Le jeune pêcheur ou Les bords de la Loire - Conte de Jean-Nicolas Bouilly wiki

Parmi les sites de la Touraine, si bien nommée le jardin de la France, les plus riches, les plus riants, sont les rives de la Loire, depuis Tours jusqu’à Saumur. On dirait que le Créateur prit plaisir à y réunir tout ce qui peut charmer les yeux ; on dirait que l’histoire voulut y accumuler les souvenirs les plus variés, les plus intéressants. Là s’élève une fameuse tour de Guise, où le Balafré, Charles de Lorraine, expia par une longue détention la révolte qu’il avait excitée contre son souverain légitime. En deçà, et tout près de la ville de Tours, sont les vestiges de ce château d’horrible souvenance, de ce Plessis où Louis XI livrait à l’exécuteur ceux qui s’opposaient à ses idées gouvernementales. Sur l’autre rive, en face, paraît sur une éminence cette mémorable butte où se réconcilièrent Henri III et le jeune roi de Navarre, qui déjà faisait présumer quelle serait pour les Français l’heureuse influence de son nom et de son épée. Non loin est le château de Luynes, où gisent les restes de ce connétable qui mourut victime d’une ridicule ambition. Un peu plus bas, et sur la même côte, on découvre la pile de Cinq-Mars, qui rappelle la fin tragique d’un guerrier fameux, décapité avec ses quatre fils, et offrant une grande leçon aux crédules favoris des rois. En face, et de l’autre côté du fleuve, les tourelles du château gothique au pied duquel est née la célèbre madame Dacier... Voilà ce que, dans l’espace de quelques milles, offrent à l’oeil et à l’imagination les admirables bords de la Loire. 

Un pays aussi délicieux, un sol aussi fertile, qu’embellit presque toujours un ciel pur et serein et que féconde une douce température, portent dans les sens un charme ravissant, une quiétude qu’on éprouve à chaque fois qu’on respire. On n’y a d’autre idée que de couler paisiblement la vie et de coopérer au bonheur de ses semblables. Nulle part l’hospitalité n’est exercée avec plus de bonhomie et de franchise ; nulle part on ne ressent plus vivement la jouissance d’une bonne action : on regarde comme tout naturel de faire participer ses semblables au bonheur qu’on éprouve. 

Caroline du Theil, fille d’un riche banquier de Paris, était venue passer une partie de l’été chez sa jeune amie Paméla de Méricourt, dont la mère, veuve d’un receveur général, possédait un vaste et beau domaine sur la rive droite de la Loire, entre Luynes et Langeais, presque en face de l’île Berthenay, si remarquable par sa fertilité, se trouvant à la jonction du Cher et de la Loire. 

Il existait entre ces deux jeunes personnes une parfaite analogie de goûts et de penchants : se faire aimer de tous ceux qui les approchaient, et particulièrement des simples agriculteurs ; répandre dans les familles nécessiteuses des secours, des consolations, cacher surtout, autant qu’il était possible, leurs bienfaits sous le voile du mystère : telles étaient les habitudes, les jouissances des deux petites amies. On les voyait chaque jour diriger leurs promenades dans les hameaux des environs, et les habitations couvertes de chaume les attiraient plus particulièrement. Plus d’une fois elles y déposèrent ce qu’elles recevaient de leurs parents, et les privations mêmes qu’elles s’imposaient devenaient pour elles un trésor. 

Cette association de bienfaisance leur attirait l’attachement et la considération de tous les habitants de la contrée : c’était au point qu’elles ne pouvaient se montrer dans le plus petit hameau sans y recueillir de touchantes bénédictions. On ne parlait partout que des bonnes petites amies : hommes, femmes, vieillards, enfants, tous les désignaient du doigt dans leurs promenades, tous leur souhaitaient à l’envi le bonheur qu’elles méritaient. 

Un jour qu’elles parcouraient les bords de la Loire qui longent les murs du château de madame de Méricourt, elles entendirent des gémissements sortir d’une humble cabane de pêcheur : elles s’arrêtent, s’approchent, prêtent une oreille attentive, et ces mots viennent exciter leur intérêt, leur curiosité : « Pauvre petit ! bientôt tu n’auras plus d’ père... Il va partir pour aller bien loin, bien loin... nous ne le reverrons jamais !... Ô mon enfant ! comment f’rai-je pour te nourrir ?... Ah ! pourquoi t’ai-je donné la vie !... » 

Ces paroles, prononcées avec l’accent du désespoir, émurent profondément Caroline et Paméla. Elles ne purent résister à l’envie d’entrer dans la cabane, où elles trouvèrent une jeune femme de dix-huit à vingt ans, d’une figure intéressante, noyée de larmes, et allaitant un faible enfant dont l’innocent sourire annonçait qu’il ne pouvait encore ni comprendre ni partager la douleur de sa mère. Celle-ci, pressée de questions par les deux inséparables sur la cause de son chagrin, leur apprit qu’elle était la femme d’un jeune pêcheur nommé Jean-Pierre ; que celui-ci, se croyant sauvé de la conscription, d’après la visite qu’il avait subie et qui l’avait déclaré trop faible pour le service maritime, s’était marié en toute confiance ; mais, après quinze mois de ménage et d’union la plus heureuse, au moment enfin où son métier de pêcheur devenait lucratif, il venait de recevoir l’ordre de se rendre à Brest, pour servir en qualité de matelot. « Eh ! comment, dirent les deux petites amies à la jeune femme, n’avoir pas fait usage de son acte de réforme ? – Impossible de nous l’ procurer, mes bonnes demoiselles : les bureaux d’ la marine, alors établis à Tours, ont été transportés dans je n’ sais quelle autr’ ville, et mon pauvre Jean-Pierre doit partir après-d’main. Si du moins j’ pouvais le suivre !... mais c’t’ enfant qu’il faudrait porter sur mes bras, et mon vieux père infirme, qui d’meure à Berthenay, et dont j’ suis l’unique soutien... Non, non, Dieu l’ veut ; il faut nous séparer, nous quitter pour toujours ! Pourvu que l’chagrin n’ tarisse pas mon lait, et que j’ pussions continuer à nourrir mon pauvre enfant ! ça s’rait du moins une consolation... » 

Ce récit toucha vivement Caroline et Paméla : elles ne songèrent plus qu’au moyen d’empêcher Jean-Pierre de quitter sa femme et son enfant. Mais comment s’y prendre ? de pareils obstacles sont si difficiles à surmonter ! et c’est dans deux jours que doit partir le jeune pêcheur... Le hasard répondit aux bienfaisantes intentions des deux jeunes amies. Parmi les personnes de distinction qui venaient visiter à son château madame de Méricourt, était un officier couvert d’honorables cicatrices, et qui jouissait dans toute la Touraine de la plus haute considération. Il joignait aux qualités du vrai brave cette douce urbanité du grand monde, et, dans plusieurs circonstances, il avait prouvé le vif intérêt qu’il portait à tous les êtres souffrants. Caroline et Paméla résolurent de s’adresser à lui pour le succès de leur entreprise, et la Providence voulut que le lendemain même le général, qui finissait sa tournée départementale, vint dîner au château. Oh ! de combien d’égards et de prévenances elles entourèrent cet excellent homme ! Il ne savait à quoi attribuer toutes les choses flatteuses que lui adressaient les deux petites amies, et bientôt il devina qu’elles avaient un secret à lui communiquer. Il se fit donc un devoir d’en provoquer la révélation, et promit d’employer tout son crédit pour obtenir la délivrance du jeune pêcheur. Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’on pût avoir la moindre nouvelle, et Jean-Pierre, d’après l’autorisation du général, était resté à sa cabane jusqu’à la détermination qu’on prendrait sur son sort. Que d’inquiétudes, que de tourments éprouvèrent Caroline et Paméla ! Mais ils n’étaient rien en comparaison des angoisses mortelles qu’on ressentait dans l’humble cabane du pêcheur. Il est dans la justice militaire de ces délais indispensables, ou plutôt de ces précautions impérieusement ordonnées, et qu’on ne saurait enfreindre. Enfin, au bout de quinze jours environ, l’on aperçoit, des croisées du château, le général arriver à toute bride ; il était suivi d’un simple dragon. La gaieté semblait peinte sur sa figure. Il entre au salon, et, sans proférer une seule parole, il remet aux deux petites amies le congé de réforme de leur cher protégé. Rien ne pourrait exprimer la joie de Paméla et de Caroline. Elles s’élancent dans les bras du général, l’embrassent comme un tendre père, et, sans perdre un seul instant, elles volent à la cabane du pêcheur et lui remettent l’écrit précieux qui lui rend la liberté, le bonheur et la vie. Aussitôt le père et la mère de l’enfant, en ce moment même dormant dans son berceau, tombent aux pieds de leurs jeunes protectrices. L’émotion qu’ils éprouvent leur coupe la voix ; ils respirent à peine, et, les mains tendues vers le ciel, ils invoquent Dieu pour la conservation de celles à qui ils sont redevables d’un événement aussi inespéré. 

« Je resterai donc auprès de ma femme ! s’écrie enfin Jean-Pierre avec le délire de la joie. Je pourrai travailler pour subvenir aux besoins de son vieux père, à la nourriture de notre cher enfant ! – Pauvre petit ! dit à son tour la jeune mère, tu ne seras donc pas orphelin ; il ne m’ faudra pas aller implorer la pitié publique pour élever ton enfance ! et vous, mon père, vous ne manquerez de rien jusqu’à votre dernier jour... Jean-Pierre nous est rendu !... » Prenant aussitôt l’enfant, qui s’éveillait, elle le présente à ses deux bienfaitrices, auxquelles l’innocente créature semble offrir en ce moment le doux sourire de la reconnaissance. 

Quelque temps s’écoula ; les deux amies n’allaient plus aussi souvent à la cabane du pêcheur : c’eût été, en quelque sorte, exiger de la part de cette pauvre famille de nouvelles preuves de gratitude ; mais, chaque fois qu’elles étaient rencontrées par Jean-Pierre ou par sa femme, elles ne pouvaient se soustraire à la vive expression des sentiments qu’elles leur avaient inspirés. La Providence offrit bientôt à ces honnêtes gens l’occasion de reconnaître ce que Caroline et Paméla avaient fait pour eux, et ils la saisirent avec un empressement qui mérite d’être décrit, et qui prouvera que toujours une bonne action trouve sa récompense. 

On était au milieu de l’automne ; madame du Theil possédait à l’île de Berthenay une ferme considérable que souvent elle allait visiter. Il lui fallait pour cela traverser la Loire dans une espèce de bac ou de bateau public, où chaque jour passaient et repassaient les nombreux agriculteurs qui se rendaient à leurs travaux avec leurs bêtes de somme. Caroline et Paméla reconnurent, dans le trajet, Jean-Pierre, occupé à pêcher, et qui leur exprima du geste et de la voix tout le bonheur qu’il éprouvait. Il resta découvert, et les suivit des yeux jusqu’à ce qu’elles fussent échappées à sa vue. Les belles rives de la Loire étaient, ce jour-là, couvertes d’un brouillard épais qui en voilait toute l’étendue et toute la splendeur. La prévoyante mère eût pu sans doute choisir un jour plus serein ; mais il y avait à sa ferme un retour de noces que donnait le fermier, dont le fils aîné venait d’épouser la fille d’un riche agriculteur des environs. L’assemblée était nombreuse, et la présence de madame du Theil, de Caroline et de Paméla, ne fit qu’augmenter encore la joie de ces bonnes gens. Le festin fut suivi d’une danse : elles partagèrent si vivement la joie et les plaisirs dont elles étaient environnées, qu’elles y passèrent une partie de la nuit. Il fallut, au retour, réveiller les deux bateliers qui dirigeaient le bac ; et ceux-ci, moitié accablés de fatigue, négligèrent de prendre les précautions nécessaires pour la sûreté du passage. Les eaux du fleuve avaient éprouvé une crue considérable. Elles égarèrent les bateliers, qui perdirent les courants accoutumés. Tout à coup le grand cordage casse, les avirons des passeurs deviennent trop courts pour atteindre jusqu’au fond du fleuve ; et, malgré tous leurs efforts, le bac est entraîné par la force des eaux. Leurs cris de frayeur retentissent vainement jusqu’au rivage ; personne ne vient à leur secours. Le brouillard, devenu plus épais, augmente encore la dangereuse position où se trouvent dix à douze personnes qui, les mains tendues vers le ciel, implorent la céleste miséricorde. Madame du Theil tenait pressées contre son sein Caroline et Paméla : celles-ci, pour ne pas l’effrayer, gardaient un morne silence. Déjà le bac, tournant plusieurs fois sur lui-même, avait heurté contre plusieurs bancs de sable. Encore quelques instants, et il allait être englouti dans un abîme qu’il était impossible d’apercevoir. Enfin, arrive une petite barque de pêcheur que dirigeaient, à force de rames, un jeune homme et une jeune femme attirés par les cris lamentables qui se faisaient entendre, et parmi lesquels ils avaient distingué ceux de madame du Theil. C’était Jean-Pierre et sa fidèle compagne. À ces cris déchirants d’une mère, répétés par les personnes dont elle était environnée, et qui avaient retenti jusque dans la cabane du pêcheur, il s’était réveillé en sursaut, et, se rappelant avoir vu passer ses deux jeunes bienfaitrices, secondé par sa femme, aussi empressée que lui de les secourir, il venait les sauver ou s’engloutir avec elles dans l’abîme. Il était temps ; le bac n’en était pas à vingt brasses d’eau. Caroline et Paméla reconnaissent Jean-Pierre et cèdent à ses vives instances. Elles passent des bras de madame de Theil dans ceux du jeune pêcheur ; et toutes les trois elles sont transportées au rivage avec plusieurs autres personnes de leur société. Tout le reste se sauva à la nage, an moment où le bac fut submergé, excepté les deux bateliers : victimes de leurs efforts, de leur audace, ils ne purent éviter la mort qui les menaçait. 

Quelle ivresse éprouvèrent le pêcheur et sa femme à la vue de l’honorable famille qu’ils avaient sauvée, et surtout de ces deux jeunes associées de bienfaisance auxquelles ils étaient redevables de leur bonheur ! Avec quel empressement ils firent sécher leurs vêtements, ils réchauffèrent à force de baisers leurs mains glacées par la frayeur, et leur offrirent un breuvage pour calmer leurs sens agités ! La reconnaissance se prouve encore mieux par les actions que par les paroles ; et les pauvres gens ont une manière de l’exprimer qui touche et pénètre le coeur. « Le ciel a donc permis, s’écriait Jean-Pierre, que j’ puissions, non pas nous acquitter, c’est impossible, mais du moins vous donner des preuves d’ not’ respectueux attachement ! – Oh ! comme j’avons tressailli, dit à son tour la jeune femme, en entendant vos cris plaintifs, ces voix si chères qu’ j’avons r’connues sans peine ! J’ons à l’instant même laissé not’ pauvre enfant à la grâce de Dieu, pour voler à vot’ secours, bien décidés à vous sauver ou a périr avec vous. » 

Caroline et Paméla furent vivement touchées du dévouement de ces excellentes gens ; elles se félicitèrent plus que jamais d’avoir pu leur être utiles, et reconnurent que le bien qu’on fait, même à la classe la plus obscure du peuple, reste fidèlement gravé dans sa mémoire, se propage de bouche en bouche, nous attire la considération publique, et peut contribuer, dans les événements de la vie, à notre salut et à notre conservation.