Gune et Mone. Conte maritime - Conte de Émile Bergerat wiki

La pauvre Gune eût été certainement la femme la plus malheureuse de son temps si elle n’avait eu la triste Mone, la maîtresse de son mari, Boniface Balbuzard, pour rivale d’infortune.

Croyez-vous au fatidisme des noms ? Balzac y croyait, Flaubert aussi, Zola de même, et ils font autorité en la matière. Toujours est-il que personne ne faisait plus honneur au sien que notre Boniface Balbuzard, qui était bègue, d’abord, et épanouissait ensuite au soleil la figure pleine et réjouie dont on dote Roger Bontemps. Rien qu’à le nommer, on le voit, n’est-ce pas, cet homme !

De son métier, il avait été marin, puis il avait cessé de l’être, et enfin il l’était redevenu, ne pouvant pas faire autrement. Quand la mer vous prend, elle ne vous lâche plus, c’est un fait ; il n’est personne, du petit au grand, qui n’en convienne. Aussi ne comprend-on pas que d’honnêtes filles consentent à épouser des gars, d’avance perdus pour elles, qui, les trois quarts du temps, les plaquent le lendemain des noces à seule fin de se balancer encore et toujours entre les bras de la méchante des méchantes. Gune pensait ainsi, et quoiqu’elle fût dûment férue de son Boniface, disons même à cause de cela, elle avait mis comme condition au mariage qu’il renoncerait à la mer et qu’on vivrait ensemble dans la ferme, très riche d’ailleurs, que son père lui donnait en dot, par avancement d’hoirie.

- Sur le plan, plan, plancher des va, va, va, vaches, avait bégayé Balbuzard en rigolant, et il en avait donné sa pa, parole.

Tout alla bien d’abord, il faut le reconnaître, et pendant six mois Gune en eut son compte et davantage. Tranquille, elle lui permit d’aller voir, pour son dimanche, un départ de bateaux sur le port. Il en revint, le soir, ou plutôt la nuit, saoul comme la bourrique à Robespierre. Puis, pendant les huit jours suivants, il ne fut pas à prendre avec des pincettes. Gune comprit alors que le drame allait commencer, car le drame commence toujours par le cabaret ; c’est là que la Grande Gueuse aux yeux pers vous recrute, - ou vous repince, - et Boniface y retournait, au cabaret, sous prétexte de tailler bavette avec les camarades plus ou moins en partance. Enfin, il fallait, comme on dit, lâcher la corde sous peine de perdre le navire.

Gune, donc, la lâcha. Elle lui fit crédit d’un petit embarquement d’un mois, six semaines au plus, mais, bien entendu, le dernier, enfin le temps moral de se saler un peu, par hygiène, dans la saumure.

- Eh bien, c’est ça, fit-il en riant de joie, dans la sau, sau, mure.

Et il l’embrassa à pleines joues.

Le mois échu, strictement et recta, il était de retour à la ferme, car dans la marine c’est comme cela, quand on a pris un engagement, on le tient, ne fût-il écrit nulle part. Du reste, il ne retourna pas au cabaret, et même, sur la route, quand il voyait un mathurin venir de gauche, il prenait la droite pour résister à la tentation de la « tournée ». Seulement, il s’attrista visiblement. Il ne riait plus, lui si boute en train, de rien ni de personne. Il ressemblait à un amoureux dont la bonne amie fait la noce avec d’autres et qui l’entend chanter au loin, à travers les arbres, au bout du village. Cette traîtresse, c’était la mer, ai-je besoin de vous le dire ?

Ce fut alors que Mone, une jolie fille, aussi blonde que Gune était brune, commença avec lui le manège qui devait aboutir à ce que vous savez, car il n’y a pas deux façons de se prouver qu’on s’aime. Mone n’avait jamais pardonné à Gune de lui avoir enlevé le beau bègue, et je vous réponds qu’elle ne laissa pas échapper l’occasion de le lui reprendre. Elle en fut durement punie, du reste, comme vous l’allez voir. Car c’est assez lâche, tout de même, de profiter de ce qu’un homme s’embête de la mer pour l’attirer dans une grotte et se donner à lui, à marée basse, sur du varech qui sent bon.

Comment Gune l’apprit, voilà ce que pourrait vous dire peut-être l’une de ces familles pauvres qui envoient leurs petites filles recueillir des bigorneaux sur les rochers. Moi, je m’étonne et m’étonnerai toujours que le même homme puisse à la fois tenir une parole et manquer à un serment, car enfin Boniface avait devant le maire, qui est l’État, juré fidélité à Mme Balbu, bu, buzard. Il faut croire que l’odeur du varech est bien puissante.

Il n’y a pas à douter que d’explication, d’ailleurs publique, entre Gune et Mone, n’ait été épouvantable. Il suffit pour la dépeindre de constater ce fait que, sur le mail où elle eut lieu, après vêpres, le perruquier ramassa autant de cheveux bruns que de blonds, inextricablement entremêlés.

- Garde-le, criait l’épouse à la maîtresse, je n’en veux plus, je t’en fais cadeau !

En présence de ce combat de biches dont il était le cerf magnifique, Boniface avait retrouvé toute l’allégresse de son caractère.

- Épa, pa, patantes, faisait-il, les yeux trempés de rire.

Il n’en trouva pas moins, au soir tombant, la porte du logis conjugal close et verrouillée, car Gune était orgueilleuse comme on ne l’est pas, si bien que force lui fut d’aller souper chez Mone et d’y rester.

Au bout d’un mois, il y était encore ; mais, chose étrange, il s’y embêtait déjà beaucoup plus de la mer qu’à la fin des six mois de l’état marital et légitime. Il retourna donc au cabaret, y revit des copains de bord, et, comme c’était le temps des armements et des appareillages pour la grande pêche, de « tournée » en « tournée » il réengagea, selon le terme professionnel.

Mone en fut bouleversée de rage, mais elle n’avait rien à dire ni même à faire ; elle n’était pas sa femme, et il ne lui avait, à elle, rien juré ni rien promis. L’absence était de la demi-année comme d’usage, et Balbuzard s’en fut, à la tête de deux veuves, balbuzarder avec les vents et la tempête, heureux comme le poisson que l’on rejette à l’eau.

Toute la question était de savoir chez qui, de la brune ou de la blonde, il débarquerait au retour, sainte Vierge, s’il en revenait au moins, car il y a ça aussi, et c’est, dit-on, ce qui les rend fous. Comment voulez-vous que la mieux faite, voire la plus amoureuse, lutte contre une pareille fascination : la mer ?

Mone se croyait bien sûre de son affaire, et elle en étalait l’assurance. Boniface était à elle comme elle était à lui, c’était à jamais fini avec l’autre et patati, et patata, tout ce qu’on peut dire. Gune n’en parlait pas. Elle jouait à l’oubli absolu, mais secrètement elle se dévorait. Hélas ! comme elle l’avait aimé, son bègue, et, qui pis est, comme elle l’aimait encore ! Toutes les nuits, elle rêvait qu’elle étranglait Mone. Si elle la rencontrait, elle devenait pâle comme un linge. Enfin, il n’y a pas eu de haine pareille depuis qu’on s’abomine les uns les autres sur la terre, c’est-à-dire depuis Adam et Ève, si je ne me trompe.

La saison de pêche finie, tous ou presque tous les bateaux rapatrièrent leurs équipages, et, le jour de la rentrée, Boniface arriva. On le vit s’arrêter d’abord sur la place, dans l’attitude de la perplexité, puis il poussa la porte du presbytère. Le curé était son cousin.

- Chez qui, qui, qui dois-je descendre, mon père ?

Vous pensez si les deux femmes étaient chacune à leur fenêtre, les malheureuses !

- Si c’est comme prêtre que tu m’interroges, tu n’as pas le choix : chez ta femme. Veux-tu que je m’entremette ?

Mais le marin impénitent avait « réengagé » pour deux ans et il n’avait qu’un jour à rester au pays. Il fallait bien qu’il en fît l’aveu.

- Alors, dit le recteur, ce n’est pas la peine ; couche ici et ne vois ni l’une ni l’autre. Tu partiras demain matin, à l’aube.
- J’aime mieux ça. Il n’y a que la mer.
- Et le ciel, ajouta le recteur, qui ne croyait pas si bien prophétiser, car, si Boniface partait encore, c’était, cette fois, pour ne plus revenir.

L’année suivante, la mer le mangeait, comme tant d’autres, plus coriaces que lui et non moins possédés de la passion éternelle qu’elle inspire.

On n’a pas tout dit de la douleur, quoique l’on ait écrit des tomes sur elle. Son expression n’est pas uniforme. Relative aux circonstances qui la causent, elle se conforme encore aux tempéraments propres de ceux ou celles qu’elle affecte. Pour les uns, le proverbe est vrai, qui dit que le temps l’use ; il l’accroît chez les autres, et de jour en jour, et ce dernier cas fut celui de Gune. A la perte de l’être aimé s’ajoutait pour elle le remords véritable de fuir avoir été si dure. Mone, de son côté, pleurait à fendre l’âme, comme une pauvre bête qu’on égorge, et, je vous l’ai dit en commençant, on ne savait qui des deux veuves était la plus malheureuse.

Ce fut alors que se produisit ce phénomène extraordinaire dont on ne trouve aucun exemple dans les traités de pathologie comparée. Ces deux femmes qui se détestaient à se souhaiter l’enfer et ses supplices, furent prises d’une pitié réciproque pour leur commune souffrance. Elles commencèrent par se regarder sans irritation, puis un jour, se saluèrent ; un autre jour, s’adressèrent quelques paroles, et enfin éprouvèrent le besoin de se lamenter ensemble. Un dimanche, au sortir de la messe, Mone reconduisit Gune jusqu’à sa porte.

- Entrez donc, risqua la fermière.
- Pas aujourd’hui.

Mais la semaine suivante, Gune rendit à Mone sa politesse et elle entra, elle, l’épouse, chez la maîtresse. Y avait-il épouse et maîtresse, puisqu’il était mort ? Les désolées échangèrent leurs propos de misère. Oh ! comme elles étaient seules et que les journées se traînaient longues pour elles ! Ne feraient-elles pas mieux de se réunir dans leur même détresse et de vivre ensemble pour parler de lui ? Finalement, elles s’y décidèrent… Mone transporta tout, meubles et frusques, à la ferme. Au bout d’un mois, elles s’adoraient et ne pouvaient plus se passer l’une de l’autre.

Or, un soir, à l’heure de la soupe, un homme frappa à la porte.

- Peut-on, ton, ton en avoir une écu, cu, cuelle ?

Miséricorde ! C’était Boniface ! Boniface, ressuscité ou plutôt sauvé de la mort par la Madone miséricordieuse. Elles lui sautèrent au cou, pâmées de joie, et, comme à ce coup il en avait assez de la mer, il s’assit et mangea sa soupe au milieu d’elles.

Il y est enco, co, core.