N°04 Histoire du premier vieillard et de la biche - Conte de Antoine Galland wiki

Je vais donc, reprit le vieillard, commencer le récit ; écoutez-moi, je vous prie, avec attention. Cette biche que vous voyez est ma cousine et de plus ma femme. Elle n’avait que douze ans quand je l’épousai ; ainsi je puis dire qu’elle ne devait pas moins me regarder comme son père que comme son parent et son mari.

Nous avons vécu ensemble trente années sans avoir eu d’enfants ; mais sa stérilité ne m’a point empêché d’avoir pour elle beaucoup de complaisance et d’amitié. Le seul, désir d’avoir des enfants me fit acheter une esclave, dont j’eus un fils qui promettait infiniment. Ma femme en conçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l’enfant, et cacha si bien ses sentiments, que je ne les connus que trop tard.

Cependant mon fils croissait, et il avait déjà dix ans, lorsque je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma femme, dont je ne me défiais point, l’esclave et son fils, et je la priai d’en avoir soin pendant mon absence, qui dura une année entière. Elle profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle s’attacha à la magie ; et quand elle sut assez de cet art diabolique pour exécuter l’horrible dessein qu’elle méditait, la scélérate mena mon fils dans un lieu écarté. Là, par ses enchantements, elle le changea en veau, et le donna à mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disait-elle, qu’elle avait acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette action abominable ; elle changea l’esclave en vache, et la donna aussi à mon fermier.

A mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère et de l’enfant. Votre esclave est morte, me dit-elle : et pour votre fils, il y a deux mois que je ne l’ai vu, et que je ne sais ce qu’il est devenu. Je fus touché de la mort de l’esclave ; mais comme mon fils n’avait fait que disparaître, je me flattais que je pourrais le revoir bientôt. Néanmoins huit mois se passèrent sans qu’il revînt, et je n’en avais aucune nouvelle, lorsque la fête du grand Baïram arriva. Pour la célébrer, je mandai à mon fermier de m’amener une vache les plus grasses pour en faire un sacrifice. Il n’y manqua pas. La vache qu’il m’amena était l’esclave elle-même, la malheureuse mère de mon fils. Je la liai ; mais dans le moment que je me préparais à la sacrifier, elle se mit à taire des beuglements pitoyables, et je m’aperçus qu’il coulait de ses yeux des ruisseaux de larmes. Cela me parut assez extraordinaire et me sentant, malgré moi, saisi d’un mouvement de pitié, je ne pus me résoudre à la frapper. J’ordonnai à mon fermier de m’en aller prendre une autre.

Ma femme, qui était présente, frémit de ma compassion, et s’opposant à un ordre qui rendait sa malice inutile : « Que faites-vous, mon ami ? s’écria-t-elle. Immolez cette vache. Votre fermier n’en a pas de plus belle, ni qui soit plus propre à l’usage que nous en voulons faire. » Par complaisance pour ma femme, je m’approchai de la vache ; et combattant la pitié qui en suspendait le sacrifice, j’allais porter le coup mortel, quand la victime, redoublant ses pleurs et ses meuglements, me désarma une seconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains du fermier, en lui disant : « Prenez, et sacrifiez-la vous-même ; ses beuglements et ses larmes me fendent le cœur. »

Le fermier, moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais en l’écorchant, il se trouva qu’elle n’avait que les os, quoiqu’elle nous eût paru très grasse. J’en eus un véritable chagrin. « Prenez-la pour vous, dis-je au fermier, je vous l’abandonne ; faites-en des régals et des aumônes à qui vous voudrez ; et si vous avez un veau bien gras, amenez-le-moi à sa place. » Je ne m’informai pas de ce qu’il fit de la vache ; mais peu de temps après qu’il l’eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis arriver avec un veau fort gras. Quoique j’ignorasse que ce veau fût mon fils, je ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue. De son côté, dès qu’il m’aperçut, il fit un si grand effort pour venir à moi, qu’il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds, la tête contre terre, comme s’il eût voulu exciter ma compassion, et me conjurer de n’avoir pas la cruauté de lui ôter la vie, en n’avertissant, autant qu’il lui était possible, qu’il était mon fils.

Je fus encore plus surpris et plus touché de cette action que je ne l’avais été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre pitié qui m’intéressa pour lui ; ou, pour mieux dire, le sang fit en moi son devoir. « Allez, dis-je au fermier, ramenez ce veau chez vous ; ayez-en grand soin, et à sa place amenez-en un autre incessamment. »

Dès que ma femme m’entendit parler ainsi, elle ne manqua pas de s’écrier encore : « Que faites-vous, mon mari ? croyez-moi, ne sacrifiez pas un autre veau que celui-là. — Ma femme, lui répondis-je, je n’immolerai pas celui-ci ; je veux lui faire grâce, je vous prie de ne point vous y opposer. » Elle n’eut garde, la méchante femme, de se rendre à ma prière ; elle haïssait trop mon fils pour consentir que je le sauvasse. Elle m’en demanda le sacrifice avec tant d’opiniâtreté, que je fus obligé de le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau funeste...

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle aperçut le jour. « Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte qui soutient si agréablement mon attention. Si le sultan me laisse encore vivre aujourd’hui, répondit Scheherazade, vous verrez que ce que je vous raconterai demain vous divertira bien davantage. » Schahriar, curieux de savoir ce que deviendrait le fils du vieillard qui conduisait la biche, dit à la sultane qu’il serait bien aise d’entendre, la nuit prochaine, la fin de ce conte.

Cinquième nuit et suivantes

Sire, poursuivit Scheherazade, le premier vieillard qui conduisait la biche, continua de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand : « Je pris donc, leur dit-il, le couteau, et j’allais l’enfoncer dans la gorge de mon fils, lorsque tournant vers moi languissamment ses yeux baignés de pleurs, il m’attendrit à un point que je n’eus pas la force de l’immoler. Je laissai tomber le couteau, et je dis à ma femme que je voulais absolument tuer un autre veau que celui-là. Elle n’épargna rien pour me faire changer de résolution ; mais quoi qu’elle pût me représenter, je demeurai ferme, et lui promis, seulement pour l’apaiser, que je le sacrifierais au Baïram de l’année prochaine.

Le lendemain matin, mon fermier demanda à me parler en particulier. « Je viens, me dit-il, vous apprendre une nouvelle, dont j’espère que vous me saurez bon gré. J’ai une fille qui a quelque connaissance de la magie. Hier, comme je ramenais au logis le veau dont vous n’aviez pas voulu faire le sacrifice, je remarquai qu’elle rit en le voyant et qu’un moment après elle se mit à pleurer. Je lui demandai pourquoi elle faisait en même temps deux choses si contraires : « Mon père, me répondit-elle, ce veau que vous ramenez est le fils de notre maître. J’ai ri de joie de le voir encore vivant, et j’ai pleuré en me souvenant du sacrifice qu’on fit hier de sa mère, qui était changée en vache. Ces deux métamorphoses ont été faites par les enchantements de la femme de notre maître, laquelle haïssait la mère et l’enfant. — Voilà ce que m’a dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette nouvelle. »

A ces paroles, ô génie, continua le vieillard, je vous laisse à juger quelle fut ma surprise ! Je partis sur-le-champ avec mon fermier, pour parler moi-même à sa fille. En arrivant, j’allai d’abord à l’étable où était mon fils. Il ne put répondre a mes embrassements ; mais il les reçut d’une manière qui acheva de me persuader qu’il était mon fils.

La fille du fermier arriva : « Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa première forme ? — Oui, je le puis, me répondit-elle. — Ah ! si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse de tous mes biens. » Alors elle me repartit en souriant : « Vous êtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois ; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état qu’à eux conditions : la première, que vous me le donnerez pour époux, et la seconde, qu’il me sera permis de punir la personne qui l’a changé en veau. — Pour la première condition, lui dis-je, je l’accepte de bon cœur ; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier, indépendamment de celui que je destine à mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnaîtrai le grand service que j’attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien l’accepter encore. Une personne qui a été capable de faire une action si criminelle mérite bien d’en être punie ; je vous l’abandonne, faites-en ce qu’il vous plaira ; je vous prie seulement de ne lui pas ôter la vie. — Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la même manière qu’elle a traité votre fils. J’y consens, lui repartis-je ; mais rendez-moi mon fils auparavant. »

Alors cette fille prit un vase plein d’eau, prononça dessus des paroles que je n’entendis pas, et s’adressant au veau : « O veau ! dit-elle, si tu as été créé par le Tout-Puissant et souverain maître du monde tel que tu parais en ce moment, demeure sous cette forme ; mais si tu es un homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta figure naturelle par la permission du souverain Créateur. » En achevant ces mots, elle jeta l’eau sur lui, et à l’instant il reprit sa première forme.

« Mon fils, mon cher fils ! m’écriai-je aussitôt en l’embrassant avec un transport dont je ne fus pas le maître, c’est Dieu qui nous a envoyé cette jeune fille, pour détruire l’horrible charme dont vous étiez environné, et vous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre mère. Je ne doute pas que par reconnaissance, vous ne vouliez bien la prendre pour votre femme, comme je m’y suis engagé. » Il y consentit avec joie ; mais avant qu’ils se mariassent, la jeune fille changea ma femme en biche, et c’est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu’elle eût cette forme, plutôt qu’une autre moins agréable, afin que nous la vissions sans répugnance dans la famille. Depuis ce temps-là, mon fils est devenu veuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que je n’ai pas eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d’en apprendre ; et n’ayant pas voulu confier à personne le soin de ma femme, pendant que je serais en quête de lui, j’ai jugé à propos de la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette biche. N’est-elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses ?

— J’en demeure d’accord, dit le génie ; et en sa faveur, je t’accorde le tiers de la grâce de ce marchand. »

Quand le premier vieillard, Sire, continua la sultane, eut achevé son histoire, le second, qui conduisait les deux chiens noirs, s’adressa au génie, et lui dit : « Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé, à moi et à ces deux chiens noirs que voici, et je suis sûr que vous trouverez mon histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d’entendre. Mais quand je vous l’aurai contée, m’accorderez-vous le second tiers de la grâce de ce marchand ? — Oui, répondit le génie, pourvu que ton histoire surpasse celle de la biche. » Après ce consentement le second vieillard, poursuivit Scheherazade, s’adressant au génie, commença ainsi son histoire :