eusse pas eu pour la princesse la même fidélité qu’elle avait pour moi, qui étais la cause de son malheur.

C’est pourquoi je répondis au génie : « Comment la connaîtrais-je, moi qui ne l’ai jamais vue que cette seule fois ? — Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre et coupe-lui la tête. C’est à ce prix que je te mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l’as jamais vue qu’à présent, comme tu le dis. — Très volontiers, » lui repartis-je. Je pris le sabre de sa main et je m’approchai de la belle princesse de l’île d’Ebène, non pas pour être le ministre de la barbarie du génie, mais seulement pour lui marquer par des gestes, autant qu’il me l’était permis, que comme elle avait la fermeté de sacrifier sa vie pour l’amour de moi, je ne refuserais pas d’immoler aussi la mienne pour l’amour d’elle. La princesse comprit mon dessein. Malgré ses douleurs et son affliction, elle me le témoigna par un regard obligeant, et me fit entendre qu’elle mourait volontiers et qu’elle était contente de voir que je voulais aussi mourir pour elle. Je reculai alors, et jetant le sabre par terre : « Je serais, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes, si j’avais la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connais point, mais même une dame comme celle que je vois, dans l’état où elle est, prête à rendre l’âme.Vous ferez de moi ce qui vous plaira, puisque je suis à votre discrétion ; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare.

 — Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l’un et l’autre, et que vous insultez à ma jalousie ; mais par le traitement que je vous ferai, vous connaîtrez tous deux de quoi je suis capable. » A ces mots, le monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui n’eut que le temps de me faire un signe de l’autre pour me dire un éternel adieu ; car le sang qu’elle avait déjà perdu, et celui qu’elle perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d’un moment ou deux après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir.

Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu’il me faisait languir dans l’attente de la mort. « Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir le coup mortel ; je l’attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. » Mais au lieu de me l’accorder : « Voilà, me dit-il, de quelle sorte les génies traitent les femmes qu’ils soupçonnent d’infidélité. Elle t’a reçu ici ; si j’étais assuré qu’elle m’eût fait un plus grand outrage, je te ferais périr dans ce moment ; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion ou en oiseau. Choisis un de ces changements ; je veux bien te laisser maître du choix. »

Ces paroles me donnèrent quelque espérance de le fléchir. « O génie ! lui dis-je, modérez votre colère ; et puisque vous ne voulez pas m’ôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votre clémence, si vous me pardonnez, de même que le meilleur homme du monde pardonna à un de ses voisins qui lui portait une envie mortelle. » Le génie me demanda ce qui s’était passé entre ces deux voisins, en me disant qu’il voulait bien avoir la patience d’écouter cette histoire. Voici de quelle manière je lui en fis le récit. Je crois, madame, que vous ne serez pas fâchée que je vous la raconte aussi.