Les Sorciers - Conte de Adolphe Orain wiki

Le sabbat de sorciers n’existe plus dans nos campagnes ; mais les récits de ces rendez-vous nocturnes n’ont point été oubliés.

Tous les contes sur ce sujet se ressemblent, aussi nous contenterons-nous de citer les suivants.

I

Au temps jadis, les sorciers des environs de Rennes avaient l’habitude de se réunir, pour danser, au carrefour de la Croix-Madame, dans la commune de Bruz. Pour s’y rendre, de n’importe quel endroit où ils se trouvaient, il leur fallait s’enduire le corps de la graisse d’un enfant nouveau-né, immolé à cet effet, et prononcer la formule suivante :

« Par-dessus has,
Par-dessus bois,
Olmont de la cheminée
J’m’en vas ! »

Un soir, les sorciers rencontrèrent sur leur chemin une vieille charrette hors de service, et dans le but de rire un brin, ils eurent l’idée de la graisser de leur onguent et de dire :

« À travers has
À travers bois
J’m’en vas ! »

Aussitôt le véhicule les suivit ; mais au lieu d’aller par-dessus les haies et les buissons, il brisa tout sur son passage. Malgré les obstacles qu’il rencontra, il arriva au carrefour de la Croix-Madame en même temps que les sorciers et se mêla à leur danse.

À chaque instant l’on entendait crier

« Gare au timonet ! gare au timonet ! »

Ceux, qui ne se rangeaient pas assez vite, étaient frappés et renversés par le timon de la charrette.

Une autre fois une sorcière, se rendant au sabbat, fut épiée par sa servante, qui voulut savoir ce qui lui arriverait en l’imitant. Elle se frotta le corps comme elle avait vu faire, et dit :

« À travès has,
À travès bois,
À travès la cheminée
J’m’en vas ! »

La malheureuse partit en effet ; mais elle arriva dans un état lamentable, les mains et le visage déchirés, le corps meurtri et les vêtements en lambeaux.

Les sorciers, surpris de la voir dans un pareil état, lui demandèrent ce qu’elle avait fait. Elle leur répéta les paroles qu’elle avait prononcées. Tous se mirent à rire en lui expliquant ce qu’elle aurait dû dire. Néanmoins ils l’admirent à danser avec eux.

II

Un petit garçon, passant à la Croix-Madame, s’arrêta pour voir les sorciers danser, et surtout pour écouter leur musique.

— Vous avez ben du jeu, leur dit-il, je voudrais faire comme vous, et surtout avoir votre musique.
— Tiens, lui répondit l’un d’eux, en voici une qui pourra te divertir et même te servir un jour.

Il lui donna son propre violon.

L’enfant alla rejoindre ses camarades, et, du plus loin qu’il les aperçut, il leur cria :

« Arrivez, les gars, que je vous joue un air de violon. »

Il n’eut pas plus tôt promené l’archet sur les cordes de son instrument que tous les moutards se mirent à danser, ce qui fit beaucoup rire le musicien.

Continuant son chemin, il aperçut un nid de pies dans le haut d’un arbre et voulut le dénicher.

Malgré tous ses efforts il n’y pouvait parvenir, lorsque le curé de la paroisse vint à passer par là.

— Que fais-tu là, mon petit gas ? lui demanda-t-il.
— Je voudrais dénicher ce nid de pies, et je vois que j’en suis incapable.
— Ah ! mes pauvres enfants, vous ne savez plus grimper aux arbres à présent. De mon temps nous étions bien plus agiles. Tiens, descends, je vais te le dénicher.

Le prêtre grimpa dans l’arbre et allait arriver à s’emparer du nid, lorsque l’enfant eut l’idée de jouer du violon.

Aussitôt, le curé dégringola plus vite qu’il l’aurait voulu, et tomba dans une broussée d’épines et de ronces, au milieu desquelles il se mit à se trémousser, déchirant sa soutane et se mettant les mains et la figure en sang.

— Petit malheureux, lui cria-t-il, c’est un tour que tu m’as joué, mais tu me le paieras.

III

À quelque temps de là, la mère de l’enfant alla à confesse et le curé lui raconta son aventure.

De retour chez elle, la paysanne gronda son fils et voulut le corriger à coups de bâton ; mais lui, prenant son violon, fit sauter sa mère comme il avait fait sauter M. le curé.

Furieuse de voir que son enfant était sorcier, elle alla quérir les gendarmes pour l’en débarrasser. Lorsque ceux-ci arrivèrent, il réussit à les faire danser comme les autres. Ils voulurent lui prendre son violon sans pouvoir y parvenir.

— Marchez devant moi, dit-il aux gendarmes, je vous suivrai jusqu’à Rennes.

En effet, il les accompagna jusqu’à la porte de la prison où le habitants du quartier sortirent dans la rue pour voir ce garçon que les gendarmes conduisaient au cachot.

Le prisonnier accorda son instrument et mit tout le monde en danse. Malheureusement la plaisanterie dura trop longtemps, la foule se fâcha, se rua sur lui et, finalement, le poussa dans la prison.

Il ne tarda pas à être jugé, et fut condamné à être brûlé vif comme sorcier.

Amené sur la place des Lices, à Rennes, où le bûcher avait été dressé, on lui dit de formuler un dernier désir et qu’on lui accorderait tout ce qu’il demanderait.

— Qu’on me rende, pour un instant mon violon, répondit-il.

On alla le lui chercher, et, aussitôt qu’il l’eut entre les mains, il se mit à jouer, et tous les assistants, y compris le bourreau et ses aides, se mirent à danser.

Profitant du trouble et de l’hilarité générale, il se sauva sans qu’on pût l’arrêter, et jamais plus on ne le revit dans le pays.

IV

Une femme, qui courait le garou, s’en allait la nuit danser avec les sorciers. En partant elle chantait :

« En passant par-dessus has et buissons,
J’m’en vas rejoindre mes compagnons. »

Une nuit que son mari était éveillé, il l’aperçut qui prenait, dans une petite niche cachée dans le fond du lit, un pot renfermant une pommade avec laquelle elle se frotta le corps.

Aussitôt l’opération terminée, elle disparut comme par enchantement, sa voix seulement se fit entendre dans les airs :

« En passant par-dessus has et buissons,
J’m’en vas rejoindre mes compagnons. »

Intrigué, il se leva et examina la pommade. Je ne veux pas aller rejoindre ma femme, pensa-t-il, mais je puis employer cette pommade à graisser ma charrette qui en a grand besoin.

Aussitôt que le véhicule fut graissé, il s’ébranla et bientôt franchit les haies et les buissons. Le paysan courut après, et arrivé dans un carrefour il vit une bande de sorciers , hommes et femmes, complètement nus, qui dansaient autour de sa charrette.

Le bonhomme, indigné d’un tel spectacle, rentra chez lui et se tint sur le seuil de sa porte pour voir revenir sa femme.

Il l’attendit longtemps. Soudain, il vit un chat, qu’il ne connaissait pas, et qui venait de son côté. Prenant un fouet, il le frappa de toutes ses forces, et l’atteignit au nez d’où le sang coula.

Malgré cela, le chat se glissa dans la maison et, lorsque le paysan se retourna, il vit sa femme qui remettait, dans le fond du lit, un pot renfermant une pommade qui, sans doute, lui avait servi pour se métamorphoser en chat.

Son mari lui demanda d’où elle venait. Elle ne répondit pas ; mais il vit qu’elle avait une large éraflure sous le nez. Ce doit être mon coup de fouet, lui dit-il. Elle baissa la tête mais n’articula pas un mot.

À partir de ce jour, la malheureuse cessa d’aller, la nuit, courir le garou, ce qui prouve, une fois de plus, ajouta la bonne femme de Bruz qui nous racontait ce conte, qu’il suffit de faire couler le sang d’une personne pour la guérir de courir la nuit.

(Conté par Fine Daniel, fermière au Houx, commune de Bruz.)