Le cocher mystérieux - Conte de Roger Dombre wiki

Il était la bonté même, Petit Jean n'en était pas récompensé, car il n'était heureux : les fermiers de la ferme des Saules qui l'avaient recueilli après la mort de ses parents, n'étant pas riches, se lassaient déjà de nourrir une bouche inutile.

On ne le maltraitait pas, bien sûr, mais on lui laissait voir aisément qu'il était de trop dans la maison. Jean avait le coeur sensible ; il souffrait donc de cet état de choses qui, cependant, loin d'aigrir son caractères, le rendait plus accessible à la pitié. Il portait surtout un grand amour aux animaux.

Un jour, on l'avait envoyé cueillir du bois mort dans la forêt, Petit Jean aperçut un joli écureuil pris au piège : il eut bientôt fait de le délivrer, et il eut aussitôt la joie de voir la gentille bête grimper dans les branches d'un chêne pour y reprendre ses ébats.

Peu après, il rencontra un chevreuil à la patte brisée, qui le regarda d'un air si désespéré que l'enfant, ému, s'approcha de lui, lava la plaie et, avec son pauvre mouchoir en loques, lui banda le membre mutilé.

Un autre fois, ce fut un oiselet tombé du nid, qu'il remit à ses parents affolés, contrairement à ce qu'auraient fait bien des petits de son âge, qui dépouillent les nids au lieu de les regarnir.

Les jours où il lui arrivait de telles aventures, Petit Jean s'en revenait tout joyeux, le coeur plus léger ; si, au logis, on le grondait et si on le malmenait, du moins pouvait-il se dire qu'il avait rendu service à des créatures dans l'embarras. Et cela le consolait.

Or, il arriva qu'un soir d'hiver le fermier des Saules tomba malade, et il s'effraya si fort qu'on chargea Petit Jean d'aller quérir le médecin.

Petit Jean résista un peu ; n'y avait-il pas, pour accomplir cette mission, des valets d'écurie, des garçons de ferme, tous hommes robustes que rien n'effrayaient ?

Le pauvre petit, lui, avait les pieds couverts d'engelures saignantes, qui lui rendaient toute marche excessivement douloureuse. Puis, ayant travaillé toute la journée, il avait droit à un peu de repos.

D'ailleurs, s'il connaissait la forêt par coeur pendant le jour, il était certain de s'y égarer à ces heures sombres.

Il fallut pourtant obéir. Petit Jean poussa un gros soupir, prit la lanterne qu'on lui présentait, et s'élança en avant, faisant courageusement le sacrifice de sa vie.

Il n'avait guère parcouru plus de deux cents mètres, quand la bise, qui cinglait la ferme, lui raidit tellement les doigts, que la lanterne lui échappa, roula dans la neige et s'éteignit.

Pour guider Petit Jean, il ne restait plus que le pâle reflet du sol ouaté de flocons blancs, et là-haut, dans le ciel sans nuages, une étoile qui brillait à travers les branches dépouillées.

Il fit encore, quelques centaines de mètres, mais il se rendit compte qu'il s'était égaré. Il voulut revenir sur ses pas, s'égara davantage, chercha en vain et, finalement, découragé... s'assit, sur la neige et se mit à pleurer.

Mal vêtu, il grelottait ; ses pauvres pieds se glaçaient dans ses mauvais souliers... Petit Jean crut sa dernière heure arrivée. Il ferma les yeux et attendit.

Soudain, un joyeux tintement de grelots lui fit redresser la tête avec surprise. Venait-il, par hasard, un traîneau dans le bois à cette heure ? Peut-être le voyageur serait-il assez humain pour le prendre avec lui ?

Pourtant Petit Jean n'osait l'espérer. Mais voilà qu'il crut rêver en voyant s'arrêter en effet à deux pas de lui, un ravissant traîneau, attelé de quatre beaux chevreuils tout blancs ; toute blanche aussi, la voiture ressemblait à un nid.

Sur le siège, le plus étrange des cochers tenait les guides : avec la fauve fourrure qui l'enveloppait des pieds à la tête, on eût dit un gros écureuil assis sur ses pattes de derrière, la queue relevée en panache.

« Dieu ! que c'est joli ! » ne put s'empêcher de murmurer l'enfant ébloui, car la vive clarté des lanternes, brillantes comme des yeux de loups, lui permettait de tout distinguer comme en plein jour.

Une voix douce, qui lui parut comme un chant d'oiseau, lui répondit :

« Allons, Petit Jean, nous t'attendons. Voici ton traîneau qui va te conduire où tu désires. N'attends pas davantage, cher petit, car la mort s'ensuivrait pour toi. »

« Quoi ! c'est pour moi, ce joli traîneau ? Mais qui donc êtes-vous ?
- Ceux que tu as délivrés un jour : tes amis de la forêt, loups, chevreuils, écureuils, oiseaux... Nous te réchaufferons les membres, nous te porterons, et enfin nous tâcherons de te rendre le bien que tu nous as fait jadis. »

Petit Jean obéit et prit place dans le nid-traîneau. Il y sentit aussitôt une douce chaleur due aux peaux de bêtes accumulées sur ces jambes, et au vêtement de plumes que lui formaient les oiseaux pressés contre lui jusque sur sa tête.

Il était ravi ; jamais il n'avait goûté autant de bien-être et autant de plaisir qu'en se voyant ainsi choyé et entraîné sous bois sans fatigue.

Il n'interrogeait pas son mystérieux cocher, ayant confiance en lui, sachant que rien de mauvais ne pouvait lui arriver.

Tout à coup il eut faim, et, comme s'il le devinait, l'écureuil lui désigna, du bout de son fouet, un gros panier de provisions que Jean n'eut qu'à ramasser en se baissant.

La singulière promenade durait toujours, vertigineuse et lente tour à tour à travers la forêt.

Jean y voyait suffisamment à présent pour reconnaître les carrefours, les allées, les coins aimés du bois.

Il trouvait tout aussi ravissant maintenant qu'il avait chaud, qu'il était rassasié, et que ses pieds meurtris ne lui faisaient plus mal ; la neige recouvrait le sol d'une ouate épaisse, le givre pendait aux branches et bordait les rares feuilles restées sur leur tige.

« Que c'est donc joli ! » s'écriait Petit Jean, mais si haut, qu'il s'éveilla brusquement.

Une voix auprès de lui, mais ce n'était pas celle de l'écureuil dit :

« Alors, petit, tu es content ? »

Interdit, l'enfant osa risquer un oeil. Certes, il avait dormi, il le comprenait bien, mais ne rêvait-il pas encore ?

Un traîneau l'emportait bien, confortablement garni de chaudes fourrures et conduit en effet par un inconnu à l'air bon.

L'attelage se composait d'alertes petits chevaux et non de chevreuils. Tout s'expliqua. Petit Jean était en train de s'endormir du dernier sommeil dans la neige, quand un riche voyageur avait passé, conduisant son traîneau qui, pour un peu, eût écrasé l'enfant.

L'homme avait recueilli le pauvre petit, le mettant au chaud sous les fourrures, et là, un songe délicieux, dans lequel il avait revu tous les animaux qu'il avait jadis secouru, s'était emparé de l'esprit de Jean.

« Quel malheur ! soupira celui-ci. Cette charmante promenade aura donc une fin !... Je croyais avoir affaire à un puissant génie de la forêt qui m'eût gardé toujours ! »

Puis, tout à coup, se rappelant sa mission :

« Oh ! monsieur, et le médecin que j'oubliais !... »

Il supplia le conducteur de la mener au bourg.

« Allons, pensa l'homme au traîneau, l'enfant est sans rancune : on le maltraite à la ferme des Saules, et pourtant il ne pense qu'à remplir son devoir. Agissons donc comme il veut. »

En route, il questionna Petit Jean dont il connaissait un peu l'histoire, car il possédait une propriété dans le pays ; puis il posa cette question qui remplit de stupeur joyeuse le petit garçon :

« Veux-tu rester avec moi ?
- Toujours ?
- Toujours, ou du moins jusqu'à ce que tu sois d'âge à t'établir.
- Vous ne me battrez pas ?
- Jamais.
- Que ferais-je chez vous ?
- Tu seras élevé avec un enfant de ton âge qui est très bon, mais infirme.
- Je l'aime déjà, murmura Jean.
- Je cherchais justement un petit garçon qui pût lui tenir compagnie et partager ses jeux et ses études...
- Et ce sera moi ? »

Jean tomba à genoux au milieu du traîneau et baisa la main gantée qui tenait les guides ; il se sentait fou de joie.

Mais, soudain inquiet :

« Est-ce que le fermier des Saules voudra me céder à vous ? »

L'homme sourit avec finesse et bonté tout ensemble :

« Il le faudra bien, dit-il. D'ailleurs, il ne peut faire aucune difficulté ; il dépend de moi et me doit une forte somme d'argent. »

On atteignit le bourg et la maison du docteur.

Jean sonna et fit sa commission. La servante qui lui ouvrit murmura, à la vue de sa figure extasiée :

« Le beau petit garçon ! Comme il paraît heureux ! »

Heureux, oui certes, Jean l'était follement quand il remonta dans le traîneau et que son protecteur lui affirma une fois de plus que tout ceci n'était pas un rêve.

Maintenant la forêt était loin et, au bout de la belle route, blanche, s'apercevait le château où Jean allait devenir l'ami du petit garçon malade, où il serait choyé, gâté, aimé enfin.