Le lait d'ânesse - Conte de Jean-Nicolas Bouilly wiki

Souvent un moment de gaieté, la plus simple plaisanterie, peuvent avoir des suites fâcheuses et nous causer des regrets que la réflexion seule nous eût épargnés. Cela nous prouve que nous devons ne jamais rien faire sans songer à l’effet qui doit être produit, et ne jamais nous abandonner étourdiment à tout ce qui peut nous amuser. 

La vieille Marthe, veuve d’un pauvre vigneron, était sans famille, sans aucun appui sur la terre. Elle n’avait pour tout bien qu’une masure et un petit jardin, ce qui ne pouvait suffire à son existence. Pour subvenir à ses besoins, elle faisait les commissions des divers habitants de son village, parmi lesquels étaient plusieurs propriétaires de domaines importants, entre autres celui de l’ancienne abbaye de Vallière, à deux lieues de Tours, sur la route de Nantes. Cette délicieuse habitation, remarquable par sa position, d’où l’on suit à perte de vue la Loire et le Cher dans leur cours, appartenait à madame de Courcelles, veuve d’un intendant militaire qui, tout en se faisant estimer des officiers généraux et chérir du soldat, avait acquis une fortune suffisante pour laisser en mourant une honnête aisance à sa femme et à sa chère Zélia, unique fruit de l’union la plus heureuse. 

Madame de Courcelles, remarquable par le bien qu’elle faisait dans le pays, ainsi que par les hautes qualités qui la distinguaient, était d’une gaieté franche, communicative, et d’un enjouement inaltérable. Elle devait à ces heureux dons de la nature la résignation qu’elle avait montrée en perdant un époux qu’elle aimait ; et sa fille, dont elle seule dirigeait l’éducation, semblait avoir le même caractère. Douée d’une imagination vive, souvent même irréfléchie, Zélia cédait trop facilement à toutes les impressions qu’elle recevait, et commettait de fréquentes étourderies, des fautes graves, dont la faisaient bientôt repentir son coeur aimant et son heureux naturel. Il ne se passait pas de jour qu’elle ne fit, à tous les gens de l’habitation de sa mère, quelques niches dont ils riaient d’abord, mais qui finissaient quelquefois par leur déplaire et les fatiguer. Il n’est rien, en effet, de plus assommant, que cette manie de jouer des tours à tout le monde, de badiner sur les choses sérieuses, de tourner tout en plaisanterie. L’excès de gaieté devient quelquefois pire que la tristesse même; et l’on fuit tous ces rieurs de profession, qui d’abord nous amusent quelques instants, et produisent tout à coup la plus insupportable satiété. 

Zélia avait joué plus d’un tour à la vieille Marthe, qui demeurait à l’entrée de l’avenue de l’abbaye. On la voyait courir chez elle dans ses moments de récréation, pour lui faire chanter quelques vieilles chansons du pays, ou réciter de ces anciens contes de sorciers et de revenants, dont Zélia riait aux éclats, et s’amusait en jeune personne instruite, et par cela même, exempte de tous faux préjugés. 

Mais les excursions que Zélia faisait chez la bonne Marthe devinrent encore plus fréquentes par l’arrivée de Rosine Bérard, son amie de coeur, et pour le moins aussi espiègle que notre étourdie. Elle avait été amenée de Paris par sa mère, qui, étant allée prendre les eaux de Barèges, avait prié madame de Courcelles de se charger de sa fille ; ce que celle-ci avait fait avec empressement, désirant obliger une des femmes qu’elle chérissait, qu’elle estimait le plus, et procurer en même temps à sa chère Zélia une digne compagne de toutes ses folies. 

Oh ! combien alors la pauvre Marthe eut à supporter d’espiègleries de la part des deux inséparables ! Il est vrai qu’elle en était amplement dédommagée par mille petits cadeaux et par les nombreuses commissions que lui donnaient à faire Zélia et Rosine, et dont elle était toujours bien payée ; mais ce qui lui plaisait le plus, c’était le caquet brillant, l’inépuisable gaieté et les prouesses en tout genre des deux petites amies : elles lui rappelaient si délicieusement l’heureuse époque de sa jeunesse ! 

Marthe, pour aller chaque matin faire à la ville de Tours les commissions dont elle était chargée, possédait une ânesse qui, docile à ses moindres volontés, la secondait dans ses travaux et l’aidait à gagner la confiance de tous les habitants. Margot semblait connaître de quelle utilité elle était à sa pauvre maîtresse : jamais elle ne faisait un faux pas, se contentait d’une modique nourriture, et revenait chaque jour de la ville, chargée d’énormes paquets, s’arrêtant à la porte de chaque habitation où elle savait qu’il y avait des commissions à remplir, et s’approchait ensuite, avec docilité, du premier montoir qui se présentait, pour se charger de la pauvre vieille accablée de fatigue : aussi Marthe aimait sa fidèle ânesse comme une compagne, comme une amie. C’était le seul être au monde à qui elle eût le droit de commander. Mais Margot fit un bel ânon noir, et fut contrainte de rester deux semaines entières à l’étable. Cet événement priva la vieille Marthe de gagner, pendant ce temps-là, ce qui était nécessaire à sa subsistance ; et, sans quelques restes des cuisines de l’abbaye, que Rosine et Zélia, aussi bonnes qu’elles étaient étourdies, eurent soin de porter elles-mêmes à la pauvre Marthe, elle n’aurait pu supporter un manque de travail aussi long. Mais bientôt Margot, allaitant avec abondance son bel ânon, fut en état de reprendre son service, et l’étonnante activité de sa maîtresse, son exactitude à remplir fidèlement les différentes commissions qu’on lui confiait, réparèrent aisément le temps perdu. 

Un événement imprévu vint encore augmenter la satisfaction de Marthe, et ajouter un peu d’aisance à son sort. Madame d’Harneville, proche parente de madame de Courcelles, femme d’un avocat célèbre à la cour royale de Paris, venait d’essuyer une maladie de poitrine qui avait failli l’enlever à sa famille. Elle était venue, d’après l’ordre de son médecin, passer l’été à la campagne, afin d’y prendre le lait d’ânesse, qui seul pouvait achever de rétablir sa santé. À peine arrivée à la terre de madame de Courcelles, où déjà elle savourait l’air pur et délicieux de la Touraine, elle prit des informations nécessaires pour se procurer le breuvage réparateur dont elle avait besoin, et l’ânesse de la vieille Marthe lui fut indiquée, comme fraîche laitière, et pouvant remplir toutes les conditions nécessaires. On fit donc venir la pauvre femme, et il fut convenu qu’on lui achèterait un âne pour faire ses commissions, auxquelles rien n’eût pu la faire renoncer ; et que, pour le loyer de son ânesse, qui serait nourrie au château, ainsi que son ânon, elle recevrait de madame d’Harneville trente francs par mois, avec l’espoir d’une récompense particulière, dans le cas où le lait de son ânesse achèverait de rétablir la santé de la convalescente, si chère à ses nombreux amis par les rares qualités qu’elle réunissait. 

Ah ! quelle bonne fortune pour Marthe ! trente francs par mois outre ses commissions, et un âne de plus à ses ordres ! mais il fallait se séparer momentanément de Margot, si complaisante et si douce. Cette idée tourmentait la bonne Marthe ; elle ne s’y résolut que par la certitude et le besoin de faire quelques économies pour l’hiver. Pendant les beaux jours, elle ne manquait ni de travail ni de commissions ; mais, sitôt que les premiers frimas venaient dépouiller les arbres de leur feuillage et attrister la nature, presque tous les riches propriétaires regagnaient la ville ; il ne restait plus à la campagne que les agriculteurs, qui ne pouvaient procurer à la vieille commissionnaire de quoi gagner sa vie. Oh ! combien son ânesse lui devenait chère par le prix inespéré qu’on mettait à son lait ! « Je ne serai donc point obligée, se disait Marthe, d’implorer, pendant la rigoureuse saison, les secours de mes voisins, les aumônes du pasteur ! je pourrai faire ma petite provision de bois et de farine, garnir mon saloir, et peut-être m’acheter un nouveau jupon de laine, pour remplacer l’ancien, si râpé, si rapiécé !... » Aussi, dès qu’elle était revenue de la ville et que ses commissions lui laissaient un instant de repos, elle accourait à l’abbaye visiter sa chère Margot, qui se mettait à braire en la voyant, et semblait lui exprimer tout le plaisir que lui faisait éprouver sa présence. La pauvre bête, par son braiment réitéré, demandait en même temps à Marthe de lui procurer la vue et l’approche de son cher ânon, dont elle était séparée une grande partie du jour, pour conserver son lait : et l’excellente femme, touchée de cet instinct naturel qui s’exprime si vivement, même chez les animaux, allait détacher l’ânon, qui accourait aussitôt se repaître du lait nourricier que lui destinait la nature ; mais à peine en avait-il sucé quelques gorgées et reçu les tendres caresses de sa mère, qu’il était impitoyablement reconduit à son étable séparée, où, pour le dédommager du larcin qu’on lui faisait éprouver, il trouvait en abondance du son mouillé, du lait caillé et des herbes fraîches. On ne négligeait rien pour que ce jeune animal souffrit le moins possible des privations qu’il était indispensable de lui imposer. 

L’ânesse remplit donc les souhaits ardents de sa pauvre maîtresse : son lait, aussi pur qu’abondant, porté matin et soir à madame d’Harneville, rétablit sa santé comme par enchantement. Deux mois s’étaient écoulés, et Marthe avait déjà reçu trois pièces d’or, qu’elle conservait comme un avare qui veille sur son trésor. Jamais elle n’avait possédé une somme aussi forte ; et le troisième mois allait s’écouler, lorsqu’une espièglerie de Zélia et de Rosine, dont elles étaient loin de sentir toute l’importance, faillit priver la malheureuse femme du juste fruit de ses sacrifices et d’une rétribution si nécessaire à ses besoins. 

Il était indispensable, comme on vient de le voir, de séparer Margot de son ânon, qu’on ne relâchait de l’endroit où il était retenu qu’après avoir rempli le vase de lait destiné à madame d’Harneville. Ce n’était que vers le milieu du jour que la pauvre bête pouvait allaiter celui qu’elle avait fait naître, et goûter les inexprimables douceurs de l’amour maternel, sentiment aussi vif même dans une ânesse, et aussi fortement exprimé par elle que parmi les êtres les mieux organisés. Un soir que Margot, si bien soignée, avait pâturé comme à l’ordinaire, Marthe se dispose à tirer le lait qu’elle-même avait l’honneur de porter à la généreuse convalescente ; mais quel est son étonnement d’en obtenir à peine quelques gouttes ! Sa surprise redouble lorsque, voulant faire une nouvelle épreuve, l’ânesse, ordinairement et si facile et si douce, s’agite et l’évite brusquement : c’est en vain que la pauvre femme veut amadouer Margot, sa chère Margot ; c’est en vain qu’elle lui présente dans un panier de l’avoine mêlée avec du son, lui passe sur le dos sa main caressante ; aussitôt qu’elle veut la traire, celle-ci se met à ruer, et la menace de ses yeux flamboyants de colère. Pour la première fois depuis deux mois entiers, madame d’Harneville fut, à son grand regret, privée du breuvage devenu sa principale nourriture. « Sans doute, se dit-elle, ce n’est qu’un caprice, qu’un moment d’obstination de l’ânesse à ne pas livrer son lait ; il faut bien s’y résigner. » 

En effet, le lendemain matin elle reçut, rempli jusqu’au bord, son vase accoutumé ; mais, le soir, nouvelle privation : l’ânesse fut tout aussi stérile que la veille. Marthe s’inquiète de cet étrange événement, dont elle était loin de deviner la cause. Elle ne pouvait penser que c’était l’espiègle Zélia qui, secondée par Rosine Bérard, s’amusait, dès que l’ânesse était de retour des champs et que les filles de basse-cour vaquaient aux travaux qu’on leur avait imposés, à délivrer l’ânon de l’étable où il était enfermé, et à lui faire téter sa mère à l’insu de tout le monde. Les deux jeunes étourdies s’amusaient beaucoup de la surprise et de l’embarras qu’éprouvait la vieille Marthe lorsqu’elle arrivait, le vase de porcelaine en main, pour traire son ânesse, dont elle ne recevait que des ruades. Cachées dans un coin de la basse-cour, elles riaient sous cape et s’applaudissaient en secret du bon tour qu’elles jouaient à la pauvre vieille, sans songer à tout le chagrin qu’elle éprouverait de la perte irréparable qu’elles lui feraient supporter. Il est de ces imaginations ardentes, inconsidérées, qui n’envisagent que ce qui flatte au premier abord, et que le premier succès d’un projet aveugle sur toutes les suites qu’il peut avoir. Tant il est vrai qu’il faut toujours songer à ce que le plaisir du moment ne soit pas payé cher par le chagrin de l’avenir. 

En effet, madame d’Harneville, obligée, pour sa santé, de prendre le lait deux fois par jour, s’occupa sans relâche à se procurer une autre ânesse. L’affliction de Marthe fut profonde ; elle se voyait privée d’une rétribution qui devait lui donner une aisance tant désirée. Déjà même, croyant que Margot devenait stérile et d’un accès difficile, elle se disposait à la vendre à bas prix ; mais aurait-elle alors le moyen d’acheter un autre âne pour faire ses commissions ? et, si elle ne pouvait plus les faire, la voilà donc réduite à demander l’aumône, à finir ses jours dans un hôpital... Oh ! que de maux produits souvent par la plus simple cause ! 

Rosine et Zélia sentirent alors toute l’importance de la faute qu’elles avaient commise : elles ne purent supporter l’idée de causer la ruine et le malheur de la pauvre femme qu’elles aimaient tant. La honte momentanée d’un aveu n’était rien en comparaison des regrets cuisants qu’elles se préparaient par un coupable silence. Elles révélèrent donc leur secret, et découvrirent le manège qu’elles avaient inventé pour tromper Marthe, sans réfléchir à tout le mal que pouvait produire leur étourderie. Elles reçurent de leurs mères une vive remontrance : madame de Courcelles surtout, qui était aussi sévère, aussi inexorable pour les fautes du coeur, qu’elle était indulgente pour de simples espiègleries, fit connaître à Zélia combien elle était blessé du tour perfide qu’elle avait osé jouer à la vieille Marthe. Elle ne lui pardonna qu’à condition qu’elle remettrait à cette pauvre femme un quartier de la pension qu’elle recevait pour ses menus plaisirs. Madame Bérard, qui était revenue des eaux de Barèges, imposa la même réparation à Rosine. Dès le soir même, l’ânesse, dont le lait n’avait pas été tari secrètement, procura à Marthe la jouissance d’offrir à madame d’Harneville le vase accoutumé. La santé de cette dame fut entièrement rétablie, et Marthe reçut, outre les trente francs par mois, cinq pièces d’or, qui, avec ses économies, et les amendes auxquelles Zélia et Rosine avaient été condamnées par leurs mères, composèrent à la bonne vieille un petit capital et une aisance dont avait failli la priver une simple étourderie. Aussi, lorsque les deux jeunes espiègles, entraînées par leur naturel et leur ardente imagination, jouaient quelques tours aux gens du château, aux habitants du voisinage, elles réfléchissaient toujours sur les effets qu’ils pourraient produire, et se disaient, même en folâtrant : « N’oublions pas le lait d’ânesse. »