Les devoirs de l'hospitalité - Conte de Jean-Nicolas Bouilly wiki

Dans les siècles les plus reculés, chez toutes les nations, au palais des rois comme à la cabane du pâtre, l’hospitalité fut un devoir, une espèce de culte qu’on observait avec respect. Les saintes Écritures, les poètes de l’antiquité, les historiens de tous les temps, de tous les lieux, décrivent avec fidélité ce touchant accueil qu’on fit constamment à l’amitié, au malheur, à de hautes vertus, au seul titre d’hommes. On a vu, dans nos troubles civils, des proscrits trouver un asile chez ceux dont ils exposaient la vie ; et, lorsque la victoire se lassa de favoriser nos armes, un grand nombre de nos braves défenseurs durent l’allégement de leurs maux, souvent même la conservation de leurs jours, à ce noble et antique usage d’admettre à son foyer l’étranger qui s’est égaré dans sa route, l’infortuné dont la souffrance ou la fatigue ont épuisé les forces. 

Estelle Mornand, âgée de quinze ans, et Mélanie Valcour, qui n’en comptait qu’environ quatorze, élevées dans le même pensionnat, éprouvaient un mutuel attachement qui les dédommageait de l’absence de leurs parents. Estelle était fille d’un chef d’escadron que de graves blessures avaient forcé de se retirer du service. Mélanie était l’unique enfant d’un riche habitant de la ville de Tours, qui possédait une des plus agréables terres du jardin de la France, située sur les bords de la Vienne, dans les environs de Chinon. Les deux jeunes pensionnaires, liées par cette douce sympathie de goûts, de penchants qui toujours a tant d’empire sur les âmes neuves, ne pouvaient exister séparées l’une de l’autre. Lorsque Mélanie allait à la terre de ses parents, c’était une correspondance qui, chaque jour, exprimait le tourment de l’absence ; et, lorsqu’Estelle se trouvait forcée de rester près de son père, devenu veuf, et dont les blessures exigeaient des soins assidus, Mélanie obtenait de sa mère la permission d’aller passer auprès de sa chère compagne tout le temps qu’elle pouvait dérober à ses études. En un mot, on citait partout les deux jeunes pensionnaires comme un modèle de la plus parfaite amitié. 

Toutefois la différence de fortune produisait chez les deux inséparables plus ou moins d’application au travail. Mélanie, unique héritière d’un père opulent, dont elle était aimée, et d’une mère chez qui l’indulgence égalait la tendresse, n’obtenait pas dans ses études le même succès que sa jeune amie. La première, certaine de réunir tous les avantages de l’opulence et d’être recherchée par les familles les plus distinguées, ne possédait que ces demi-talents de société, que cette instruction suffisante pour se présenter dans le monde. La seconde, qui n’avait pour ressource que la pension de retraite dont jouissait son père et quelques modiques économies qu’il avait pu faire, se livrait avec ardeur aux leçons en tout genre qu’elle recevait dans l’honorable maison où s’était écoulée son enfance. Elle joignait à l’instruction la plus étendue des talents qu’elle portait jusqu’à la perfection. Elle peignait le paysage avec une facilité remarquable et l’animait de figures posées avec une vérité frappante. Douée d’une voix flexible et pénétrante, elle accompagnait sur le piano ; déjà même elle exécutait, à livre ouvert, tout ce que les grands maîtres composaient de plus savant. Aussi avait-elle remporté les premiers prix de musique et de peinture, tandis que sa jeune compagne n’avait pu mériter qu’un second accessit, et cela parce que l’aimable Estelle l’excitait sans cesse à vaincre son indolence et lui faisait faire des études particulières avec tout le zèle d’une soeur aînée, avec ce noble désir d’élever jusqu’à elle l’objet de ses plus tendres affections. 

Tant que cette supériorité en tout genre n’eut lieu qu’à la pension, l’amour-propre de Mélanie n’en souffrit aucunement. Elle trouvait même une espèce de triomphe à se dire l’inséparable de la charmante Estelle, qui réunissait tous les suffrages et recueillait toutes les couronnes. La première amitié, ce sentiment à la fois si vif et si doux, est une association délicieuse, où tout est nivelé par le coeur, où l’on ne connaît aucune prérogative, aucune suprématie. Le succès de celle qu’on aime devient en quelque sorte personnel, et l’on s’identifie avec elle jusqu’à se croire de moitié dans les éloges qu’elle mérite, dans les récompenses qu’elle obtient. Mais en est-il toujours de même dans le monde ? C’est ce que nous démontrera l’anecdote dont je fus le témoin, et que je me fais un devoir de raconter à mes petites amies, pour les prémunir contre ces atteintes de l’amour-propre qui nous aveuglent et nous détachent par degrés de ce que nous aimions le plus. 

Le temps des vacances était arrivé. Monsieur et madame Valcour se disposaient à conduire Mélanie à la terre qu’ils possédaient sur les bords de la Vienne ; mais celle-ci, plus attachée que jamais à sa chère Estelle, pria son père et sa mère de permettre qu’elle emmenât son amie, dont la santé était altérée par excès de travail, et qui, tout en se rétablissant, lui procurerait la société la plus agréable et la plus utile. Mélanie n’eut pas de peine à obtenir de ses parents la permission qu’elle réclamait ; et le brave Mornand, forcé d’aller prendre les eaux pour achever de cicatriser ses blessures, fut ravi que, dans son absence, sa fille allât respirer l’air de la campagne sous les auspices de l’amitié. 

Voilà donc nos deux jeunes pensionnaires établies dans un très beau château, au milieu de vastes jardins, de bois délicieux, et sur les bords d’une rivière qui répandait partout la fraîcheur et la fécondité. Oh ! que de promenades sur l’eau ! que de courses en char-à-bancs ! que de joyeuses parties dans les environs ! Ce qui charmait surtout nos deux pensionnaires, c’était le voisinage de la ville de Chinon et d’un grand nombre de belles habitations, dont les propriétaires formaient une société choisie. Chaque jour se renouvelait une réunion nombreuse, et souvent, au sein de cette heureuse liberté qu’autorise le séjour des champs, on retrouvait le charme et les avantages d’une grande ville. Tantôt c’était un concert composé à l’improviste, et qui, par cela même, n’en devenait que plus attrayant ; tantôt on jouait un proverbe, où la gaieté décente et l’esprit sans prétention faisaient naître des scènes comiques, inspiraient d’heureuses saillies ; tantôt enfin c’était une fête de village où les riches propriétaires, confondus parmi les bons et joyeux agriculteurs, prouvaient que le plaisir ne connaît ni les rangs ni les distances. 

On conçoit que, dans ces diverses réunions, nos deux jeunes amies ne tardèrent pas à se faire distinguer. Mélanie dansait à ravir, mais avec prétention ; Estelle avait une danse plus simple : son maintien, tous ses mouvements, offraient une grâce naturelle. La première excitait la curiosité ; elle attirait les hommages. La seconde, par son aimable enjouement, par cette communication décente qui séduit, se voyait environnée d’une foule nombreuse. Faisait-on de la musique, Mélanie étonnait tous ses auditeurs par un chant rempli de difficultés, de roulades et de fioritures, que sa jeune compagne lui avait fait répéter ; mais celle-ci, dans un air plein d’expression, pénétrait tous les coeurs, excitait un véritable enthousiasme. Ce qui surtout donnait à la jeune Estelle un grand avantage sur Mélanie, c’est qu’elle s’accompagnait sur le piano avec une assurance, un aplomb qui faisaient ressortir encore les heureux dons qu’elle avait reçus de la nature, et que le travail le plus constant avait perfectionnés. 

Mais c’était surtout dans les proverbes improvisés que l’ingénieuse Estelle montrait tout ce que l’esprit et l’instruction peuvent avoir de séduisant. Elle ne recherchait point les premiers rôles, mais ceux qui, tout en faisant briller les autres, exigeaient de la suite dans les idées, un tact fin, délicat, une heureuse imagination. Représentait-elle une jeune villageoise gauche et timide, une servante d’auberge active et gaie, une servante adroite et rusée, elle prenait si bien le masque, le langage et le maintien de ces divers personnages, qu’on s’imaginait les voir et les entendre. Aussi, dès qu’elle entrait en scène, recevait-elle de tous les spectateurs un accueil et des applaudissements qui la désignaient comme l’un des premiers sujets de la troupe. Mélanie obtenait aussi quelques suffrages par sa tenue imposante et le ton recherché qu’elle savait prendre dans les rôles de dame de maison ; mais elle était loin d’avoir la verve, la précision, et surtout les heureuses reparties de sa jeune compagne... Bientôt l’envie, ce reptile venimeux qui se glisse imperceptiblement jusque dans le paisible séjour de l’amitié, vint répandre ses poisons sur les deux amies, dont elle eût rompu les liens sacrés, si la prévoyante Estelle n’eût pas mis en usage ce qu’en pareil cas lui dictaient la délicatesse et son inaltérable attachement pour Mélanie. Elle s’étudia donc à donner par degrés moins d’expression à tout ce qu’elle disait, à retenir sur ses lèvres les mots heureux qui lui venaient à la pensée. Elle porta sa généreuse résignation jusqu’à montrer moins de supériorité dans les divers talents qu’elle possédait. Le piano, sous ses doigts magiques, n’avait plus autant d’harmonie ; l’air qu’elle chantait semblait ne plus aller à sa voix, qui, chaque jour, perdait de son éclat et de sa fraîcheur. Les paysages qu’elle peignait n’offraient plus ce reflet de la nature, cette variété de détails qu’on admirait dans ses ouvrages précédents. Enfin, dans les proverbes où elle paraissait encore, elle ne montrait qu’une intelligence ordinaire, et se bornait aux utilités. 

La famille Valcour et toute la société qu’elle réunissait attribuèrent ce changement étrange au défaut de travail, à cette dissipation qu’on se permet à la campagne, et qui fait perdre insensiblement les fruits d’une éducation soignée. On ignorait que ce changement dans Estelle était un calcul de l’esprit le plus pénétrant et de l’âme la plus élevée pour ménager l’amour-propre blessé d’une rivale et se soustraire aux souffrances secrètes que cette dernière faisait éprouver depuis quelque temps à sa première amie, à sa compagne de pension. 

En effet, Mélanie n’avait plus pour Estelle que des égards mesurés et contraints. Rarement ses yeux s’arrêtaient sur les siens ; elle ne lui répondait que par un sérieux qu’elle s’efforçait de rendre le plus digne qu’il lui fut possible. Estelle, en serrant la main de sa chère compagne, ne rencontrait que des doigts lâches, immobiles ; à cet élan de deux coeurs habitués à s’épancher, à ces confidences de tous les instants, à ce tutoiement dont l’habitude, entre pensionnaires, est consacré pour la vie, Mélanie avait fait succéder une politesse étudiée, une réserve continuelle, souvent même un vous désespérant, que l’expression de mademoiselle rendait plus outrageant encore. Oh ! combien eut à souffrir notre aimable orpheline ! que les matinées qu’elle passait toute seule dans son appartement lui parurent longues et pénibles ! De quels coups son noble coeur était déchiré chaque fois qu’elle retrouvait au salon son indifférente compagne ! Avec quel empressement elle eût fui de ce château, où tout pour elle devenait contrainte, souffrance, humiliation !... Mais son père était absent ; il l’avait confiée aux tendres soins de madame Valcour, qui lui tenait lieu de mère. Révéler à cette dame si distinguée tout le mal que sa fille lui faisait endurer, c’eût été faire retomber sur celle-ci de justes reproches, c’eût été rompre avec elle pour jamais. Estelle aimait encore Mélanie ; elle ne désespérait pas de regagner son coeur et de la faire repentir d’avoir méconnu à ce point les devoirs sacrés de l’hospitalité. Elle s’arma donc de nouvelles forces ; elle résolut de sacrifier ce qu’elle avait de plus cher, ce qui, dans sa position sociale, pouvait peut-être devenir son unique ressource, c’est-à-dire ce droit si flatteur et si légitime de briller par son savoir et ses talents, de se faire distinguer par les qualités de l’esprit et du coeur. Elle prétexta d’abord un dérangement dans sa santé, s’isola constamment au milieu des cercles nombreux dont, chaque jour, elle était entourée, et laissa bientôt l’ambitieuse Mélanie étaler à son aise tous les avantages qu’elle réunissait, et recueillir les applaudissements d’un cercle nombreux et choisi. 

Plusieurs mois s’écoulèrent sans que la généreuse Estelle vit diminuer son chagrin. Mélanie, qui ne pouvait soupçonner un sacrifice dont jamais elle n’eût été capable, profita de l’espèce d’inertie où paraissait être tombée sa rivale pour l’éclipser tout à fait. Elle s’imaginait la dédommager amplement en la tutoyant encore quelquefois, en lui faisant quelques prévenances étudiées, que son amie recevait toujours avec empressement, espérant encore la ramener à des sentiments dont son noble coeur avait besoin. 

Le brave Mornand revint des eaux, guéri presque entièrement de ses blessures. Il s’empressa de se rendre à la terre de la famille Valcour et de rejoindre sa chère Estelle, qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Malgré la joie qu’éprouva cette tendre fille à la vue de son père, malgré tous les efforts qu’elle faisait pour dissiper les nuages empreints sur sa figure, celui-ci remarqua facilement qu’une peine secrète la tourmentait. Mais ce fut en vain qu’il la pressa de questions à cet égard, elle ne fit aucun aveu de son tourment secret, et n’attribua l’altération qui régnait sur ses traits qu’au chagrin insurmontable d’être séparée du meilleur des pères. 

Quelques jours après eut lieu la réunion formée par les propriétaires des environs au château de monsieur et madame Valcour. Le père d’Estelle remarqua d’abord, non sans quelque surprise, l’extrême simplicité de la toilette de sa fille. Bien qu’elle n’eût jamais montré la moindre vanité, elle avait coutume de se faire distinguer par une élégance sans faste et par un goût parfait. On fit de la musique. Estelle tint le piano avec son assurance ordinaire ; mais il n’y eut rien de remarquable dans son jeu, naguère si expressif. Enfin, forcée de chanter un air à son choix, elle exécuta presque à demi-voix un simple nocturne, et n’obtint que de ces applaudissements qu’on accorde par complaisance, elle qui jetait autrefois tous ses auditeurs en extase et faisait vibrer les cordes du coeur par la puissance et l’étendue de ses moyens. Le chef d’escadron était désespéré, et, n’attribuant un aussi grand changement qu’au chagrin que sa fille avait éprouvé de son absence, il se promit bien de ne jamais s’en séparer. 

Enfin l’on joua quelques proverbes. Notre brave militaire s’attendait à ce que sa chère Estelle prendrait sa revanche par ce jeu franc et naturel, par ces piquantes saillies qui l’avaient charmé tant de fois ; mais quel fut encore son désappointement en voyant sa fille ne remplir que des utilités par complaisance, se borner à donner quelques répliques à ses interlocuteurs, et ne s’occuper qu’à les faire briller ! M. Mornand crut rêver, et lui-même tomba dans une sombre tristesse dont s’aperçut Estelle. Il lui en coûtait sans doute de faire souffrir le plus tendre des pères ; mais sa résolution était prise : elle préférait, en quelque sorte, s’anéantir à reprendre des avantages qui n’eussent fait que lui fermer pour jamais le coeur de sa jeune amie. Celle-ci, toutefois, profitait amplement du champ libre que lui laissait sa rivale, et saisissait avec avidité toutes les occasions de l’éclipser. Le chef d’escadron, dont l’amour-propre était blessé, crut avoir enfin deviné le secret motif qu’avait sa fille de se réduire à cette étrange nullité, de se condamner à cette abnégation d’elle-même qui le faisait tant souffrir. La piété filiale ne put résister aux vives instances, à l’autorité d’un père. Estelle avoua donc le sacrifice qu’elle avait fait dans l’espoir de conserver le coeur de son amie. « Tu l’espères vainement, lui dit Mornand ; l’envie et le sot orgueil ont tari dans son âme tout sentiment généreux ; tu serais dupe dans une liaison devenue aussi mal assortie : il faut y renoncer. Je ne veux point cependant que tu te sépares de cette fausse ami, de cette envieuse égoïste, sans reprendre tous tes droits et lui donner la leçon qu’elle mérite. J’espère donc que tu suivras de point en point le plan de conduite que je vais te tracer pendant le peu de jours que nous resterons dans ce château. » Estelle promit d’obéir ; mais on lisait sur sa figure combien il en coûterait à son coeur aimant et généreux. 

Dès le lendemain, Estelle mit plus de soin à sa toilette ; le sourire revint sur ses lèvres silencieuses ; elle reparut au salon avec sa grâce naïve, son aimable enjouement. La présence et la guérison de son père semblaient autoriser cet heureux changement. Peu de jours après eut lieu la réunion d’usage. Estelle, plus recherchée encore dans sa parure, fit briller tous ses avantages ; elle ravit au dîner les divers convives par de piquantes saillies, par cet ascendant irrésistible d’une âme élevée et d’un esprit cultivé. Le soir, on fit de la musique : elle enleva tous les suffrages en accompagnant sur le piano sa voix étendue, expressive. Ce qui surtout produisit une vive impression, ce fut une romance où l’amitié était peinte dans toute sa pureté. Elle chanta avec une expression si pénétrante, que Mélanie elle-même en fut troublée et crut remarquer dans les tendres regards d’Estelle un reproche mérité. Mais, ranimée par son insatiable ambition, elle essaya d’entrer en lice avec elle, et lui proposa de chanter ensemble un duo. Estelle hésite et n’ose commencer une lutte où tout lui promet la victoire ; mais un regard de son père lui ordonne d’accepter le défi de la présomptueuse et de la traiter sans nul ménagement. Elle paralyse bientôt les brillantes roulades de sa rivale par la puissance de sa voix et le charme entraînant de son exécution. Mélanie, forcée de céder à la supériorité d’un talent qu’elle croyait affaibli, essaya de balbutier quelques éloges qu’Estelle sut éluder avec adresse. Tout le reste de la soirée fut un triomphe pour celle-ci : jamais on ne l’avait vue aussi brillante, aussi spirituelle. Dans toute autre circonstance on eût critiqué sans doute cet étalage de savoir et de talent, toujours blâmable dans une jeune personne ; mais les regards qu’Estelle portait sans cesse sur Mélanie indiquaient assez que c’était à regret qu’elle l’accablait de sa supériorité sur elle, et qu’en ressaisissant la victoire elle ne faisait qu’obéir aux ordres impérieux d’un père. 

Mélanie sentit alors qu’elle avait blessé le coeur le plus tendre. Interprétant sans peine la nullité généreuse à laquelle s’était condamnée sa jeune compagne, elle comprit tout ce qu’elle avait dû souffrir. Le lendemain, dès qu’elle fut éveillée, elle résolut d’aller avouer ses torts à sa chère Estelle, bien sûre d’en obtenir aisément l’oubli ; mais il n’était plus temps. Mornand et sa fille étaient partis dès l’aube du jour, laissant une lettre pour monsieur et madame Valcour, qu’ils remerciaient de toutes leurs bontés. Lorsque Mélanie, certaine de regagner le coeur de son amie d’enfance, entre dans l’appartement que cette dernière occupait, elle trouve sur un chevalet un nouveau paysage qu’Estelle avait peint secrètement pendant sa solitude. Il représentait les abords de la Vienne et l’un des sites les plus délicieux au bas de la belle habitation de la famille Valcour, que l’on voyait à mi-côte. Sur le second plan, on découvrait un chef d’escadron emmenant une jeune personne dont les regards se portaient vers le château, et semblaient adresser un dernier adieu à celle qu’elle avait tant aimée. C’était Estelle elle-même obéissant à l’autorité paternelle, et rompant, non sans un grand déchirement de coeur, les liens si doux de son enfance. Au bas de ce paysage, d’une vérité frappante, le père d’Estelle avait écrit ces mots : « Ma fille ne peut plus être l’amie de celle qui ne sut pas respecter les devoirs de l’hospitalité. »