Peter Pan - Conte de James Matthew Barrie wiki

Table des matières

Chapitre 1 : Peter Pan arrive
Chapitre 2 : L’ombre 
Chapitre 3 : Partons… 
Chapitre 4 : Le voyage 
Chapitre 5 : L’ île 
Chapitre 6 : La petite maison 
Chapitre 7 : La maison souterraine 
Chapitre 8 : La lagune aux sirènes
Chapitre 9 : L’Oiseau Imaginaire
Chapitre 10 : Un foyer heureux
Chapitre 11 : L’histoire
Chapitre 12 : Pris au piège
Chapitre 13 : Croyez-vous aux fées ?
Chapitre 14 : Sur le bateau pirate
Chapitre 15 : « À nous deux, capitaine Crochet »
Chapitre 16 : Le retour
Chapitre 17 : Bien des ans ont passé…


Chapitre 1 : Peter Pan arrive

Tous les enfants grandissent. Tous, sauf un. Ils le savent très tôt et même si Wendy le sait depuis fort longtemps, elle n’y pensait pas beaucoup jusqu’au jour où elle a rencontré Peter Pan. Wendy vivait dans une grande maison de Londres avec ses parents, Monsieur et Madame DARLING et ses deux frères, John et Michael. Ils étaient très heureux entourés de l’amour de leurs parents. Madame DARLING les aimait tendrement. Monsieur DARLING les aimait aussi mais il était fort occupé par ses problèmes d’argent. La bonne qui s’occupait des enfants n’était pas à l’image de ce que Monsieur DARLING souhaitait mais c’était tout ce qu’il pouvait se permettre. C’était un chien de Terre-Neuve, appelé Nana. Ils l’avaient trouvée dans les jardins de Kensington et comme elle semblait abandonnée, ils l’avaient engagée. Nana n’était pas un chien ordinaire. C’était en réalité une vraie perle. Elle savait d’un coup d’œil juger si l’un de ses protégés était souffrant. Et lorsque Madame DARLING amenait des visiteurs imprévus dans la chambre des enfants, avant même que ceux-ci n’atteignent le seuil de la chambre, les enfants se trouvaient tous trois vêtus de frais, cheveux lissés. Comme toutes les bonnes, Nana avait droit à un soir de congé par semaine. C’était alors Madame DARLING qui la remplaçait. Un soir que Madame DARLING remettait de l’ordre dans l’esprit des enfants endormis comme le fait chaque soir chaque maman partout sur la terre, elle y découvrit un mot incompréhensible pour elle chez chacun des trois enfants : PETER. Elle ne connaissait aucun Peter. Le lendemain, Madame DARLING, fort intriguée par toute cette histoire, a questionné Wendy :

— Qui est ce Peter, ma chérie ?
— C’est Peter Pan, Maman. Un petit garçon qui n’a pas grandi. Il vient parfois sur le bord de mon lit et joue du pipeau. Il peut voler aussi. Il vient souvent me rendre visite.

Et Wendy de raconter le pays imaginaire là où elle habite dans une maison de feuilles et a un loup pour animal domestique. John a même ajouté qu’il y a une lagune survolée par des flamants roses. Madame DARLING est bouleversée par cette conversation. En cherchant bien tout au fond de sa mémoire, elle croit se rappeler que Peter Pan vit chez les fées. Cette nuit là, Madame DARLING est inquiète. La chambre des enfants si calme, si reposante présente quelque chose d’étrange. Les jouets sont pourtant rangés dans leur coffre, les livres sont posés dans la bibliothèque. Elle prend son ouvrage et se met à broder. Peu à peu, sa tête s’incline et doucement, très doucement, elle s’endort. Elle rêve… Dans son rêve, le pays de l’imaginaire dont Wendy a parlé se rapproche. L’étrange petit garçon est là ; sorti du pays de l’imaginaire pour lui rendre visite ! Soudain, la fenêtre s’ouvre et l’enfant de son rêve tombe sans bruit sur le sol. Il n’est pas seul. Une lumière brillante, aveuglante même, l’accompagne. C’est sans aucun doute cette lumière étincelante qui réveille Madame DARLING. Elle sursaute, pousse un cri et lorsqu’elle voit l’enfant, quelque chose en elle lui dit que c’est Peter Pan. Il est comme tous les autres enfants, bien qu’habillé de feuilles. Madame DARLING ne parvient pas à détacher ses yeux de lui et lorsqu’il l’aperçoit — comme chaque fois qu’il voit un adulte -, il lui fait une horrible grimace.

 

Chapitre 2 : L’ombre

Nana, qui revenait de sa sortie nocturne, en entendant le cri de Madame DARLING se précipite dans la chambre des enfants et dans un grognement terrible se jette sur l’intrus qui avait osé pénétrer dans son domaine. Mais c’était sans compter sur la rapidité de Peter qui d’un bond s’enfuit par la fenêtre. Madame DARLING dévale les trois étages et sort dans la rue à la recherche du corps de l’enfant qui avait dû se tuer dans sa chute. Elle ne voit rien mais en levant les yeux vers le ciel, elle aperçoit ce qui devait être une étoile filante. En rentrant dans la chambre, elle retrouve Nana qui tenait dans sa gueule l’ombre de l’enfant. En se jetant sur lui, elle avait refermé la fenêtre et l’ombre n’avait pas eu le temps de s’enfuir. Madame DARLING la prend, la roule soigneusement et la range dans un tiroir. Il faudra absolument qu’elle parle à son mari de toute cette étrange histoire. Une semaine passa. C’était un vendredi soir comme les autres ; jour du bain, et comme à chaque fois, Michael ne voulait pas de bain. Il avait beau tempêter, battre des pieds Nana restait intraitable. Madame DARLING, vêtue de sa robe du soir blanche, entre dans la chambre des enfants.

— Votre père et moi allons dîner ce soir au numéro 27, dit-elle, nous ne serons donc pas bien loin.

Monsieur DARLING entre à son tour. Il tient à la main sa cravate et semble de fort méchante humeur :

— Je n’arrive pas attacher cette maudite cravate ! Je te préviens, si je ne parviens pas à la mettre, nous ne sortirons pas ce soir !

Madame DARLING très calmement lui noue sa cravate. La mauvaise humeur semblait passée et elle se préparait à lui parler de l’étrange petit garçon, lorsque Nana entra dans la chambre. En passant à proximité de Monsieur DARLING, elle le frôle. Le superbe pantalon se retrouve couvert de poils. Monsieur DARLING entre dans une colère noire en disant que c’était une erreur d’avoir un chien pour bonne. Madame DARLING se décide alors à lui raconter la venue de Peter Pan et il éclate de rire. Lorsqu’elle lui montre l’ombre, il a l’air plus songeur. C’est à ce moment que Nana, revient avec le sirop de Michael qui a son habitude refuse de le prendre.

— Quand j’avais ton âge, dit Monsieur DARLING, je prenais toujours mes médicaments sans faire d’histoires… (ce qui bien entendu était faux) Si je n’avais pas égaré ma bouteille de sirop, je t’aurais montré l’exemple.
— Je sais où elle se trouve, dit Wendy.

Elle sort et revient quelques instants plus tard en tenant à la main la précieuse bouteille. Monsieur DARLING est pâle. C’est qu’il est très mauvais ce sirop. Il se sent pris au piège. Il a alors l’idée de verser le sirop dans l’écuelle de Nana en pensant que ses enfants riraient de la bonne farce jouée au chien. Nana lape l’infâme breuvage et rentre dans sa niche en pleurant. Wendy voudrait bien consoler son chien mais Monsieur DARLING à nouveau en colère déclare :

— Ce chien n’a rien à faire ici. Sa place est dans la cour et je vais aller l’y attacher immédiatement.

Il la saisit par son collier et l’emmène rudement. Attachée dans la cour, Nana aboie flairant le danger. Madame DARLING ne se sent pas non plus très rassurée. Elle vérifie la fenêtre et allume les veilleuses en disant à Michael :

— Les veilleuses sont les yeux que les mamans laissent derrière elles pour protéger leurs enfants.

Elle les embrasse et sort de la chambre en leur jetant un dernier regard sans se douter qu’elle ne les reverrait pas avant longtemps. Dès que Monsieur et Madame DARLING sont entrés au 27, la plus petite étoile de la voie lactée dit :

— Tu peux y aller, Peter !

Un ordre qui lance Peter et Clochette sur le chemin de la chambre des enfants.

 

Chapitre 3 : Partons…

Tout est calme et paisible dans la chambre des enfants. Soudain, une minuscule boule de lumière fonce dans la pièce suivie presque immédiatement de Peter Pan.

— Clochette, sais-tu où est mon ombre ? demande-t-il.
— Dans la grande boite au fond de la pièce, répond celle-ci dans un tintement argentin, langage commun au fées.

Peter ouvre le tiroir de la commode et prend son ombre sans faire attention à Clochette qui y était entrée et referme le tiroir, emprisonnant la petite fée. Comment faire pour attacher une ombre lorsqu’on est un petit enfant. Bien sûr, elle ne colle pas toute seule ; le savon non plus, cela ne marche pas. Alors Peter s’assied sur le sol et se met à pleurer. Ses sanglots réveillent Wendy.

— Pourquoi pleures-tu petit garçon ? demande celle-ci à Peter. Je m’appelle Wendy, Wendy, Moira, Angela DARLING.
— Moi, c’est Peter Pan. Je pleure parce que je n’arrive pas à attacher mon ombre.
— Donne la moi, je sais comment faire. Je vais la recoudre avec du fil et une aiguille.

Peter fait une grimace. Une aiguille, du fil… ça risque de faire un peu mal mais en petit garçon courageux, il ne dira rien.

— Voilà, c’est terminé ! dit Wendy. Puisque tu n’as rien dit, je vais te donner un baiser.

En voyant qu’il lui tend la main, Wendy comprend que Peter ne sait pas ce que c’est qu’un baiser et elle lui tend le dé qu’elle vient juste d’utiliser pour coudre. Peter veut à son tour lui offrir quelque chose et il lui donne un gland.

— Quel est ton âge, Peter ? lui demande Wendy.
— Je n’en sais rien, répond celui-ci. Je me suis enfui le jour de ma naissance. Je ne veux pas devenir un homme alors, depuis, je vis au pays des fées. Sais-tu d’où viennent les fées ? Lorsque le premier de tous les bébés se mit à rire pour la première fois, son rire se brisa en milliers de morceaux et chaque morceau devint une fée. Depuis ce jour, chaque enfant devrait avoir sa fée. Devrait car à chaque fois qu’un enfant déclare «Je ne crois pas aux fées», l’une d’entre elle meurt.

Tout en parlant, Peter se souvient de Clochette. Il la cherche et la retrouve dans le tiroir de la commode. Les paroles qu’elle lui dit à sa sortie, ne sont vraiment pas à rapporter ici. Il faut dire que Clochette est une fée fort peu ordinaire. Wendy n’a d’yeux que pour la fée. Comme elle aimerait avoir aussi une fée comme celle-ci mais Clochette ne semble pas de cet avis.

— Où habites-tu maintenant ? demande Wendy à Peter.
— Au pays de l’imaginaire avec les six enfants perdus. Ils sont tous tombés de leur landau lorsque leur bonne ne les regardait pas. Moi, je suis leur capitaine. Je viens souvent chez toi, le soir à ta fenêtre pour écouter les histoires que ta maman vous raconte parce que moi, je ne connais pas d’histoires et nous n’avons pas de maman. D’ailleurs, il est temps que je rentre pour raconter la fin de Cendrillon aux autres. Si tu voulais venir avec moi, tu pourrais devenir leur maman, pour raconter des histoires, repriser les chaussettes et faire la cuisine. En plus, je t’apprendrai à voler.

C’est bien plus qu’il n’en faut à Wendy. Elle réveille ses frères John et Michael afin qu’ils l’accompagnent. Ils sont tous les trois enthousiastes à l’idée de voir des sirènes, des pirates et des indiens. Mais comment faire pour voler ?Peter souffle alors un peu de pollen des fées qu’il avait encore sur la main et ils s’élancent dans les airs et tournoient dans la chambre. Monsieur et Madame DARLING, que Nana étaient allés rechercher après avoir brisé sa chaîne, ont juste le temps d’apercevoir de l’extérieur quatre ombres qui volent dans la chambre des enfants car, lorsqu’ils arrivent enfin à l’étage dans la chambre des enfants, tous trois sont partis avec Peter pour le pays de l’imaginaire.

 

Chapitre 4 : Le voyage

«Deuxième à droite et tout droit jusqu’au matin», tel est le chemin qu’empruntent Wendy, John, Michael, Peter et Clochette pour se rendre au pays de nulle part. C’est tellement gai de voler qu’ils perdent beaucoup de temps en chemin et la fatigue s’installe. C’est très dangereux de s’endormir en volant, dès que les yeux se ferment, les corps tombent et Peter trouve tout ça bien drôle. Il rattrape Michael juste au moment où celui-ci va sombrer dans la mer. Peter aime fanfaronner ; il caresse le dos d’un requin, vole un peu de nourriture à un oiseau de proie, disparaît pour vivre de mystérieuses aventures et revient près des autres dans un éclat de rire en oubliant ce qui lui est arrivé. Wendy est inquiète. Peter ne va-t-il pas les oublier ? Comment faire pour s’arrêter ? Où se cache l’île ? Il y a si longtemps qu’ils volent.

— Nous y voici, dit Peter.

En effet, dans un dernier rayonnement du soleil, les enfants voient apparaître l’Ile. Il la reconnaissent du premier coup d’œil : la lagune aux sirènes, le camp des Peaux-Rouges, le louveteau de Wendy — tout comme dans leurs rêves. Peter est passablement agacé de voir que les enfants connaissent si bien son île. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochent, ils éprouvent de plus en plus de difficultés comme si des mains invisibles les retenaient pour qu’ils n’atterrissent pas. Peter ne veut pas leur dire qu’il était en train de combattre les fées et demande à John d’un air détaché :

— Tu veux prendre d’abord le thé ou vivre tout de suite une aventure ?

Wendy et Michael préfèrent le thé mais John, intrigué aimerait bien connaître sa première aventure.

— Regarde en dessous de nous, il y a un pirate endormi. Si tu veux, on peut aller le tuer, dit Peter.
— Tu en as tué beaucoup, demande John ?
— Bien sûr, répond fièrement Peter. Il y en a des tas dans l’île. Leur capitaine c’est Crochet.

En disant ces derniers mots, le visage de Peter s’est durci. Il ne semble pas l’aimer beaucoup et raconte aux enfants comment il lui a coupé la main droite qu’il a remplacée par un crochet en fer. Il leur fait promettre aussi qu’en cas de bataille avec Crochet, ils le lui laisseraient. C’est à ce moment que Clochette prévient Peter que les pirates ont sorti leur gros canon et s’apprêtent à leur envoyer un boulet.

— C’est à cause de la lumière de Clochette, elle ne peut pas l’éteindre. Il faut absolument la cacher.

La solution est trouvée dans le haut de forme que John a emporté. Clochette se retrouve entre les mains de Wendy et elle n’aime vraiment pas ça. Tout est silencieux quand soudain une énorme déflagration projette les enfants dans les airs. Clo sort du chapeau et entraîne Wendy. Clochette n’est pas méchante. Comme toutes les fées, elle est parfois gentille, parfois méchante. Elle est tellement petite qu’elle n’a de place que pour un seul sentiment à la fois et en ce moment, elle est terriblement jalouse de Wendy. Pauvre Wendy, elle ne sait pas combien la petite fée la déteste et elle remet son sort entre ses mains.

 

Chapitre 5 : L’ île

À l’approche de Peter, l’île s’est remise à vivre. Pendant son absence, les fées allongent leur grasse mâtinée, les Peaux-Rouges festoient, les enfants perdus et les pirates ne songent pas le moins du monde à se faire la guerre. Mais à son arrivée, tout le monde reprend son rôle. Ce soir-là, les enfants perdus attendent Peter ; les pirates cherchent les enfants perdus ; les Peaux-Rouges pistent les pirates et les animaux sauvages suivent les Peaux-Rouges. Tous tournent cependant autour de l’île sans que jamais un groupe rattrape l’autre. Les enfants perdus sont venus accueillir leur capitaine. Le nombre d’enfants varie en fonction de ceux qui sont tués dans les combats mais aussi de ceux que Peter supprime parce qu’ils ont grandi. Pour l’instant, ils sont six. Ils portent des peaux d’ours tués de leurs propres mains : il y La Guigne qui manque toujours une bonne part des aventures parce qu’il a le dos tourné au bon moment ; il y a Bon Zigue, toujours joyeux ; il y a La Plume qui taille des sifflets de bois et danse sur ses propres musiques ; il y a Le Frisé qui, même innocent, s’accuse toujours de tous les méfaits et il y a les jumeaux toujours l’un contre l’autre avec un air qui implore le pardon. Juste derrière les enfants viennent les pirates, armés jusqu’aux dents et qui chantent le même horrible refrain :

«Tenez bon, hissez la voile ! Nous sommes les pirates, Si la mort nous sépare, Nous nous retrouverons en enfer !»

Leur chef, Jacques Crochet est vautré sur un chariot tiré et poussé par ses hommes aiguillonnés de temps à autre par son horrible harpon. Il est vêtu à la mode du temps de Charles II. Il porte aux lèvres un ingénieux porte-cigares qui lui permet de fumer deux cigares en même temps. Dans la suite des pirates, viennent les Peaux-Rouges. Ils sont sur le chemin de la guerre luisants de peinture et d’huile tenant à la main des couteaux ou des tomahawks et portant fièrement à leur ceinture les scalps des pirates ou des enfants perdus. La dernière de leur groupe est Lis Tigré, leur princesse coquette, glaciale et ardente. Ils marchent sans faire aucun bruit et seule leur respiration peut les trahir. Pour finir, viennent les animaux sauvages : lions, ours, tigres tous affamés. Le dernier animal à apparaître est un gigantesque crocodile. Ce défilé pourrait durer éternellement mais les enfants s’arrêtent. Ils aimeraient que Peter soit déjà de retour pour apprendre la suite de l’histoire de Cendrillon. Les enfants s’arrêtent de parler. Ils entendent au loin une chanson qu’ils connaissent bien :

«Le pavillon à tête de mort ! La belle vie, une corde de chanvre ! Et l’on va boire la grande tasse !»

Tels des lapins, il détalent et disparaissent dans leur maison souterraine par les sept passages creusés dans les arbres. Les pirates se mettent à la recherche des enfants pendant que Crochet raconte à son second l’histoire de sa vie et pourquoi il a tellement peur du crocodile qui le pourchasse de mers en mers depuis que Peter lui a donné sa main à manger. Le crocodile a avalé un réveil en sorte que dès qu’il arrive dans les parages, il peut l’entendre. Tout en parlant, il s’assied sur un énorme champignon.

— Il est brûlant, dit-il en se relevant d’un bond et en l’examinant. C’était une cheminée ; Crochet venait de découvrir le repaire des enfants perdus. Il lui restait juste à savoir où se trouvait Peter.
— On retourne au bateau préparer un gâteau au sucre vert. Les garçons perdus n’ont personne pour leur dire que c’est dangereux ; ils le mangeront et ils mourront, déclare Crochet dans un éclat de rire.

Crochet et son second se mettent alors à danser et à chanter :

«Larguez les ris quand je parais, Ils crèvent de peur ! Il ne vous reste plus de chair sur les os, Quand Crochet vous a serré la main.»

Ils s’arrêtent subitement car un tic-tac bien connu approche… Crochet reconnaît le bruit du réveil avalé par le crocodile et s’enfuit à toutes jambes, tremblant de peur. Bon Zigue, poursuivi par une meute de loups, arrive près des enfants perdus en leur expliquant qu’il a aperçu un grand oiseau blanc qui semble épuisé et répète à chaque coup d’aile « Pauvre Wendy ». C’est à ce moment que les enfants aperçoivent à leur tour cet étrange oiseau que l’on nomme un Wendy et que Clochette surgit et crie à l’attention des garçons :

— Peter veut que vous tuiez le Wendy ! Vite La Guigne !

La Guigne ajuste sa flèche et tire. Wendy s’abat sur le sol, une flèche dans la poitrine.

 

Chapitre 6 : La petite maison

Les enfants arrivent près de l’oiseau blanc.

— Mais ce n’est pas un oiseau, dit La Plume, c’est une dame.
— Une dame… et nous l’avons tuée, dit Bon Zigue.
— Peter nous l’amenait certainement pour s’occuper de nous, dirent les jumeaux.

C’est alors qu’ils entendent le cocorico strident de Peter et peu après il se pose à proximité d’eux.

— Bonjour les gars, j’ai une grande surprise pour vous. Je vous ai ramené une maman. Vous ne l’avez pas encore vue ?

Les garçons ne répondent pas mais ils reculent d’un pas laissant à Peter le soin de découvrir Wendy, étendue sur le sol, une flèche plantée dans le cœur. Il ôte la flèche et demande :

— À qui est cette flèche ?
— À moi Peter, avoue La Guigne. Je mérite une peine très lourde, je le sais.

Peter s’apprête à transpercer La Guigne avec la flèche mais son bras est retenu en l’air. Wendy a levé son bras et retient celui de Peter.

— Je crois bien qu’elle vient de dire Pauvre La Guigne, dit Bon Zigue.
— Elle vit ! s’écrie Peter qui, en se penchant, trouve son bouton que la fillette avait suspendu à son cou.
— Le baiser que je lui ai donné lui a sauvé la vie, affirme-t-il.

Une note plaintive s’élève. Clochette pleure parce que Wendy est vivante. Les garçons racontent alors à Peter la traîtrise de Clochette. Il se met très en colère et bannit Clochette de l’île. Elle doit s’en aller pour toujours. Wendy lève à nouveau son bras et Peter adoucit la sentence : Clochette ne sera punie que durant une semaine. Les garçons ne peuvent laisser Wendy dans cet état et il est impossible de la descendre dans la maison souterraine. C’est pourquoi ils décident de construire autour d’elle une petite maison. Chacun se met à l’ouvrage même John et Michaël sont embauchés et deviennent bûcherons. Il faut aussi un médecin pour Wendy. La Plume se charge de ce rôle ; il ausculte Wendy et pose son diagnostic : Avec du bouillon de viande dans une tasse à bec, elle sera guérie.

— Si seulement je connaissais ses goûts ! soupire Peter.

Et Wendy se met alors à chanter doucement :

«Je voudrais avoir une jolie maison La plus petite jamais vue, Avec de drôles de petits murs rouges, Et un toit de mousse tout vert.»

Les enfants se dépêchent de réaliser le souhait de Wendy et chantent :

«Nous avons construit les murs et le toit, Et fabriqué une la jolie porte. Dis-nous maintenant Maman Wendy, Ce qui te ferait encore plaisir ?»

Wendy leur répond :

«J’aimerais avoir maintenant Des fenêtres très gaies Avec des roses à l’extérieur Et des bébés à l’intérieur !»

Il n’y a ni roses, ni bébés. Il faut juste imaginer et chanter :

«Les roses sont à l’extérieur Et les bébés attendent à la porte. Nous ne pouvons nous faire nous-mêmes Car on nous a déjà faits.»

La maison est très réussie mais il lui manque une cheminée. Peter prend le chapeau de John et après en avoir détaché le fond, il le pose sur le toit. De joie, la petite hutte se met à fumer. Peter s’approche de la porte et frappe. La porte s’ouvre et Wendy apparaît sur le seuil l’air fort étonné. Les garçons perdus l’entourent et lui demandent :

— Madame Wendy, voulez-vous être notre maman ?
— Je ne suis qu’une petite fille, répond Wendy, mais je vais faire de mon mieux. Entrez dans la maison, avant de vous mettre au lit, je vais juste avoir le temps de vous raconter la fin de Cendrillon.

L’histoire terminée, elle les borde dans le grand lit de la maison souterraine et rentre se coucher dans sa maison. Peter décide de monter la garde devant la porte de Wendy pour la protéger des pirates et des animaux sauvages mais il ne tarde pas à s’endormir. Les fées qui reviennent de la fête doivent escalader le corps endormi de Peter et lui tirent le nez avant de poursuivre leur route.

 

Chapitre 7 : La maison souterraine

Le lendemain matin, la première chose que Peter doit faire est de mesurer Wendy et ses frères afin de leur trouver des arbres creux. Peter est en effet persuadé qu’ils seront plus en sécurité dans la maison souterraine. Trouver un arbre qui corresponde exactement aux mesures des enfants n’est pas chose facile. Pour Wendy et Michaël, il n’y a aucun problème. Celui de John, par contre doit être légèrement modifié. La technique pour descendre et remonter est assez simple ; dès qu’on s’installe dans le tronc, on retient sa respiration et on descend à une vitesse raisonnable. Pour remonter, les choses sont un peu plus compliquées. Il faut expirer et inspirer alternativement tout en se contorsionnant. Au bout de trois jours, ils ont tous acquis la technique et peuvent entrer et sortir sans difficulté.

Ils aiment beaucoup leur nouvelle maison ; surtout Wendy. Elle est pourtant fort simple, composée d’une seule pièce. Sur le sol, poussent des champignons trapus qui servent de tabourets. Au centre de la pièce, c’est un arbre imaginaire qui essaye de pousser. Il est scié chaque matin de sorte qu’il retrouve juste la bonne taille pour le goûter où il est couvert d’une porte qui sert de plateau. Il est ensuite de nouveau scié pour permettre aux enfants de jouer. Il y a aussi une immense cheminée qui permet de sécher le linge. Le dernier élément de mobilier est un lit qui est rabattu la journée, ouvert chaque soir à 6 heures et demie et dans lequel les enfants dorment tous ensemble. Tous les garçons y dorment à l’exception de Michaël que Wendy considère comme son bébé et qui dort dans un panier suspendu.

Dans le mur, il y a une niche, guère plus grande qu’une cage d’oiseau. C’est l’appartement de Clochette. Personne n’aurait pu rêver à un endroit aussi exquis. Il est séparé du reste de la pièce par un rideau léger et est aménagé avec de superbes tapis, un chandelier et du mobilier de prix qui donne à l’ensemble un air prétentieux et vieillot.

Wendy dans ses nouvelles attributions, n’a plus une seconde à elle. Il faut faire la cuisine, coudre, raccommoder et raconter des histoires aux enfants en sorte que les semaines passent et qu’elle trouve à peine le temps de remonter prendre l’air ou alors seulement accompagnée de son ouvrage. Elle songe parfois à ses parents et est certaine qu’ils ont laissé la fenêtre de la chambre ouverte pour leur retour. Ce qui la chagrine surtout, c’est que John ne se souvient que vaguement de ses parents et que Michaël a fini par la considérer comme sa vraie mère. Pour graver le souvenir dans leurs mémoires, elle les soumet à des interrogations écrites sur ce sujet. Les résultats ne sont guère brillants mais tous les enfants y participent, sauf Peter qui s’estime bien au-dessus de ces enfantillages. Il faut dire que Peter ne sait ni lire, ni écrire.

Peter, pour passer le temps, a inventé un nouveau jeu. Il se livre aux activités que John et Michaël avaient pratiqué jusqu’alors durant leur vie : il reste assis sur un tabouret sans bouger, il lance une balle en l’air, il sort se promener et rentre sans voir tué grand chose d’autre qu’un grizzly. Bien entendu, Peter oblige tout le monde à être ravi de cette nouvelle activité. Au bout de quelques jours, ce jeu ne lui plaît plus et il part seul à l’aventure. Sont-elles réelles ou imaginaires les aventures qu’il dit avoir vécues ? Nul ne le sait. Certaines le sont, du moins en partie, puisque les enfants les ont également vécues. Les raconter toutes prendrait cependant bien trop de temps et d’espace. C’est pourquoi nous devrons nous limiter à quelques hauts faits de la vie sur l’île.

Il y a la bataille sanguinaire contre les indiens au cours de laquelle Peter a subitement décidé de changer de camp et de devenir Peau-Rouge : le combat aurait tourné court si les vrais Peaux-Rouges n’avaient décidé à leur tour d’inverser les rôles et d’être, pour cette fois, les enfants perdus. Il y a l’histoire où les Peaux-Rouges ont attaqué la maison souterraine : ils sont restés coincés dans les troncs d’arbre creux et i l a fallu les extraire comme des bouchons.

Celle où Peter a délivré, dans la lagune aux sirènes, Lis Tigré, la jolie princesse indienne tombée aux mains des pirates. Celle où Crochet a trébuché sur le gâteau au sucre vert qu’il avait déposé pour les enfants mais que Wendy arrivait toujours à leur ôter des mains au dernier moment.

Il y a aussi celle de l’oiseau imaginaire qui avait bâti son nid sur une branche d’arbre surplombant la lagune. Le nid est tombé à l’eau et Peter a exigé qu’on laisse l’oiseau tranquille pour couver.

Il y a celle où Clochette et les autres fées ont trouvé Wendy endormie sur une feuille et ont essayé de la chasser de l’île. Heureusement la feuille a cédé et Wendy est revenue sur le rivage à la nage.

Celle où Peter a défié les lions et où aucun de ceux-ci n’a osé traverser un cercle tracé par Peter sur le sol.

Laquelle choisir ? Le mieux est de tirer au sort… C’est fait et ce sera… la lagune aux sirènes !

 

Chapitre 8 : La lagune aux sirènes

La lagune aux sirènes est l’endroit préféré des enfants. Ils y passent de longues heures à jouer, nager, flotter. Lorsqu’ils étaient fatigués, ils se couchaient sur le sable ou sur l’Îlot des Abandonnés qui n’émergeait qu’à marée basse. Dans la lagune, il y a de vraies sirènes par centaines mais, et c’est là un grand chagrin de Wendy, elles ne sont pas très sympathiques. Elles traitent tous les enfants avec mépris, sauf Peter. Elles détestent Wendy aussi et dès qu’elle apparaît dans la lagune, les sirènes l’éclaboussent de leur queue. Le moment le plus saisissant pour observer les sirènes est la nuit à la pleine lune. Elles poussent d’étranges gémissements lorsque la lune monte dans le ciel. À ce moment, l’endroit est dangereux pour les mortels.

Un jour, alors que les garçons dorment sur l’îlot, le soleil disparaît, la surface de l’eau se ride et des ombres sinistres s’étalent. Il fait froid et sombre. Wendy est terrorisée, transie de peur. Elle devrait réveiller les garçons mais elle ne le fait pas.

Heureusement, Peter a senti le danger dans son sommeil. Il bondit sur ses pieds, l’oreille aux aguets et s’écrie :

— Les pirates, plongez.

Le canot approche. Il y a trois personnes à son bord : deux pirates et Lis Tigré, la belle princesse indienne. Elle venait d’être capturée alors qu’elle tentait de monter sur le navire des pirates, un poignard entre les dents. Les pirates avaient pour instruction de la laisser sur l’Ilot des Abandonnés, chevilles et poignets liés jusqu’à ce que la marée la recouvre et qu’elle périsse noyée. Peter et Wendy ont tout entendu de la conversation des pirates. Ils savent qu’elle est promise à une mort horrible. Peter n’est pas de ceux qui choisissent la facilité et comme il imite à la perfection la voix de Crochet il crie à l’intention des pirates :

— Ohé du canot, marins d’eau douce ! Relâchez la princesse.
— Mais… capitaine, proteste Smee
— Faites ce que je dis, tonne à nouveau la voix, ou je vous plonge mon crochet dans le corps.

Les pirates ne se le font pas répéter deux fois et ils tranchent les liens de la princesse qui glisse telle une anguille et plonge dans la mer. Un autre « Ohé du bateau » retentit. Cette fois, c’est le vrai capitaine Crochet qui nage en direction de l’embarcation. Ses hommes l’aident à se hisser dans l’embarcation.

— Tout va bien capitaine, demandent les pirates ?

Pour toute réponse, ils obtiennent un soupir puis le capitaine déclare :

— Rien ne va, les garçons ont trouvé une maman.
— Si nous kidnappions cette maman, elle pourrait être notre mère, dit l’un des pirates.
— Une idée géniale, topez là mes amis. Nous allons nous emparer des enfants puis nous les ferons marcher sur la planche et nous garderons la fille qui sera notre maman.

Se souvenant de la Peau-Rouge, Crochet demande à ses hommes où elle se trouve.

— Nous l’avons relâchée ainsi que vous nous l’avez ordonné, répond le second. Nous avons entendu votre voix.
— Relâchée ? Mais je ne vous ai rien demandé, dit Crochet. Et d’une voix tremblante il demande :
— Esprit qui, cette nuit, hante cette sombre lagune, m’entends-tu ?

Peter ne sait bien entendu pas se retenir et engage un jeu de questions-réponses avec Crochet en empruntant sa voix. Crochet veut absolument savoir à qui il a à faire. Peter ne peut résister à la tentation et répond à chaque question. Son fol orgueil une fois de plus l’emporte trop loin et Peter donne son véritable nom.

— Nous le tenons, crie Crochet. Prenez-le mort ou vif.

En réponse, Peter appelle les enfants :

— À l’attaque, rentrez-leur dans le chou.

La bataille est courte mais âpre. Le choc a lieu sur le rocher. Peter et Crochet escaladent l’îlot chacun d’un côté et en cherchant une prise, leurs bras se rencontrent. Ils se trouvent nez à nez. Peter saisit le poignard qui se trouve à la ceinture de Crochet et s’apprête à le lui planter dans le corps quand il s’aperçoit que son ennemi est plus bas que lui. Alors, il lui tend la main et le capitaine sans honneur le mord. Peter reste là , les yeux écarquillés devant cette trahison , pétrifié comme tous les enfants quand ils ressentent la première trahison des adultes. Crochet en profite pour le griffer deux fois avec sa main de fer. C’est le tic-tac du crocodile qui sauve Peter. Crochet nage désespérément vers son bateau, tenaillé par une peur atroce et poursuivi par le crocodile.

Les garçons trouvent le canot des pirates et regagnent le rivage en appelant Peter et Wendy. Mais ils ont une telle confiance en Peter qu’ils ne s’inquiètent pas pour lui. Il doit avoir regagné la maison en volant.

La lagune redevient silencieuse. Peter hisse Wendy évanouie sur le rocher. La marée recouvre le rocher de plus en plus.

— Nous sommes sur le rocher, Wendy, dit Peter mais bientôt l’eau l’aura entièrement recouvert. Nous devons partir.
— Je sais, répond la fillette, on nage ou on vole ?
— Peux-tu nager ou voler sans moi ? je ne peux pas t’aider. Crochet m’a blessé.

Wendy doit bien avouer qu’elle est trop fatiguée. Ils demeurent sur place attendant une mort prochaine quand une chose plus légère qu’un baiser effleure Peter. C’est la queue du cerf-volant de Michaël. Peter tire sur la corde et la ceint autour de la taille de Wendy. Il la pousse hors du rocher et Wendy s’envole emportée par le cerf-volant.

Peter est tout seul. Le récif est de plus en plus petit et bientôt, il sera entièrement submergé. Peter a un peu peur puis soudain, il sourit : « Mourir, ça c’est une aventure ».

 

Chapitre 9 : L’Oiseau Imaginaire

Les sirènes se retirent dans leurs chambres sous la mer. La mer monte et lèche déjà les pieds de Peter. Pour passer le temps, en attendant, la mort, Peter fixe un papier qui flotte sur les vagues. Le papier lutte contre les flots et Peter applaudit à chaque fois qu’il remporte une victoire sur la vague. Le papier se dirige vers Peter car il n’est autre que l’oiseau imaginaire. Il a appris à se servir de ses ailes comme rames et il vient pour sauver Peter en lui offrant son nid ou pourtant se trouvent encore ses œufs.

Dès que Peter reconnaît l’oiseau, il se met à lui demander ce qu’il fait là. L’oiseau lui répond mais, comme ils ne parlent pas le même langage, c’est un véritable dialogue de sourds et chacun perd ses bonnes manières et se lance des injures. Mais, l’oiseau est résolu à sauver l’enfant, sans doute à cause de ses dents de lait, ou tout simplement parce qu’elle est une maman.

Malgré sa fatigue, l’oiseau amène le nid à proximité du rocher et s’envole pour mieux faire comprendre à Peter ce qu’elle lui a crié pendant de longues minutes.

Peter prend les deux œufs dans ses mains Que va-t-il bien pouvoir en faire ? L’oiseau cache sa tête sous ses ailes. Sur le rocher, se dresse un piquet. Un pirate a perdu son chapeau dans la bagarre. Il est en toile goudronnée, imperméable avec un large bord. Peter dépose les œufs dans le chapeau qui flotte. L’oiseau a maintenant un nouveau nid. Elle descend et e remet à couver. Peter quand à lui, monte dans le véritable nid, y plante le piquet et attache sa chemise en guise de voile. Chacun part vers son destin en se souhaitant bon voyage.

Peter aborde dans un endroit où l’oiseau pourra retrouver son nid facilement. Hélas pour le pirate, son chapeau a été définitivement adopté par l’oiseau. D’ailleurs aujourd’hui encore, les oiseaux imaginaires construisent des nids en forme de chapeau avec un large bord où leurs petits peuvent pendre le frais.

La fête bat son plein dans la maison souterraine. Chacun a une aventure à raconter mais, la plus incroyable, c’est que l’heure du coucher est passée depuis longtemps. Pour gagner encore un peu de temps, les enfants réclament des pansements et des bandages. Cependant, Wendy n’est pas dupe et les met au lit sans tarder. Le lendemain, pourtant chacun reçoit son pansement et les enfants peuvent boiter à leur aise ou porter le bras en écharpe.


Chapitre 10 : Un foyer heureux

Grâce au sauvetage de Lis Tigré par Peter, les Peaux-Rouges deviennent les meilleurs amis des enfants. La nuit, ils veillent au-dessus de la maison souterraine pour la protéger de l’attaques de pirates qui ne manquera certainement pas d’arriver. Le jour, ils rôdent dans les alentours, fumant le calumet de la paix avec l’air d’attendre des sucreries. Ils ont baptisé Peter Pan le « Grand-Père Blanc » et ils se prosternent devant lui ce qui n’arrange pas son caractère.

S’ils vénèrent Peter, ils ont par contre moins d’égards pour les enfants qui ne sont considérés que comme de simples braves. Wendy, gardienne du foyer et mère ne veut prêter l’oreille à aucune plainte contre Peter qui se fait appeler «père » par les enfants. Elle-même est traitée de squaw — ce qui ne lui fait pas plaisir.

Un soir, alors que la journée s’est déroulée sans problème, les Peaux-Rouges sont à leur poste au-dessus de la maison. Les enfants prennent leur repas imaginaire et Peter est à la recherche du crocodile afin de connaître l’heure. Les enfants sont particulièrement chahuteurs et le bruit est assourdissant. Chacun a à se plaindre de son voisin car il est de règle dans la maison de ne pas rendre les coups mais de dire : « J’ai à me plaindre de Un tel »… Un pas que Wendy reconnaît immédiatement s’approche. Peter arrive avec des noisettes pour les enfants et l’heure pour elle.

Un des jumeaux s’approche de Peter :

— Papa, on voudrait bien danser mais on aimerait que tu danses avec nous ainsi que maman.
— C’est samedi soir, dit l’autre.

Les enfants prétendent toujours que c’est samedi soir lorsqu’ils ont envie de faire quelque chose d’exceptionnel. Ils enfilent leur chemise de nuit et se mettent à danser.

Wendy coud, Peter se chauffe près du feu. Elle lui pose la main sur l’épaule et lui demande :

— Peter chéri, avec une famille si nombreuse, bien sûr, je ne suis plus ce que j’étais, mais tu ne m’échangerais pas contre une autre n’est-ce pas ?
— Non, Wendy, répond-il. Ses yeux qui clignotent dénotent cependant un embarras. Il interroge Wendy :
— C’est seulement pour faire semblant que je suis le père des enfants ?
— Bien sur, répond elle.
— Tu sais, j’aurais l’impression d’être si vieux si j’étais leur père, dit Peter.
— Quels sont tes sentiments pour moi, Peter ? demande-t-elle enfin.

Avec assurance, il lui répond qu’il a pour elle les sentiments d’un fils dévoué. Wendy avait deviné juste, il ne lui reste qu’à être sa mère ; Peter ne veut pas grandir…

— C’est bizarre, dit encore Peter, tu es comme Lis Tigré. Elle non plus ne veut pas être ma mère. Peut-être que Clochette acceptera…

La petite fée, qui a tout entendu, fait une réponse qui n’a pas besoin de traduction.

Wendy met au lit les enfants et leur chante une chanson effrayante ; ils se mettent à nouveau à danser sans imaginer qu’au-dessus d’eux des ombres bien plus menaçantes vont bientôt se refermer sur eux. Une fois couchés, Wendy leur raconte leur histoire préférée et Peter qui déteste cette histoire, d’ordinaire quitte la pièce ou se bouche les oreilles. Mais ce soir là, il l’écoute…

 

Chapitre 11 : L’histoire

« Il était une fois un monsieur » raconte Wendy immédiatement interrompue par les garçons perdus.

— J’aurais préféré une dame.
— Moi, un rat blanc.

Elle poursuit son histoire « et une dame qui s’appelaient, Monsieur et Madame DARLING. Ils avaient trois enfants qui avaient une fidèle nurse appelée Nana. Un jour, Monsieur DARLING se fâcha contre Nana et l’enchaîna dans la cour. C’est ainsi que les enfants s’envolèrent pour le pays de l’imaginaire. La tristesse des parents fut immense ; imaginez les trois petits lits vides… ».

— C’est triste à pleurer, dit un des jumeaux.
— J’en frissonne d’angoisse, dit un autre.

« Il ne faut pas avoir peur, poursuit Wendy. L’amour d’une mère peut être immense. La fenêtre de la chambre est toujours restée ouverte car la maman savait qu’ils reviendraient un jour. Les enfants restèrent absents pendant des années et s’amusèrent beaucoup. »

— Est-ce qu’ils sont rentrés maintenant, demande l’autre jumeau ? Wendy ne répond pas tout de suite mais explique combien la scène de bonheur à leur retour est indescriptible.

Peter laisse échapper un soupir malheureux.

— Tu te trompes complètement au sujet des mères, dit-il. Moi aussi je croyais que ma mère laisserait toujours la fenêtre ouverte mais, à mon retour, j’ai trouvé des barreaux à la fenêtre car ma maman m’avait oublié et un autre petit garçon dormait dans mon lit. Toutes les mères sont comme ça.

— Wendy, rentrons à la maison ! disent John et Michaël en chœur.
— Peter, peux-tu prendre les dispositions nécessaires ? demande Wendy.
— Volontiers, répond-il avec un détachement feint.

Il monte faire les préparatifs tout en s’efforçant de respirer le plus fort possible car un adage de l’Ile dit que chaque fois qu’on respire une grande personne tombe raide morte. Il donne ses instructions aux Peaux-Rouges et redescend dans la maison souterraine. Pendant son absence, les enfants perdus ont tenté de séquestrer Wendy car son départ est une véritable catastrophe pour eux. Peter ne peut accepter de garder une fille contre son gré et demande de réveiller Clochette qui aidera Wendy à traverser la mer. Clochette ne l’entend pas de cette oreille et il faut la menacer de la faire voir de tous en négligé pour qu’elle se lève enfin.

Les garçons regardent Wendy et ses frères avec des yeux tristes. Ils partent pour un pays merveilleux et personne ne les a invités.

— Mes amis, dit Wendy, si vous voulez tous venir avec moi, je suis certaine que maman et papa vous adopteront.

L’invitation est bien entendu faite pour Peter mais chacun la prend pour soi et les enfants se mettent à sauter de joie.

— Avant de partir, je vais te donner ton médicament Peter, dit Wendy et puis, prépare tes affaires.
— Je ne viens pas, répond-il d’un air indifférent et il se met à jouer de la flûte en sautant dans la pièce d’un air narquois.

Wendy essaye de l’amadouer, il pourrait retrouver sa mère…

— Non, Wendy, elle me dirait sûrement que je suis grand et je veux rester toujours un petit garçon et m’amuser.

Les garçons perdus se regardent ; Peter ne vient pas… Va-t-il les laisser partir ? Ils sont rassurés lorsqu’ils l’entendent déclarer :

— Si vous retrouvez vos mamans, j’espère qu’elles vous plairont. Maintenant, pas d’attendrissement, Tu es prête Clochette ? Alors, montre le chemin.

Clo s’élance dans l’arbre le plus proche mais personne ne la suit car au même instant, les pirates lancent leur attaque contre les Peaux-Rouges. L’air est déchiré de cris et de cliquetis d’acier. Dans la maison, règne un silence glacial. Chacun tend les bras vers Peter dans un geste qui dit « Ne nous abandonne pas ». Il saisit son épée et dans ses yeux brille une ardeur guerrière.

 

Chapitre 12 : Pris au piège

L’attaque des pirates a surpris tout le monde. Elle n’a bien entendu pas été menée selon les règles car pour surprendre les Peaux-Rouges, les blancs doivent se lever tôt. Selon les lois non écrites de la guerre sauvage, ce sont toujours les Peaux-Rouges qui attaquent les premiers juste avant l’aube car c’est le moment où le courage des blancs est à son point mort. De leur côté, les blancs doivent attendre derrière une palissade. Les novices montent la garde tandis que les vétérans dorment tranquillement en attendant la bataille. Toute la nuit, les éclaireurs indiens rampent comme des serpents parmi les hautes herbes en imitant le cri des coyotes.

De nombreux Peaux-Rouges ont rejoint les terrains de chasses célestes au cours de cette attaque soudaine et vile imaginée par Crochet à l’encontre des lois de la guerre, entraînant cependant dans leur sillage de nombreux pirates. Crochet ne ressent pour sa part aucun triomphe de cette victoire si facile à acquérir. Son travail n’est pas terminé. C’est Peter qu’il veut. Pan, Wendy et toute leur bande mais d’abord : Pan !

On peut se demander comment un garçon aussi petit que Peter arrive à inspirer une telle haine à Crochet. Bien sûr, il a jeté au crocodile le bras du capitaine mais est-ce une raison suffisante ? Il a y plutôt chez Peter un je ne sais quoi qui le rend fou de rage et ce je ne sais quoi n’est autre que le toupet de Peter. La nuit, ce toupet l’obsède tel un insecte fastidieux. Aussi longtemps que Peter sera en vie, le capitaine ressentira le supplice d’un lion en cage face à un moineau.

La question qui se pose maintenant est de descendre dans la maison souterraine ou plutôt de faire descendre les hommes par les troncs d’arbres. Il inspecte un à un ses hommes afin de distinguer les plus maigres. Les hommes se trémoussent en sachant que leur capitaine n’hésitera pas à les enfoncer jusqu’au fond avec une perche si nécessaire.

Pendant ce temps, les enfants qui étaient devenus des statues, bouches ouvertes, se sont ressaisis. Ils écoutent. Le tohu-bohu a cessé et les enfants se demandent quel parti a gagné la bataille. Les pirates ont entendu la question … mais ils ont aussi entendu la réponse.

— « Si les indiens ont gagné, ils ne vont pas tarder à faire battre le tam-tam en guise de victoire… »

Crochet demande à un de ses hommes de battre le tam-tam.

— « Le tam-tam, s’écrire Peter ! Les Peaux-Rouges ont gagné ».

Les enfants répondent à cette affirmation par des cris de joie qui sonnent comme une musique divine aux oreilles scélérates qui écoutent en haut. Les enfant renouvellent leurs adieux à Peter, ce qui surprend les pirates mais les réconfortent : ils n’auront pas à descendre puisque l’ennemi se prépare à remonter. Ils s’en frottent les mains. Crochet donne ses ordres : un homme à chaque arbre et les autres en file à deux mètres de distance.

 

Chapitre 13 : Croyez-vous aux fées ?

Plus tôt on en aura fini avec ces horreurs, mieux ça vaudra. Le premier à émerger de son arbre fut Le Frisé. Il fut happé par Cecco qui le passa à Smee, qui le passa à Starkey, qui le passa au Truand qui le passa à Plat-de-Nouilles et, catapulté de l’un à l’autre, il atterrit aux pieds du terrible capitaine. Tous les garçons furent cueillis sans pitié à la sortie ; plusieurs se trouvèrent en l’air en même temps, comme des ballots de marchandises jetés de main en main.

Wendy qui sortit la dernière eut droit à un traitement de faveur. Avec une feinte galanterie, Crochet la salua d’un coup de chapeau puis, lui offrant le bras, l’escorta jusqu’à l’endroit où l’on bâillonnait ses compagnons. Il le fit d’un air si distingué que Wendy, fascinée, en oublia de pleurer. Après tout, ce n’était qu’une petite fille.

Qu’on nous pardonne de révéler qu’elle subit un instant le charme de Crochet : si nous dénonçons cette faiblesse, c’est qu’elle devait avoir d’étranges conséquences. Wendy aurait-elle refusé avec hauteur le bras de Crochet (ce que nous aurions été heureux d’écrire), on l’aurait lancée en l’air comme les autres, Crochet n’aurait pas été présent au moment où on ligotait les enfants, il n’aurait pas découvert le secret de La Plume, et sans ce secret, il n’aurait pas pu attenter traîtreusement à la vie de Peter.

Afin d’empêcher les garçons de s’envoler, on les avait pliés en deux, les genoux recroquevillés jusqu’aux oreilles, et l’on s’apprêtait à les lier chacun en botte ; pour ce faire, le capitaine avait coupé une corde de neuf bouts d’égale longueur. Tout alla bien jusqu’au tour de La Plume qui se révéla aussi exaspérant que ces colis qui accaparent toute la ficelle et ne laissent plus rien pour faire le nœud. De rage, les pirates le bourraient de coups de pied, tout comme on s’acharne sur un paquet alors qu’il serait plus juste de s’en prendre à la ficelle. Paradoxalement, ce fut Crochet qui leur intima de réfréner leur brutalité. Un air de malicieux triomphe lui retroussait la lèvre. Pendant que ses comparses suaient sang et eau à tasser d’un côté le malheureux La Plume qui aussitôt débordait de l’autre, le sagace Crochet fouillait d’un œil inquisiteur l’intérieur de ce colis réfractaire, à la recherche de causes et non d’effets, et sa jubilation montra qu’il les avait trouvées. La Plume comprit que Crochet avait découvert son secret, à savoir qu’un garçon, aussi gonflé soit-il, n’a nul besoin d’un arbre là où un homme moyen se contente d’un bâton.

Piteux La Plume ! comme il regrettait à présent son goût invétéré pour la boisson ! À force de boire des quantités d’eau quand il avait chaud, il était devenu si bouffi qu’il avait dû en cachette élargir le tronc de son arbre pour s’y faufiler.

Maintenant, le capitaine des pirates en savait assez pour être sûr de tenir Peter à sa merci. Pas un mot du noir projet qui germait dans les sombres cavernes de son esprit ne franchit ses lèvres ; il fit simplement signe d’emporter les captifs au bateau. Quant à lui, il désirait rester seul.

Mais comment les transporter ? On aurait pu faire rouler comme des barriques jusqu’à la plage si la majeure partie de la route n’avait été formée de marécages. Une fois de plus, le génie de Crochet surmonta l’obstacle. Montrant la petite hutte de Wendy, il déclara qu’elle servirait de moyen de transport. Les enfants furent entassés à l’intérieur, quatre robustes gaillards la hissèrent sur leurs épaules, les autres se mirent en rang derrière, et l’étrange procession s’ébranla tout en chantant l’hymne odieux des pirates. Si les enfants pleuraient, leurs pleurs devaient être noyés sous ces hurlements. Toutefois, avant de disparaître, la petite hutte lâcha un mince jet de fumée, comme pour narguer Crochet.

Ce dernier prit très mai ce défi. Cela tarit jusqu’à la dernière goutte de pitié qui restait encore dans son cœur de flibustier maudit.

Demeuré seul, il s’approcha sur la pointe des pieds de l’arbre de La Plume, et s’assura qu’il pourrait descendre par le tronc. Longtemps il se tint là, à ruminer ses pensées, son feutre gisant sur le gazon comme un oiseau de mauvais augure, de sorte qu’une brise légère jouait dans ses cheveux. Si sombre que fût son dessein, ses yeux bleus gardaient la douceur de la pervenche. Il épiait de toutes ses oreilles les entrailles de la terre, mais tout était silencieux en haut comme en bas ; la maison souterraine semblait parfaitement vide. Peter dormait-il, ou attendait-il au pied de l’arbre de La Plume, son poignard à la main ?

Le seul moyen de le savoir était de descendre. Crochet fit glisser doucement son manteau jusqu’à terre puis, se mordant les lèvres jusqu’au sang, il pénétra à l’intérieur de l’arbre. C’était incontestablement un homme courageux. Pourtant, il dut s’arrêter un moment pour éponger son front qui ruisselait comme une chandelle. Alors, silencieusement, il s’élança vers l’inconnu.

Il arriva sain et sauf à l’extrémité du tronc et s’immobilisa à nouveau, afin de reprendre haleine. À mesure que ses yeux s’accoutumaient à la faible clarté des lieux, ils distinguaient peu à peu la forme des objets. Mais le seul sur lequel son regard avide s’arrêta après l’avoir longtemps cherché et trouvé enfin, ce fut le grand lit. Et sur le lit, Peter profondément assoupi.

Ignorant tout de la tragédie qui s’était déroulée là-haut, Peter, après le départ des enfants, continua à jouer gaiement de la flûte, sans nul doute pour se prouver à lui-même que tout lui était bien égal. Ensuite, il décida de ne pas prendre son médicament, comme pour ennuyer Wendy. Puis il s’étendit sur et non sous la couverture, rien que pour l’offenser davantage. (Wendy les bordait toujours consciencieusement car on risque de prendre froid sans s’en apercevoir au cours de la nuit.) Enfin, il faillit pleurer, mais réalisant soudain combien elle serait dépitée si, au lieu de pleurer, il éclatait de rire, il éclata d’un rire arrogant en plein milieu duquel il s’endormit.

Parfois, mais rarement, il rêvait, et ses rêves étaient plus douloureux que ceux des autres garçons. Pendant des heures, il ne parvenait pas à s’extraire de ces cauchemars où il gémissait pitoyablement, et qui, d’après moi, devaient avoir trait au mystère de son existence. Dans ces moments-là, Wendy avait l’habitude de le tirer du lit pour l’asseoir sur ses genoux, et elle inventait toutes sortes de cajoleries pour le consoler. Lorsqu’il s’apaisait, elle le recouchait sans l’éveiller, afin qu’il ne sût rien de l’humiliant traitement qu’elle lui avait fait subir.

Mais en ce moment Peter dormait d’un sommeil sans rêve. Un de ses bras pendait hors du lit, une de ses jambes était repliée vers le haut, et le reste de son rire flottait encore sur sa bouche entrouverte qui découvrait les petites perles blanches.

Ce fut dans cette attitude sans défense que Crochet le trouva. Il se tenait silencieux au creux de l’arbre, contemplant son mortel ennemi à l’autre bout de la chambre. Nulle pitié n’allait donc attendrir ce cœur endurci ? L’homme n’était pas entièrement mauvais ; il aimait les fleurs (on me l’a assuré) et la musique légère (il ne se défendait pas mal au clavecin) ; et, pour être sincère, le caractère idyllique de la scène le remua profondément. S’il avait écouté la voix de son meilleur moi, il serait remonté.

Mais une chose l’arrêtait : l’air impertinent que Peter gardait jusque dans son sommeil. Cette bouche entrouverte, ce bras pendant nonchalamment, cette jambe repliée vous narguaient avec un aplomb si offensant que le cœur de Crochet se durcit comme le roc. Si dans sa rage le capitaine avait explosé en mille morceaux, chacun de ces morceaux, indifférent à la catastrophe, se serait jeté sur le dormeur.

La lampe qui éclairait faiblement le lit laissait le capitaine lui-même dans l’obscurité. Au premier pas qu’il fit en avant, son pied rencontra un obstacle : la porte de l’arbre. Vers le haut, elle ne comblait pas entièrement l’ouverture du tronc, et jusque-là, Crochet avait regardé pardessus. Il chercha le loquet, et découvrit avec irritation que celui-ci était placé très bas, hors de son atteinte. Dans le désordre de ses pensées, il crut percevoir sur le visage et dans l’attitude de Peter une sorte de satisfaction narquoise qui porta sa fureur à son comble. Il secoua la porte, essaya de la défoncer. Son ennemi allait-il en fin de compte lui échapper ?

Mais qu’était-cela ? Ses yeux venaient de tomber sur le médicament de Peter, posé sur une tablette parfaitement à sa portée. Il devina immédiatement ce que c’était et sut que le dormeur était en son pouvoir.

De peur d’être pris vivant, Crochet portait toujours sur lui une horrible mixture fabriquée par ses soins à partir de toutes les bagues à poison qui lui étaient tombées entre les mains. Cette décoction jaunâtre, inconnue de la science, était sans doute le plus virulent des toxiques.

Crochet versa cinq gouttes de ce liquide dans la tasse. Ce faisant, sa main tremblait, de joie plus que de honte, et s’il évitait de regarder le dormeur, c’était de peur d’en répandre à côté. Longuement il contempla sa victime avec une joie mauvaise, puis fit demi-tour et remonta à l’air libre au prix de mille contorsions. Lorsqu’il réapparut à l’autre extrémité du tronc, on eût dit le mal en personne surgissant de sa tanière. Rabattant son chapeau sur ses yeux, il s’enveloppa dans son manteau comme pour dérober aux ténèbres de la nuit le plus noir de ses éléments, et il se fraya un chemin à travers la forêt tout en se marmottant d’étranges choses à lui-même.

Peter continuait à dormir. La lumière de la lampe vacilla puis s’éteignit, laissant la pièce dans le noir ; mais Peter dormait toujours. Le crocodile devait sonner dix heures quand enfin il s’assit subitement dans son lit, réveillé par il ne savait quoi. Quelqu’un frappait très doucement à la porte de son arbre. Ces petits coups prudents avaient une résonance sinistre dans le silence des lieux. Peter porta la main à son poignard, puis il parla.

— Qui est là ?

Il n’y eut pas de réponse, sinon qu’au bout d’un assez long moment, les petits coups reprirent contre la porte.

— Qui est là ?

Pas de réponse.

Cela le fit palpiter d’émotion, ce qu’il adorait, au reste. En deux enjambées il atteignit la porte. À la différence de celle de La Plume, la sienne fermait entièrement l’orifice du tronc, si bien qu’il ne pouvait ni voir qui frappait ni en être vu.

— Je n’ouvrirai pas tant que vous n’aurez pas dit qui vous êtes, lança-t-il.

Enfin, le visiteur se décida à parler, d’une voix qui tintinnabulait joliment.

— Laisse-moi entrer, Peter.

C’était Clochette. Rapidement, Peter lui ouvrit. Elle se précipita dans la chambre, rouge de surexcitation et sa robe couverte de boue.

— Qu’y a-t-il ?
— Devine ! Tu n’as droit qu’à trois questions !
— Assez plaisanté ! s’impatienta Peter.

Alors, en une seule phrase grammaticalement incorrecte mais aussi longue qu’un ruban de prestidigitateur, elle lui raconta la capture de Wendy et des garçons.

Le cœur de Peter bondit dans sa poitrine. Wendy prisonnière sur un bateau de pirates, elle qui aimait tant l’ordre et la propreté !

— Je la délivrerai ! s’écria-t-il.

Tout en bondissant sur ses armes, il aperçut son -médicament : voilà qui ferait plaisir à Wendy, s’il le buvait. Et il tendit la main vers le breuvage fatal.

— Non ! cria Clo de sa voix perçante.

Elle avait entendu Crochet se parler tout haut dans la forêt et se vanter d’avoir empoisonné Peter.

— Pourquoi non ? demanda Peter.
— C’est un breuvage empoisonné !
— Empoisonné ? Par qui ?
— Crochet.
— Ne sois pas sotte. Comment Crochet serait-il venu ici ?

Hélas ! Clochette ne pouvait l’expliquer puisqu’elle ignorait le secret de l’arbre de La Plume. Mais les paroles du capitaine ne laissaient place à aucun doute. Il y avait du poison dans la tasse de Peter.

— Si Crochet était venu, je l’aurais vu, protesta le garçon. Je ne dors jamais. Il porta la tasse à ses lèvres. Pas le moment de discuter mais d’agir : vive comme l’éclair, Clo se plaça entre la bouche et la tasse et but le breuvage jusqu’à la lie.

— Tu oses boire mon médicament ! s’indigna Peter.

Mais au lieu de répondre, la fée battait de l’aile, vacillante.

— Clo ! qu’y a-t-il ?
— C’était empoisonné, Peter, dit-elle doucement. Et je m’en vais mourir.
— Oh ! Clochette, tu as bu pour me sauver la vie !
— Oui !
— Mais pourquoi, Clo ?

Ses ailes la portaient à peine, pourtant elle vint se poser sur son épaule, lui mordilla tendrement le menton et murmura à son oreille.

— Espèce d’imbécile.

Et elle se traîna jusqu’à son lit où elle s’affaissa. Peter s’agenouilla tristement près de la petite chambre de Clo. La lumière de la petite fée pâlissait de minute en minute ; si elle venait à s’éteindre, ce serait pour toujours, et Peter le savait. Ses larmes causèrent un tel plaisir à Clochette qu’elle lui posa un doigt sur la joue pour les sentir rouler.

Elle parlait d’une voix si faible qu’il ne saisit pas tout de suite ce qu’elle disait.

Puis il comprit. Clo pensait qu’elle pourrait être sauvée si des enfants proclamaient bien haut qu’ils croient aux fées.

Peter tendit aussitôt les bras. Il n’y avait pas d’enfants ici, et c’était la nuit, mais Peter s’adressait à tous ceux qui rêvent au pays de l’imaginaire et qui, par conséquent, se trouvaient plus proches de lui que vous ne le pensez : garçons et filles en chemise de nuit, bébés Peaux-Rouges suspendus aux arbres dans leur berceau.

— Croyez-vous aux fées ? cria Peter.

Clochette s’assit vivement sur sa couche, anxieuse de connaître son sort. Elle crut d’abord entendre des réponses affirmatives, mais elle n’en était pas certaine.

— Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle à Peter.
— Si vous croyez aux fées, cria Peter aux enfants, frappez bien fort dans vos mains, ne laissez pas mourir Clochette !

Beaucoup applaudirent. Certains s’abstinrent. Et quelques garnements sifflèrent. Puis les applaudissements cessèrent brusquement, comme si toutes les mamans du monde s’étaient précipitées en même temps dans les chambres des enfants pour voir ce qui s’y passait. Mais Clo était sauvée. D’abord sa voix tinta de nouveau. Puis elle bondit de son lit. Enfin elle se remit à voltiger dans la pièce, d’un vol plus joyeux et hardi que jamais. Elle oublia de remercier ceux qui avaient applaudi, mais elle aurait bien aimé tenir les voyous qui avaient osé siffler !

— Et maintenant, allons délivrer Wendy !

La lune voguait dans un ciel lourd de nuages, quand Peter émergea de son arbre, couvert d’armes mais peu vêtu quant au reste. Ce genre de nuit ne convenait pas tellement à sa périlleuse entreprise, car il projetait de survoler le terrain de très près, afin de ne perdre aucun indice. Mais, avec cette lumière intermittente, voler bas l’eût obligé à traîner son ombre parmi les arbres, ce qui risquait de déranger les oiseaux et d’avertir l’ennemi de sa présence.

Du coup, il regretta d’avoir baptisé les oiseaux de 1’lle de noms par trop barbares, si bien que ces farouches volatiles se laissaient difficilement approcher.

Il n’y avait donc d’autre solution que de se frayer un chemin à la manière Peau-Rouge, dont heureusement il était un adepte fervent. Mais voilà, dans quelle direction chercher ? Rien ne l’assurait que les enfants avaient été emmenés à bord du navire. La neige était tombée et avait recouvert d’une légère couche toute trace de pas. Un silence de mort pesait sur 1’lle comme si la nature était encore sous le coup du récent carnage.

Peter avait initié les enfants à certaines coutumes de la forêt qu’il avait lui-même apprises de Lis Tigré et de Clo. Il espérait qu’en ces heures d’épreuve, les enfants s’en étaient souvenus. La Plume n’avait pas dû manquer l’occasion de faire une entaille aux arbres, par exemple, Le Frisé avait sans doute semé des graines, ou Wendy avait abandonné son mouchoir à un endroit bien en vue. Mais pour repérer de tels indices, il aurait fallu attendre jusqu’au matin ; or, le temps pressait. Les puissances d’en haut avaient choisi Peter pour cette mission, mais elles n’avaient pas l’intention de l’aider. À part le crocodile qui, à un moment, le dépassa, aucun être vivant ne manifestait sa présence.

Pourtant la mort, il le savait, pouvait l’attendre à l’arbre suivant, ou surgir par derrière pour le surprendre.

Il lança son terrible défi :

— À nous deux, capitaine Crochet !

Tantôt il rampait dans les herbes comme un serpent, tantôt il bondissait à travers les clairières baignées de lune, un doigt sur la bouche et son poignard prêt à frapper. Il était suprêmement heureux.

 

Chapitre 14 : Sur le bateau pirate

Une lueur verte lorgnant sur la rade du Kidd, à l’embouchure de la Rivière des Pirates, signalait l’endroit où louvoyait cet infâme repaire du crime, le Jolly-Roger, crasseux jusqu’à la coque et aussi répugnant qu’un sol souillé de plumes ensanglantées. Cette terreur des mers se passait de vigie tant l’horreur de sa renommée la protégeait de toute attaque.

La nuit l’enveloppait de son épais manteau qui ne laissait filtrer aucun bruit, si ce n’est le ronron de la machine à coudre de Smee. Pathétique Smee, si travailleur et si serviable, la crème de la banalité ! Je ne sais ce qui le rendait si pathétique, peut-être sa parfaite ignorance de l’être ? Quoi qu’il en fût, les hommes les plus virils devaient se détourner de lui pour ne pas céder à l’émotion que sa vue inspirait ; et certains soirs d’été, il avait attendri Crochet jusqu’aux larmes. Mais de cela, comme du reste, il était loin de se douter.

Quelques pirates, accoudés aux bastingages, s’adonnaient à la boisson dans les miasmes de la nuit ; d’autres se vautraient sur les barriques, jouant aux dés ou aux cartes ; les quatre gaillards qui avaient transporté la petite hutte étaient affalés sur le pont où, jusque dans leur sommeil, ils roulaient habilement d’un côté ou de l’autre, pour éviter les coups de griffe que Crochet distribuait au passage. Crochet arpentait pensivement le pont. 0 homme insondable ! C’était son heure de triomphe. Il avait à jamais écarté Peter de son chemin, et les autres garçons captifs sur le brick marcheraient bientôt sur la planche. C’était le pire de ses exploits depuis le jour fameux où il avait mis Barbercue à sa botte. Quand on sait combien l’homme n’est qu’une outre de vanité, on ne sera pas surpris de voir Crochet parcourir le pont d’un pas vertigineux, la tête enflée par les vents de la gloire.

Pourtant, nulle allégresse ne transparaissait dans sa démarche, qui se réglait sur le mécanisme de son esprit ténébreux. Crochet se sentait profondément abattu.

Ce sentiment qui s’emparait de lui lorsqu’il se recueillait en lui-même dans la quiétude de la nuit provenait de son douloureux isolement. Jamais cet homme énigmatique ne se sentait plus seul qu’entouré de ses valets rampants. Non, ils n’appartenaient pas au même monde.

Crochet n’était pas son vrai nom. Même encore de nos jours, révéler sa véritable identité mettrait le pays à feu et à sang. Mais ceux qui savent lire entre les lignes l’auront déjà deviné, il avait fréquenté l’une des meilleures écoles ; il en avait gardé les usages qui restaient collés à lui comme des vêtements (avec lesquels ils ont en effet plus d’un rapport). Aussi lui était-il déplaisant, même à cette période avancée de sa carrière, de prendre un bateau à l’abordage sans avoir fait toilette au préalable. Il affectait cette démarche traînante, privilège de l’éducation qu’il avait reçue. Mais par-dessus tout, il avait conservé le culte du bon ton.

Le bon ton ! Au pire de sa déchéance, il n’oubliait pas que c’était la seule chose qui importât vraiment.

Des tréfonds de son âme montait un grincement de gonds rouillés, puis un tap-tap-tap sévère, martelant la nuit comme quelqu’un qui ne trouve pas le sommeil.

— N’as-tu pas quelque peu détonné, aujourd’hui ? Telle était l’éternelle question.
— La gloire, la gloire, cette clinquante babiole, voilà mon lot ! s’écriait-il.
— Est-il vraiment de bon ton de chercher à se faire remarquer ? répliquait le tap-tap des bienséances.
— Je suis le seul homme qu’ait jamais craint Barbecue, insistait Crochet, et Flint lui-même redoutait Barbecue !
— Barbecue, Flint
— De quelles familles sont-ils issus, ceux-là ? cinglait la réponse.

Question plus alarmante encore, n’était-il pas de, mauvais ton de tant se soucier du bon ton ? Ces pensées le torturaient jusque dans ses organes vitaux, telles une épine fichée dans son corps, plus acérée que sa griffe de fer. Tant que durait ce supplice, la sueur ruisselait de sa face cireuse jusque sur son gilet. Il avait beau s’éponger la figure de ses manches, rien n’endiguait ce flux.

Ah ! N’enviez pas le malheureux Crochet.

Brusquement lui vint le pressentiment de sa ruine prochaine, comme si le défi terrible de Peter avait déjà atteint sa cible. Une mélancolique envie de prononcer ses dernières paroles s’empara de lui, de crainte que plus tard, on ne lui en laisserait pas le temps.

Misérable Crochet ! s’écria-t-il. Son ambition l’aura perdu ! (À ses heures les plus sombres, il se citait à la troisième personne.)

— Aucun enfant ne m’aime.

Cette réflexion saugrenue ne l’avait jamais troublé auparavant. Lui était-elle inspirée par le ronron de la machine à coudre de Smee ? Monologuant à voix haute, Crochet contempla longuement Smee en train de coudre placidement des ourlets : le maître d’équipage croyait dur comme fer que les enfants avaient peur de lui.

Peur de lui ! Qui avait peur de Smee ? Surtout pas les gosses qui l’avaient adoré dès le début. Il leur avait dit des choses abominables, les avait frappés avec la paume, parce qu’avec le poing il n’aurait jamais pu ; mais, plus que jamais, les enfants s’étaient accrochés à ses basques et Michael avait même essayé ses lunettes.

Dire au pauvre Smee que les enfants le trouvaient sympathique ? Crochet en mourait d’envie, mais c’eût été trop cruel. Alors, il retourna ce mystère dans son esprit : pourquoi le trouvaient-ils sympathique ? Il traquait cette énigme avec un acharnement de limier. Qu’était-ce donc qui rendait Smee si sympathique ? La réponse jaillit, terrible :

— « Le bon ton ? »

L’Irlandais possédait-il cette qualité sans le savoir, ce qui est le plus élevé de tous les tons ? Poussant un cri de rage, le capitaine leva sa main de fer au-dessus de la tête de Smee, mais une réflexion suspendit son geste : « Griffer quelqu’un sous prétexte qu’il fait preuve de bon ton, qu’est-ce que c’est ? »

— « Une preuve de mauvais ton ! »

Aussi impuissant que moite de sueur, le malheureux Crochet tomba en avant comme une fleur fauchées.

Les hommes d’équipage le croyant hors circuit pour un moment, la discipline se relâcha aussitôt. Ils se livrèrent à une bacchanale effrénée, qui le remit immédiatement debout. Toutes traces de faiblesse humaine étaient effacées de sa personne, comme s’il avait reçu un seau d’eau.

— La paix, cancres ! Ou je vous étrille !

Le chahut cessa aussitôt.

— Les enfants sont-ils bien enchaînés ? Ils ne risquent pas de s’envoler ?
— Non, monsieur.
— Alors amenez-les.

On tira les garçons de la cale pour les aligner devant le capitaine, mais celui-ci ne semblait pas s’apercevoir de leur présence. Il flânait nonchalamment, tout en fredonnant non sans talent quelques mesures d’un refrain polisson, tandis que ses doigts jouaient avec un paquet de cartes. De temps à autre, son cigare jetait une lueur rougeâtre, sur sa figure.

— Maintenant, mes mignons, dit-il avec vivacité, six d’entre vous vont passer sur la planche, mais j’ai besoin de deux garçons de cabine. Qui se porte volontaire ?

« Ne l’irritez pas inutilement », leur avait recommandé Wendy dans la cale. La Guigne fit donc un pas en avant d’un air poli. L’idée de servir pareil maître ne lui souriait guère, et son instinct lui soufflait qu’en la circonstance, il serait judicieux de rejeter la responsabilité de son refus sur une personne absente ; quoique un peu nigaud, il savait que seules les mères acceptent de jouer le rôle de tampon. Tous les enfants le savent, et tout en les méprisant pour cela, ne se privent pas d’en abuser.

Aussi La Guigne expliqua-t-il prudemment :

— Voyez-vous, monsieur, je ne crois pas que ma mère aurait aimé me voir devenir pirate. Et la tienne, La Plume ?

Il fit un clin d’œil à La Plume qui répondit comme à regret :

— Je ne crois pas non plus. Et vous, les Jumeaux ?
— Moi non plus, dit le premier Jumeau, pas plus bête que les autres. Et toi, Bon Zigue ? Arrêtez ça ! rugit Crochet.

Et les porte-parole furent brutalement remis dans le rang.

— Et toi, mon garçon, reprit Crochet à l’adresse de John. Tu m’as l’air un peu plus déluré que le reste. N’as-tu jamais rêvé d’être pirate, p’tit gars ? John avait déjà fait l’expérience de ce genre de tentation, en classe de mathématiques ; et cela le flattait d’être remarqué par Crochet.
— J’aurais aimé m’appeler Jacques-lesmains-rouges, souffla-t-il timidement. C’est un nom qui a de l’allure. On t’appellera comme ça si tu te joins à notre équipage.
— Qu’en penses-tu, Michael ? demanda John.
— Et moi, comment m’appellerait-on si je venais aussi ? s’enquit Michael.
— Jojo Barbe-Noire.
— Qu’en penses-tu, John ? fit Michael, impressionné.

Il voulait que ce fût John qui prît la décision, de même que John voulait que ce fût lui.

— Resterons-nous les sujets respectueux de Sa Majesté ? demanda John.
— Il vous faudra crier : « À bas le Roi ! », dit Crochet entre ses dents.

Jusque-là, John ne s’était peut-être pas très bien conduit, mais son courage brilla soudain de tout son éclat.
— En ce cas, je refuse ! s’écria-t-il en tapant sur le contenu qui se trouvait devant Crochet.
— Moi aussi ! cria Michael.
— Vive l’Angleterre ! glapit Le Frisé.

Furieux, les pirates les frappèrent sur la bouche, tandis que Crochet rugissait :

— Vous venez de signer votre arrêt de mort ! Qu’on fasse monter leur mère, et qu’on prépare la planche !

Les garçons pâlirent en voyant Bill le Truand et Cecco apprêter l’instrument de leur supplice, mais ils firent brave contenance quand Wendy parut. Les mots me manquent pour décrire le mépris qu’éprouvait Wendy à l’égard des pirates. Aux yeux des garçons, le titre de pirate pouvait garder quelque prestige, mais tout ce qu’elle voyait, elle, c’est que le bateau n’avait pas été nettoyé depuis des siècles. Pas un seul hublot sur lequel on ne pût écrire « Cochons ! » avec son doigt ! Et Wendy ne s’était pas gênée pour le faire. Mais au moment où les garçons l’entouraient, elle n’avait de pensée que pour eux.

— Alors, ma belle, dit Crochet d’une voix sirupeuse, on va voir ses enfants se promener sur la planche.

Bien que raffiné dans son maintien, ses recueillements l’avaient fait transpirer si abondamment que sa fraise de dentelle en était toute maculée. Il vit que Wendy fixait son regard dessus, et il tenta vivement de la faire disparaître mais trop tard.

— Sont-ils condamnés à mourir ? demanda Wendy sur un tel ton de mépris qu’il faillit s’en trouver mal.
— Ils le sont ! répliqua-t-il avec hargne.
— Silence, vous tous ! Écoutez les dernières paroles qu’une mère adresse à ses enfants.

Wendy fut héroïque.

— Voici mes dernières paroles, mes chers enfants, dit-elle d’une voix ferme. Je vous dirai ce que vous auraient dit vos vraies mamans :
— « Nous espérons que nos fils sauront mourir en bons et dignes Anglais. »

Les pirates eux-mêmes écoutaient avec respect, et La Guigne s’écria nerveusement :

— Je ferai ce que souhaite ma mère. Et toi, Zigue, que vas-tu faire ?
— Ce que souhaite ma mère. Et vous, les Jumeaux ?
— Ce que souhaite notre mère. Et toi, John, que vas-tu faire ?

Mais Crochet avait retrouvé sa voix et ordonna à Smee d’attacher Wendy au mât. Smee obéit.

— Écoute, ma douce, souffla-t-il à la fillette, je te sauverai si tu me promets d’être ma mère.
— J’aimerais mieux ne pas avoir d’enfants du tout ! répliqua-t-elle avec dédain.

À mon regret, je dois dire qu’à ce moment-là, pas un garçon ne regardait de son côté. Tous les yeux étaient fixés sur la planche qui les attendait pour une brève et ultime promenade. Ils ne pensaient plus à leur vaillante promesse. Ils ne pensaient plus à rien. Ils regardaient, transis de peur.

Crochet leur sourit, les dents serrées, et se dirigea vers Wendy dans l’intention de l’obliger à regarder les garçons s’avancer un par un sur la planche fatale. Mais il n’alla pas jusqu’à elle ; il n’entendit pas le cri d’angoisse qu’il avait espéré lui arracher. Un autre son vint frapper son oreille. Tic tac tic tac tic…

Pirates, garçons, Wendy — tous l’entendirent et toutes les têtes se tournèrent dans la même direction, c’est-à-dire non vers la mer d’où provenait le bruit, mais vers Crochet. Chacun savait que ce qui allait arriver ne concernait plus que lui ; d’acteurs, ils redevenaient spectateurs.

Le capitaine était affreusement changé, disloqué, comme si on lui avait déboîté toutes les articulations. Il s’affaissa en un petit pas. Le tic-tac se rapprochait régulièrement, précédé de ce pronostic effrayant : « Le crocodile se prépare à grimper à bord. »

Même la griffe de fer pendait, inerte, comme consciente que l’ennemi ne lui en voulait pas à elle, intrinsèquement. Ainsi abandonné de tous, un autre homme que Crochet se fût laissé aller au désespoir, gisant les yeux fermés à l’endroit même de sa chute. Mais le cerveau surhumain de Crochet luttait encore et, sur ses directives, le capitaine se traîna à genoux le long du pont, fuyant le plus loin possible de ce tic-tac. Les pirates lui ouvrirent respectueusement le passage.

Quand il eut atteint le bastingage, il s’écria d’une voix rauque :

— Cachez-moi !

On l’entoura aussitôt ; tous les yeux se détournèrent de la créature qui montait à bord. Nul n’avait l’intention de lutter contre elle. C’était le Destin.

Lorsque Crochet eut entièrement disparu, la curiosité délia les membres des garçons qui se ruèrent de l’autre côté du bateau pour voir le crocodile grimper à bord. Alors ils eurent la plus étrange surprise que leur réservait cette Nuit des Nuits. Ce n’était pas le crocodile qui venait à leur secours, mais… Peter.

Il leur fit signe de se retenir de crier d’admiration, pour ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi. Et il continua à tictaquer.

 

Chapitre 15 : «À nous deux, capitaine Crochet»

Il nous arrive à tous d’étranges choses, sur le chemin de la vie, sans que nous y prenions garde tout de suite. Ainsi, par exemple, nous découvrons subitement que, depuis un laps de temps indéterminé, disons une demi-heure, nous n’y entendons plus que d’une oreille. C’est le genre d’expérience que fit Peter cette nuit-là. Quand nous l’avons vu pour la dernière fois, il traversait furtivement l’Île, un doigt sur les lèvres, et le poignard prêt à frapper. Lorsque le crocodile le dépassa, il ne remarqua rien de particulier ; ce n’est qu’un peu plus tard qu’il se souvint de ne pas avoir entendu son tic-tac familier. Il trouva d’abord ce fait inquiétant, puis conclut avec raison que le réveil avait dû s’arrêter.

Sans se demander un instant ce que peut éprouver une créature brutalement privée de son plus intime compagnon, Peter réfléchit à la façon dont il pourrait utiliser la catastrophe à son propre avantage ; et il décida de faire tic-tac afin que les bêtes sauvages, le prenant pour le crocodile, le laissent passer sans encombre. Il tictaquait à merveille, mais le résultat fut inattendu. Le crocodile étant de ceux qui l’entendirent se mit à le suivre, soit dans le but de récupérer ce qu’il avait perdu, soit simplement comme un ami qui croit de nouveau faire tic-tac (on ne le saura jamais), car, comme tous les gens esclaves d’une idée fixe, c’était une créature stupide.

Peter atteignit le rivage sain et sauf, et poursuivit sa route ; ses jambes entrèrent dans l’eau comme si elles ignoraient qu’elles pénétraient dans un élément différent. Ainsi font un grand nombre d’animaux qui passent de la terre au milieu aquatique, mais pas un humain de ma connaissance.

Tout en nageant, Peter n’avait qu’une seule pensée : « Cette fois, ce sera Crochet ou moi ! » Il s’était tellement habitué à son tic-tac qu’il le faisait machinalement maintenant, sans même s’en rendre compte. S’en serait-il aperçu qu’il aurait cessé aussitôt, car il ne lui vint pas à l’esprit d’aborder le navire en se servant de ce tic-tac — encore que ce procédé soit ingénieux.

Au contraire, il fut persuadé qu’il avait escaladé le flanc du brick sans faire plus de bruit qu’une souris. Aussi fut-il tout surpris de voir les pirates trembler devant lui, et Crochet au milieu d’eux, aussi pitoyable que s’il entendait le crocodile.

Le crocodile ! Peter n’eut pas plus tôt pensé à lui qu’il entendit son tic-tac, et il jeta un bref coup d’œil derrière lui. Puis il réalisa qu’il était lui-même l’auteur de ce bruit et saisit en un éclair toute la situation. « Comme je suis intelligent ! » se dit-il tout en faisant signe aux garçons de garder leurs applaudissements pour plus tard.

À ce moment, Ed Teynte le quartier-maître surgit du gaillard d’avant et s’avança sur le pont. À présent, lecteur, regarde ta montre et chronomètre l’action. Peter frappe juste et fort. De ses mains, John bâillonne l’infortuné pirate et étouffe son cri d’agonie. Celui-ci s’effondre en avant. Quatre garçons se précipitent et amortissent le bruit de sa chute. Peter donne le signal et le cadavre est jeté par-dessus bord. Un plouf ! puis le silence. Combien cela a duré ?

— Et d’un ! dit La Plume. (Le compte a commencé.)

Peter disparut sur la pointe des pieds dans la cabine. Il était temps car plus d’un pirate prenait son courage à deux mains pour regarder autour de soi. Chacun percevait maintenant le souffle haletant de l’autre, ce qui prouvait que le terrible son avait cessé.

— Il est parti, capitaine, dit Smee en essuyant ses lunettes. Tout est calme. Lentement, Crochet sortit la tête de dessous sa fraise, et tendit si fort l’oreille qu’il aurait pu ouïr l’écho du tic-tac. N’entendant rien, il se remit fermement sur ses pieds.
— À la planche ! cria-t-il d’un air crâne.

Car à présent que les garçons l’avaient vu mollir, il les haïssait plus que jamais. Et il entonna l’infâme couplet que voici :

« Yo ho, yo ho, la jolie planche ! Promenons-nous à petits pas Jusqu’à ce qu’elle penche et nous envoie Boire à la grande tasse ! »

Pour terroriser davantage ses prisonniers, et bien que sa dignité en pâtit, il se mit à danser sur une planche imaginaire tout en chantant et grimaçant. Quand il eut fini, il lança :

— Voulez-vous une caresse du chat à neuf queues, avant de marcher sur la planche ?

Tous tombèrent à genoux.

— Non ! non ! supplièrent-ils d’une voix lamentable qui amena un sourire sur la face cruelle des pirates.
— Qu’on aille chercher le fouet ! dit Crochet. Il est dans la cabine.

La cabine ! Peter aussi était dans la cabine ! Les enfants échangèrent un regard.

— On y va ! répondit gaiement le Truand à son capitaine Les garçons le suivirent des yeux tandis qu’il pénétrait dans la cabine ; ils s’aperçurent à peine que Crochet avait repris sa chanson, accompagné de ses chiens serviles

« Yo ho, yo ho, le chat griffu ! N’oubliez pas qu’il a neuf queues, Et quand elles écrivent sur votre dos… »

La suite, on ne la saura jamais, car un hurlement horrible jailli de la cabine interrompit les chanteurs. La plainte se répandit sur le pont avant de se perdre au loin. Un chant de victoire lui succéda, que les garçons connaissaient fort bien, et qui effraya les pirates plus encore que le hurlement.

— Qu’était-ce ? demanda Crochet.
— Et de deux ! dit La Plume d’un ton solennel.

Après une minute d’hésitation, l’italien Cecco s’élança dans la cabine. Il en ressortit chancelant et hagard.

Eh bien, chien ! qu’est-il arrivé au Truand ? siffla Crochet en se campant devant lui.

— Il lui est arrivé qu’il est mort, poignardé ! dit Cecco d’une voix blanche.
— Bill le Truand, mort ! s’écrièrent les pirates, médusés.
— Il fait noir comme chez le loup dans cette cabine, dit Cecco, bégayant presque. Et il y a là-dedans une chose terrible qui chante comme un coq.

L’air de jubilation des garçons, les regards de détresse des pirates, rien de tout cela n’échappa à Crochet.

— Cecco, dit-il de son ton le plus ferme, retourne à la cabine, et ramène-moi ce chanteur de cocoricos !

Cecco, le brave des braves, refusa en tremblant ; mais Crochet caressait sa griffe d’un air sinistre.

— Tu as bien dit que tu irais, Cecco ? dit-il rêveusement.

Cecco partit en levant les bras de désespoir. Cette fois, plus de chant, tous écoutaient. De nouveau s’éleva un cri d’agonie, puis un autre de victoire. Personne ne souffla mot, sauf La Plume.

— Et de trois ! dit-il.

D’un geste, Crochet rassembla ses troupes.

— Stupides harengs saurs ! tonna-t-il. Lequel d’entre vous va me ramener ce pousseur de cocoricos ?
— Attendez que Cecco soit revenu, ronchonna Starkey, et les autres se rangèrent à son avis.
— Il m’a semblé que tu te portais volontaire, Starkey, dit Crochet sans cesser de caresser sa griffe.
— Par tous les diables, non ! s’écria Starkey.
— Ma griffe pense le contraire, dit Crochet en s’avançant vers lui. Je me demande, Starkey, s’il ne serait pas plus sage de ta part de ménager son humeur.
— Plutôt me faire pendre que d’entrer là-dedans ! s’obstina Starkey, soutenu une fois de plus par l’équipage.

Une mutinerie ? demanda Crochet plus aimable que jamais. Et Starkey mène le bal !

— Pitié, capitaine, gémit Starkey tremblant des pieds à la tête.
— Serrons-nous la main, Starkey, répondit Crochet en tendant sa griffe. Du regard, Starkey chercha du renfort parmi ses camarades, mais tous l’abandonnaient. il recula. Crochet marchait sur lui, la fameuse lueur rouge allumée dans ses prunelles. Avec un cri de désespoir, le pirate enjamba le canon et se précipita dans la mer.
— Et de quatre ! dit La Plume.
— À présent, demanda poliment Crochet, un autre gentleman désire-t-il se mutiner ?

Il saisit une lanterne et brandissant son crochet d’un air menaçant :

— J’irai moi-même chercher cet animal ! dit-il.

Et il entra résolument dans la cabine.

« Et de cinq ! » Oh ! comme La Plume trépignait d’impatience. Il s’humecta les lèvres pour être prêt à le dire, mais Crochet ressortit de la cabine en titubant, et sans sa lanterne.

— Quelque chose a soufflé la flamme, dit-il d’une voix mal assurée.
— Quelque chose ! répéta Mullins.
— Et Cecco ? demanda Plat-de-Nouilles.
— Aussi mort que le Truand, répondit brièvement Crochet.

Son peu d’empressement à retourner dans la cabine impressionna défavorablement l’équipage, et de nouveaux appels à la mutinerie s’élevèrent. Tous les pirates sont superstitieux. Et Cookson observa .

— On dit que le signe le plus sûr pour reconnaître un bateau maudit, c’est quand il y a à bord une personne de plus qu’on n’en peut compter.

J’ai entendu dire, marmonna Mullins, jours les bateaux pirates qu’ « il » hante tout près de leur fin. Avait-il une queue, capitaine ? On dit que quand « il » vient, ajouta un troisième avec un regard de haine pour Crochet, « il » prend l’apparence du plus méchant des hommes qui se trouvent à bord.

Avait-il un crochet ? railla insolemment Cookson.

Et l’un après l’autre, tous répétèrent : Ce navire est voué à sa perte. Sur ce, les enfants ne purent s’empêcher de pousser des hourras. Crochet avait presque oublié ses prisonniers ; alors qu’il se balançait d’un pied sur l’autre en tournant autour d’eux, son regard s’alluma soudain.

— Les gars ! lança-t-il à l’équipage, j’ai une idée. Ouvrez la porte de la cabine, et poussez les gamins là-dedans. Qu’ils se débrouillent avec le chanteur de cocoricos. S’ils le tuent, tant mieux pour nous ; s’il les tue, tant pis pour eux et ce n’est pas mal pour nous.

Pour la dernière fois, ces chiens rampants admirèrent leur capitaine et exécutèrent fidèlement ses ordres. Les garçons, feignant de se regimber, furent poussés à l’intérieur de la cabine dont la porte se referma sur eux.

— Et maintenant, écoutons ! cria Crochet.

Tous écoutèrent, sans que personne osât regarder la porte. Si, une seule osa, Wendy, qui pendant tout ce temps était restée attachée au mât. Elle ne s’attendait ni à un cri d’agonie ni à un cocorico de triomphe, mais à voir réapparaître Peter.

Elle n’attendit pas longtemps. Peter avait enfin trouvé ce qu’il cherchait : la clef qui libérerait les enfants de leurs chaînes.

Quand ils se glissèrent hors de la cabine, armés de toutes les armes qu’ils avaient pu dénicher, Peter leur fit signe de se tenir cachés jusqu’à ce qu’il eût coupé les liens qui retenaient Wendy. Ce fut tôt fait et alors, rien n’eût été plus facile que de s’envoler tous ensemble. Oui, mais voilà : le défi de Peter, « À nous deux, capitaine Crochet ! », leur barrait la route. Peter souffla à l’oreille de Wendy d’aller se cacher avec le reste de la bande et lui-même prit sa place au pied du mât, enveloppé dans le manteau de la fillette. Alors, prenant sa respiration, il poussa son cocorico de victoire.

Les pirates crurent pour le coup que tous les garçons gisaient morts dans la cabine. Crochet essaya de ranimer leur courage. Mais il avait fait d’eux des chiens, et ces chiens lui montraient leurs crocs. S’il détournait les yeux, ils lui sauteraient dessus.

— Les gars, reprit-il, prêt à cajoler ou à frapper selon les besoins de la cause mais sans abdiquer le moins du monde, je sais ce que c’est. Il y a un oiseau de malheur à bord.
— Ouais, ricanèrent-ils, hargneux, une espèce d’homme avec une griffe.
— Non, les gars, non, c’est la fille. Les femmes ont toujours porté malheur aux bateaux pirates. Tout ira bien quand elle aura débarrassé le plancher. Certains se souvinrent que c’était là un des aphorismes favoris de Flint.
— Cela vaut le coup d’essayer, dirent-ils, à demi convaincus.
— Jetez-la par-dessus bord ! ordonna Crochet.

Ils se précipitèrent vers ce qu’ils croyaient être Wendy.

— Plus personne ne peut vous sauver, mam’zelle ! railla Mullins.

Si ! répondit le personnage emmitouflé dans le manteau.

— Qui donc ?
— Peter Pan le Vengeur ! s’écria le garçon en jetant à terre le manteau. Alors tous comprirent qui était l’auteur du massacre de la cabine. Par deux fois, Crochet essaya de parler, par deux fois la voix lui manqua. En cette minute terrible, son cœur féroce dut se briser.
— Pourfendez-le ! ordonna-t-il mais sans grande conviction.
— Allons-y, garçons ! À l’attaque ! lança la voix juvénile de Peter.

L’instant d’après, tout le navire retentissait du cliquetis des armes. Si les pirates s’étaient regroupés, ils auraient pu remporter la victoire. Mais l’assaut leur avait fait perdre la tête, et ils couraient çà et là, frappant au hasard, chacun se croyant le dernier survivant de l’équipage ; à un contre un, ils étaient les plus forts, mais comme ils se bornaient à se défendre, cela permettait aux garçons de chasser par paire et de choisir leur proie. Certains de ces scélérats se jetaient à la mer ; d’autres se cachaient dans des coins sombres où La Plume, qui ne combattait pas, allait les dénicher avec une lanterne qu’il leur braquait en plein visage, de sorte qu’à moitié aveuglés, ils faisaient des victimes toutes prêtes pour les épées fumantes des autres garçons. On n’entendait que le fracas des armes, de temps à autre un cri de douleur ou un plouf !, et La Plume comptant d’un ton monocorde — cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze.

Lorsqu’il n’en resta plus un seul à bord, un groupe de garçons pleins d’ardeur entoura Crochet qui sembla ravi de l’aubaine tandis qu’il les tenait à distance dans son cercle de feu. Ils étaient venus à bout de ses hommes, mais à lui seul il était de taille à lutter contre eux tous. Chaque fois qu’ils revenaient à la charge, il les repoussait loin de lui. Il avait soulevé un garçon avec son crochet et s’en servait comme d’un bouclier, lorsqu’un autre, qui venait de passer son épée au travers de Mullins, se jeta dans la mêlée.

— Levez vos épées, les gars ! s’écria le nouveau venu, cet homme m’appartient ! Et Crochet se trouva soudain face à face avec Peter. Les autres reculèrent et formèrent . un cercle autour d’eux.

Les deux adversaires échangèrent un long regard ; Crochet frissonnait légèrement, et Peter arborait son étrange sourire.

— Ainsi, Pan, dit enfin Crochet, tout ceci est ton œuvre !
— Oui, Jacques Crochet, répondit l’autre durement, c’est mon œuvre.
— Insolente et orgueilleuse jeunesse, apprête-toi à affronter ton destin.
— Homme ténébreux et malfaisant, répondit Peter, défends-toi !

Sans échanger d’autres paroles, ils se mirent à l’ouvrage, et pendant un moment, il n’y eut d’avantage ni d’un côté ni de l’autre. Peter était un magnifique escrimeur, et parait les coups avec une rapidité foudroyante ; il feintait, puis allongeait une botte qui surprenait la défense adverse.

Malheureusement, la portée insuffisante de ses coups le handicapait puisqu’il ne pouvait toucher l’ennemi. Crochet, aussi brillant sinon aussi preste dans le jeu du poignet, le forçait à reculer sous l’élan de ses assauts, espérant en finir rapidement grâce à une botte secrète que lui avait enseignée Barbecue, autre fois à Rio. Mais à son vif désappointement, la botte fut détournée à chacune de ses tentatives. Il voulut alors frapper le coup de grâce avec son crochet de fer qui déchirait l’air. Peter esquiva, se faufila par-dessous, et allongea un coup décisif qui transperça le capitaine entre les côtes. À la vue de son propre sang, dont — vous vous en souvenez — la couleur peu ordinaire lui était insupportable, l’épée tomba de sa main et il se trouva à la merci de Peter.

— Achève-le ! crièrent les garçons.

Mais d’un geste sublime, Peter invita son ennemi a ramasser son épée.

Crochet ne se le fit pas dire deux fois, avec cependant le sentiment tragique que Peter lui donnait une leçon de savoir-vivre.

Jusque-là, il croyait combattre un démon, mais de plus sombres soupçons l’assaillirent.

— Qui es-tu donc, Pan ? cria-t-il.
— Je suis la jeunesse, je suis la joie, répondit Peter tout à trac, je suis un petit oiseau sorti de l’œuf.

Cette réponse absurde prouvait néanmoins que Peter n’avait pas la moindre idée de ce qu’il était, ce qui est le degré suprême du bon ton.

— En garde ! cria Crochet, désespéré.

Il combattait à présent comme une faux faite homme, chaque coup de sa terrible lame eût coupé en deux n’importe quel adversaire, adulte ou enfant. Mais Peter voltigeait autour de lui, comme si le vent des épées fendant l’air le chassait hors de la zone de danger. Et il pointait, piquait, sans trêve. Crochet se sentit perdu. Ce cœur passionné ne demandait plus à battre. Il ne sollicitait plus qu’une faveur avant de se glacer pour toujours voir Peter commettre une vilenie.

Abandonnant la lutte, il se rua vers la soute aux munitions et y mit le feu.

— Dans deux minutes, s’écria-t-il, le bateau explosera !

« Pour le coup, le naturel va revenir au galop ! » présumait-il.

Mais Peter sortit de la soute tenant la mèche enflammée dans ses mains et la jeta par-dessus bord.

Crochet lui-même, comment se comportait-il en cet instant suprême ? Si corrompu qu’il fût, nous nous réjouissons, sans pour autant sympathiser avec lui, qu’il sût finir en beauté, fidèle aux traditions de sa race. Les garçons volaient autour de lui, moqueurs et méprisants. Tandis qu’il titubait sur le pont, distribuant au hasard des coups impuissants, son esprit n’était plus avec eux ; il était affalé sur les terrains de jeu d’antan, renvoyé définitivement et surveillant la partie comme un joueur sur la touche, mais quelle touche ! Ses souliers étaient corrects, son gilet était correct, son nœud de cravate, ses bas étaient corrects.

Adieu, ô Jacques Crochet, nous te saluons, bien que tu ne sois pas tout à fait un héros !

Car le voici arrivé à son heure dernière.

Alors que Peter volait lentement vers lui, le poignard levé, il sauta par-dessus le bastingage et plongea dans les flots. Il ignorait que le crocodile l’y attendait ; c’est exprès que nous avons arrêté le réveil, afin de lui épargner cette information douloureuse : n’est-ce pas la moindre des choses que de lui témoigner quelque respect au moment de son trépas ?

Il eut un dernier triomphe que nous lui reconnaîtrons sans lésiner. Comme il enjambait le bastingage, d’un geste il invita Peter à se servir de son pied plutôt que de son poignard. De sorte qu’au lieu de frapper, Peter shoota. Crochet avait obtenu la faveur qu’il désirait tant !

— Choquant ! s’écria-t-il joyeusement, et il se livra d’un cœur content au crocodile.

Ainsi périt Jacques Crochet.

— Dix-sept ! proclama La Plume.

Mais il se trompait dans ses calculs. Quinze seulement payèrent pour leurs crimes cette nuit là et deux purent regagner le rivage.

Starkey qui devait être capturé par les Peaux-Rouges et condamné à leur servir de bonne d’enfants, mélancolique dégringolade pour un pirate ; et Smee, qui désormais erra à travers le monde en lunettes, gagnant une maigre subsistance à prétendre qu’il était le seul homme que Jacques Crochet eût jamais craint.

Pendant ce temps-là, Wendy s’était tenue en dehors du combat, regardant Peter avec des yeux brillants. Maintenant que tout était terminé, elle retrouva son importance. Elle les admirait tous également, et frissonna délicieusement quand Michael lui montra la place où il avait tué un pirate. Puis elle les amena dans la cabine de Crochet, et pointant un doigt vers la montre du défunt capitaine, suspendue à un clou :

— Une heure et demie ! dit-elle.

L’heure tardive lui importait plus que le reste. Rapidement, elle les installa dans les couchettes des pirates, et nous pouvons être sûrs que cela ne traîna pas. Peter eut le droit d’arpenter le pont jusqu’à ce qu’il s’endormît au pied du canon. Un de ses cauchemars vint le visiter, il pleura longtemps dans son sommeil, et Wendy dut le serrer bien fort contre elle.

 

Chapitre 16 : Le retour

Deux coups de cloche, ce matin-là, les invitèrent à agiter leurs guiboles, car la mer était grosse. La Guigne, promu maître d’équipage, était avec eux, un bout de corde à la main et une chique de tabac dans la bouche. Tous avaient revêtu les habits de pirates raccourcis jusqu’aux genoux, s’étaient rasés de frais, et déambulaient sur le pont d’une démarche authentiquement chaloupée en remontant leurs pantalons.

Inutile de dire qui était le capitaine. Quant à Bon Zigue et John, ils étaient respectivement premier et deuxième seconds. Il y avait une femme à bord. Le reste n’était que simples mathurins et se tenait sur le gaillard d’avant. Peter ne lâchait plus la barre, mais il rassembla l’équipage pour lui adresser une brève allocution. Il espérait que tous feraient leur devoir comme de vaillants petits gars, mais il ne se cachait pas qu’ils étaient le rebut de Rio et de la Côte de l’Or, et les prévint que s’ils essayaient de le mordre, il les déchirerait sans pitié. Ce langage rude alla droit au cœur des matelots qui l’acclamèrent vigoureusement. Quelques ordres secs furent donnés, et ils firent virer de bord le navire en direction du continent.

Après avoir consulté la carte, le capitaine Pan calcula que, si ce temps se maintenait, ils atteindraient les Açores aux environs du 21 juin, après quoi ils auraient tout loisir pour finir le voyage en volant.

Certains souhaitaient que le navire rentrât dans la légalité, d’autres voulaient qu’il reste un bateau pirate ; mais le capitaine les traitait comme des chiens, et ils n’osaient lui exprimer leurs vœux, pas même par pétition. Il était plus sûr de s’en tenir à une stricte obéissance. La Plume eut droit à une douzaine de coups de fouet pour avoir eu l’air perplexe alors qu’on lui ordonnait de relever la sonde. D’après l’opinion générale, Peter se conduisait pour l’instant de façon correcte uniquement pour endormir les soupçons de Wendy, mais on sentait qu’il ne tarderait pas à changer d’attitude, dès que serait prêt le nouveau costume que la fillette lui taillait contre son gré dans les plus méchants habits de Crochet. Par la suite, la rumeur courut que la première nuit où il porta ce costume, il resta longtemps assis dans la cabine, le porte-cigares de Crochet aux lèvres, et tous les doigts d’une main repliés, à l’exception de l’index qu’il tenait recourbé en l’air de façon menaçante, comme un crochet.

Au lieu d’observer le bateau, cependant, nous ferions mieux maintenant de retourner au foyer déserté depuis si longtemps par nos trois sans-cœur.

Honte à nous d’avoir si complètement négligé le N° 14 ; pourtant, nous sommes certains que Mme Darling ne nous en blâmera pas. Si nous étions revenus plus tôt pour lui témoigner notre compassion, elle nous aurait probablement crié : « Ne faites pas l’idiot ! Est-ce que je compte, moi ? Retournez là-bas et ayez l’œil sur les enfants ! » Aussi longtemps que les mères se conduiront ainsi, leurs enfants en profiteront, et elles ne peuvent que s’y résigner.

Aussi nous aventurons-nous dans cette chambre familière uniquement parce que ses occupants légaux sont déjà sur le chemin du retour. Nous les devançons simplement pour nous assurer que les lits sont tout prêts et que M. et Mme Darling n’ont pas l’intention de sortir le soir. Nous ne sommes rien de plus que des serviteurs. Mais enfin, pourquoi les lits seraient-ils tout prêts, alors que leurs propriétaires les ont quittés avec une si ingrate précipitation ? Ils seraient bien attrapés si, en rentrant, ils découvraient que leurs parents sont partis à la campagne. Telle est la leçon qu’ils méritent depuis que nous les avons rencontrés. Mais si nous arrangions les choses de cette façon, Mme Darling ne nous le pardonnerait jamais.

Par-dessus tout, ce que nous aimerions faire, ce serait de lui dire, à elle, à la manière dont le font les auteurs, que les enfants sont en route et arriveront jeudi en huit. Cela gâcherait complètement la surprise que Wendy, John et Michael ont projetée. Ils ont tout réglé sur le bateau : le bonheur de maman, le cri de joie de papa, les bonds en l’air de Nana qui veut être la première à les embrasser, alors qu’ils feraient mieux de se préparer à une bonne raclée. Ah ! que ce serait exquis de leur gâcher ce plaisir en révélant la nouvelle à l’avance ! De sorte que, lorsqu’ils feraient leur entrée solennelle, Mme Darling n’offrirait pas même un baiser à Wendy, et que M. Darling s’exclamerait d’un ton bougon : « Zut alors ! voilà encore les garçons ! » Mais nous n’obtiendrions pas un remerciement pour ça. Nous commençons à connaître Mme Darling, depuis le temps, et sommes sûrs qu’elle nous reprocherait de priver les enfants de leur petit plaisir.

Mais, chère madame, jeudi en huit, c’est seulement dans dix jours. En vous prévenant dès maintenant, nous vous épargnons dix jours de tristesse !

— Oui, mais à quel prix ! En frustrant les enfants de dix minutes de joie.
— Bon, si vous considérez les choses ainsi…
— Peut-on les considérer autrement, je vous prie ?

Vous le voyez, cette femme n’a pas de caractère. Nous qui avions l’intention de dire des choses extraordinairement gentilles à son sujet, nous la méprisons et garderons nos louanges pour nous. A-t-elle vraiment besoin qu’on lui dise de tenir tout prêt, quand tout est déjà prêt ? Les lits sont faits, elle ne quitte jamais la maison, et, notez-le bien, la fenêtre est ouverte. Puisque nous ne lui servons à rien, autant retourner sur le bateau. Toutefois, nous sommes ici, alors restons-y et regardons. Voilà ce que nous sommes, de simples spectateurs. Puisque personne n’a vraiment besoin de nous, contentons-nous d’observer et tâchons de dire des choses vexantes dans l’espoir que quelques-unes blesseront.

Le seul changement qui se remarque dans la chambre des enfants, c’est qu’entre neuf heures du matin et six heures du soir, la niche ne s’y trouve pas.

Lorsque les enfants s’envolèrent, M. Darling eut le sentiment que tout le blâme retombait sur lui pour avoir enchaîné Nana qui, du début jusqu’à la fin, s’était montrée plus raisonnable que lui. Nous l’avons constaté, c’était un homme tout simple. Il aurait même pu passer pour un garçon, s’il avait pu se guérir de sa calvitie. Mais, par ailleurs, il avait le sens de la justice, et un courage de lion pour accomplir ce qu’il croyait être son devoir. Ayant longuement réfléchi à toute l’affaire après le départ des enfants, il se mit à marcher à quatre pattes et S’introduisit en rampant dans la niche. Mme Darling eut beau tendrement l’inviter à sortir de là, il lui opposa chaque fois une réponse triste mais ferme :

— Non, chère mienne, c’est la place qui me revient.

Pris d’amers remords, il jura qu’il ne quitterait pas la niche tant que les enfants ne seraient pas de retour. Cela faisait pitié à voir, bien sûr. Mais M. Darling, quoi qu’il fit, poussait tout à l’extrême ; sinon, il laissait rapidement tomber. Jamais il n’y eut homme plus humble que George Darling, lui naguère si orgueilleux, alors qu’il se tenait le soir dans sa niche, et bavardait avec sa femme de leurs enfants et de leurs habitudes charmantes.

À l’égard de Nana, il faisait preuve d’une sollicitude touchante. Il ne lui aurait jamais permis de revenir dans sa niche, mais pour le reste, il faisait ses quatre volontés.

Chaque matin, la niche avec M. Darling dedans était portée jusqu’à un fiacre qui les emmenait au bureau et les ramenait à six heures à la maison de la même façon. On mesurera la force de caractère qu’il fallait à cet homme, si l’on se souvient combien il était sensible à l’opinion de ses voisins, lui dont chaque mouvement suscitait à présent une curiosité étonnée. Intérieurement, il devait souffrir le martyre ; mais il affichait une calme dignité, même quand de jeunes personnes Critiquaient sa petite maison, et soulevait poliment son chapeau chaque fois qu’une dame regardait à l’intérieur.

Cela aurait pu être grotesque, en vérité c’était plein de grandeur. Bientôt on comprit le sens profond de sa conduite, et le cœur généreux du public s’en émut. Des cohortes de badauds suivaient son fiacre, en l’acclamant chaudement ; de charmantes jeunes filles le prenaient d’assaut pour réclamer un autographe. Des interviews parurent dans les meilleurs journaux, les gens bien l’invitaient à dîner et ajoutaient :

— Soyez gentil, venez dans votre niche.

Au cours de cette semaine si fertile en événements, Mme Darling attendait le retour de George, assise dans la chambre des enfants. Elle autrefois si guillerette, on eût dit la tristesse en personne. Toute sa gaieté s’était évanouie du fait de la perte de ses enfants. Et nous ne nous sentons plus la force de l’accabler de nos sarcasmes. Si elle aimait trop ces fichus gamins, après tout pouvait-elle s’en empêcher ? Regardez-la, elle s’est endormie sur sa chaise. Le coin de sa bouche, la première chose que l’on regarde, est presque flétri. Sa main étreint nerveusement son cœur, comme s’il lui faisait mal. Certains préfèrent Peter, d’autres Wendy ; nous, c’est elle que nous préférons. Supposons que, pour lui faire plaisir, nous lui murmurions dans son sommeil que les moutards vont bientôt revenir.

Ils ne sont plus qu’à quelques kilomètres de la fenêtre maintenant, et ils volent ferme, mais nous ne le dirons pas, nous murmurerons seulement qu’ils sont en route. Rien que cela…

Dommage, nous n’aurions pas dû ! car Mme Darling a sursauté, appelant ses enfants par leur nom, et il n’y a personne dans la pièce sauf Nana.

— Oh Nana ! j’ai rêvé que mes chéris étaient de retour.

Nana a les yeux embués de larmes. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de poser gentiment la patte sur les genoux de sa maîtresse. À ce moment arrive la niche. M. Darling passe la tête au-dehors pour embrasser sa femme. Son visage est plus las que naguère, mais son expression est plus douce. Il tend son chapeau à Liza qui le prend avec mépris. Cette fille n’a aucune imagination, elle est incapable de comprendre les motifs d’un tel homme. Au-dehors, la foule qui a accompagné le fiacre jusqu’à la porte continue à pousser des acclamations. Naturellement, M. Darling ne peut y rester insensible.

— Écoutez, dit-il. C’est tout de même réconfortant.
— Rien que des garnements, raille Liza.
— Il y avait aussi quelques grandes personnes, aujourd’hui, assure-t-il en rougissant.

Liza hausse les épaules, mais M. Darling n’a pas un mot de reproche. Ses succès mondains n’ont pas gâté son caractère, ils l’ont adouci. Pour le moment, il est assis moitié dans la niche, moitié au-dehors, et parle de ces succès avec sa femme. il lui presse la main pour la rassurer car elle craint que cela ne lui ait tourné la tête.

— Comme j’ai été faible, soupire-t-il. Oh mon Dieu, comme j’ai été faible !
— Et maintenant, George, demande-t-elle timidement, tu es toujours aussi plein de remords, n’est-ce pas ?
— Toujours autant, ma chérie. Juge de mon expiation : vivre dans une niche !
— C’est bien une expiation, George ? Tu es sûr que tu n’en tires pas une certaine satisfaction ?
— Mon amour !

Mme Darling lui demande vivement pardon ; et, comme il sent qu’il s’assoupit, il se couche en rond dans la niche.

— Joue-moi quelque chose pour m’endormir, s’il te plaît, la prie-t-il. M Darling se dirige vers le piano qui se trouve à côté, dans la salle de jeux, mais son mari ajoute étourdiment :
— Ferme la fenêtre, je sens un courant d’air.
— Oh George, ne me demande pas ça ! La fenêtre doit toujours rester ouverte pour eux, toujours, toujours.

À son tour, il lui demande pardon, et elle va se mettre au piano. Il ne tarde pas à s’endormir. Et, tandis qu’il dort, Wendy, John et Michael entrent en volant dans la chambre.

Non, non ! Tel était bien le charmant programme qu’ils avaient prévu avant que nous quittions le bateau, c’est pourquoi nous l’avons écrit. Mais il a dû se passer quelque chose depuis lors, car à leur place ce sont Peter et Clochette qui entrent en volant.

Les premiers mots de Peter expliquent tout.

— Vite, Clo ! chuchote-t-il, ferme la fenêtre, mets la barre. Très bien. Il nous faudra repartir par la porte. Et quand Wendy arrivera, elle croira que sa mère ne veut plus d’elle. Elle sera obligée de s’en retourner avec moi.

Maintenant nous comprenons ce qui n’avait cessé de nous intriguer jusque-là : pourquoi Peter, après avoir exterminé les pirates, est resté sur le bateau au

lieu de rentrer dans l’Ile et de laisser Clo escorter les enfants sur le continent.

Il avait mijoté sa ruse depuis le début.

À présent, loin d’éprouver le moindre remords, il danse et saute de joie. Puis il jette un coup d’œil furtif dans l’autre pièce pour voir qui est en train de jouer.

— C’est la maman de Wendy, souffle-t-il à Clochette. Elle est jolie, mais la mienne l’est davantage. Sa bouche est pleine de dés, mais pas autant que celle de ma maman.

Il adore se vanter de sa mère, bien qu’il ignore tout d’elle, évidemment. Mme Darling est en train de jouer « Home, sweet home » ; Peter ne connaît pas cet air, mais il devine qu’il signifie : « Reviens, Wendy, Wendy, Wendy ». Et il lance, triomphant :

— Vous ne reverrez jamais plus Wendy, madame, car la fenêtre est solidement bouclée.

De nouveau, il jette un coup d’œil à côté, où la musique s’est tue ; il voit que M. Darling a posé sa tête sur le bois du piano, deux larmes perlent dans ses yeux.

« Elle veut que j’enlève la barre, pense Peter, mais je ne le ferai pas, pas moi en tout cas ! » Un autre coup d’œil : les larmes sont toujours là, à moins que deux autres ne les aient remplacées.

« Elle aime passionnément Wendy », se dit Peter et il lui en veut de ne pas comprendre qu’il ne peut pas lui rendre Wendy. La raison est pourtant simple: « Moi aussi, je l’aime passionnément. Nous ne pouvons l’avoir tous les deux,Madame. »

Mais la dame n’a pas l’air de s’accommoder de cette raison, et Peter est malheureux. Même lorsqu’il cesse de la regarder, elle ne le laisse pas partir. Il sautille de-ci, de-là, fait des grimaces, mais quand il s’arrête, c’est comme si elle était en lui, frappant à la fenêtre.

— Bon, ça va ! finit-il par dire, la gorge serrée. Et il enlève la barre de la fenêtre.
— Viens, Clo ! s’écrie-t-il en adressant un sourire de terrible mépris aux lois de la nature.

Nous n’en voulons pas, de ces sottes mamans.

Et il s’envole.

Ce fut ainsi que Wendy, John et Michael trouvèrent malgré tout la fenêtre ouverte, et c’était plus qu’ils ne méritaient. Ils se posèrent sur le plancher sans la moindre vergogne. Le plus jeune des trois avait tout oublié de la maison.

— John, dit-il en regardant autour de lui d’un air de doute, il me semble que je suis déjà venu ici.
— Évidemment, nigaud, voilà ton bon vieux lit.
— Mon lit, dit Michael sans conviction.
— Oh ! s’écria John, la niche !

Et il se précipita pour regarder à l’intérieur.

— Peut-être Nana est dedans ? demanda Wendy.

John émit un sifflement de surprise.

— Tiens ! dit-il, il y a un homme dans la niche.
— C’est papa ! s’exclama Wendy.
— Laisse-moi voir papa, demanda impatiemment Michael. Il l’examina longuement, puis
— Il n’est pas aussi grand que le pirate que j’ai tué, remarqua-t-il d’un ton si désenchanté que nous sommes bien aise que M. Darling fût en train de dormir.

Quel coup pour lui si ç’avait été les premières paroles qu’il dût entendre de son petit Michael ! Wendy et John, quant à eux, étaient un peu déconcertés de découvrir leur père dans la niche.

— Assurément, dit John comme quelqu’un qui ne se fie plus à sa mémoire, il n’avait pas l’habitude de dormir dans la niche.
— John, fit Wendy d’une voix qui défaillait, Peut-être ne nous souvenons-nous plus du bon vieux temps aussi bien que nous le pensions ? Un grand froid leur serra le cœur. Bien fait pour eux.

Tout de même, dit ce bandit de John, quelle insouciance de la part de maman ! Ne pas être là pour notre retour ! À ce moment, Mme Darling se remit à jouer.

— C’est maman ! s’écria Wendy en jetant un coup d’œil.
— Oui, c’est elle ! dit John.
— Alors, tu n’es pas notre vraie maman, Wendy ? demanda Michael qui avait sûrement sommeil.
— Mon Dieu ! s’exclama Wendy, éprouvant pour la première fois une pointe de remords. Il était temps de rentrer !
— Glissons-nous sans bruit dans la pièce, suggéra John, et mettons-lui la main sur les yeux.

Mais une nouvelle aussi joyeuse devait être annoncée avec douceur et ménagement, pensa Wendy qui avait un meilleur plan.

— Mettons-nous au lit ; ainsi, quand maman entrera dans la chambre, tout sera comme si nous n’étions jamais partis.

En effet, quand Mme Darling revint dans la chambre s’assurer que son mari dormait, tous les lits étaient occupés. Les enfants s’attendaient à ce qu’elle pousse un grand cri, mais cela ne vint pas. Elle les vit, mais ne crut pas qu’ils étaient là. Elle les avait vus si souvent dans leurs lits, en rêve, qu’elle crut tout simplement que son rêve revenait la hanter.

Elle s’assit dans sa chaise près du feu, où elle les avait si souvent bercés dans ses bras. Ils ne comprenaient plus, et la peur les étreignit tous trois.

— Maman ! cria Wendy.
— C’est Wendy, dit-elle, toujours persuadée que c’était le rêve.
— Maman !
— C’est John, dit-elle.
— Maman ! cria Michael. (Il la reconnaissait, à présent.)
— C’est Michael, dit-elle, et elle tendit vers les trois petits égoïstes ses bras qui ne les serreraient jamais plus.

Mais si, ils les serrèrent ! Ils entourèrent Wendy, John, Michael, qui avaient bondi hors du lit pour se jeter contre elle.

— George ! George ! cria Mme Darling lorsqu’elle put parler.

Et M. Darling s’éveilla pour partager son bonheur, et Nana entra en trombe. On n’aurait pu rêver plus charmant tableau, mais il n’y avait personne pour le voir, si ce n’est un étrange garçon qui regardait derrière la fenêtre. Il lui arrivait de connaître des félicités inouïes, interdites aux autres enfants, mais, en ce moment, il regardait à travers la vitre la seule joie qui lui était à jamais refusée.

 

 

Chapitre 17 : Bien des ans ont passé…

J’espère que vous souhaitez savoir ce qu’il advint des autres garçons. Ils attendaient au rez-de-chaussée, pour laisser à Wendy le temps de s’expliquer à leur sujet ; et, quand ils eurent compté jusqu’à cinq cents, ils montèrent. Ils montèrent par l’escalier, pensant que cela ferait meilleure impression. Ils s’alignèrent en rang devant Mme Darling, tête nue, et auraient donné cher pour ne pas être habillés en pirates. Ils se taisaient mais leurs yeux parlaient pour eux et imploraient Mme Darling de les garder. Ils auraient dû regarder également M. Darling, mais ils oublièrent de le faire.

Naturellement, M Darling dit aussitôt qu’elle les garderait. Mais M. Darling semblait bizarrement démoralisé et ils virent bien que six, pour lui, était un bien grand nombre.

— Je dois reconnaître, dit-il à Wendy, que tu ne fais pas les choses à moitié.

Remarque mesquine que les Jumeaux prirent pour eux. Le premier des Jumeaux ne manquait pas de fierté, et dit en rougissant :

— Si vous nous trouvez encombrants, monsieur, nous pouvons nous en aller.
— Papa ! s’écria Wendy, indignée.

Mais l’orage grondait encore au-dessus de lui : il savait qu’il se conduisait mal mais ne pouvait s’en empêcher.

— Nous pourrions dormir pliés en deux, suggéra Bon Zigue.
— Je leur coupe moi-même les cheveux, plaida Wendy.
— George ! s’exclama Mme Darling, peinée de voir son cher homme se montrer sous un jour si peu favorable.

Alors M. Darling fondit en larmes et la vérité éclata. Il était aussi heureux qu’ elle de les garder, dit-il, mais on aurait pu, à son avis, lui demander aussi son consentement, au lieu de le traiter comme un zéro sous son propre toit.

— Je ne trouve pas qu’il soit un zéro ! s’écria aussitôt La Guigne. Et toi, Le Frisé ?
— Moi non plus. Et toi, La Plume ? — Plutôt pas. Les Jumeaux, qu’en pensez-vous ?

Il s’avéra qu’aucun d’eux ne le regardait comme une nullité ; ridiculement satisfait, il déclara qu’il trouverait de la place pour eux tous dans le salon, à condition qu’ils puissent y tenir.

Nous y tiendrons, assurèrent-ils.

En ce cas, suivez le guide ! lança-t-il gaiement. Je vous préviens, je ne suis pas certain que nous ayons un salon, mais nous faisons semblant d’en avoir un, ce qui revient au même. Hop là !

Il partit en dansant à travers la maison, tous crièrent hop là ! et dansèrent à sa suite, à la recherche du salon. Je ne sais plus s’ils le trouvèrent. En tout cas, ils trouvèrent des recoins où ils tinrent très bien.

Quant à Peter, il revit encore une fois Wendy avant de s’envoler. Il ne vint pas exactement à la fenêtre, mais il la frôla en passant, de sorte que, si Wendy voulait, elle pût ouvrir et l’appeler. Ce qu’elle fit.

— Salut, Wendy, au revoir, dit-il.
— Oh ! Tu t’en vas ?
— Oui.

Et… tu n’as pas envie de dire quelques mots à mes parents, au sujet de… d’une question délicate ?

— Non.
— À propos de moi, Peter ?
— Non.

Mme Darling s’approcha de la fenêtre, car elle surveillait désormais sa Wendy d’un œil vigilant. Elle dit à Peter qu’elle adoptait les garçons perdus et qu’elle le garderait volontiers, lui aussi.

— Et vous m’enverriez à l’école ? s’enquit-il prudemment.
— Bien sûr.
— Et ensuite au bureau ?
— Je présume.
— Et bientôt je devrais être un homme ?
— Très bientôt.
— Je ne veux pas aller à l’école apprendre des choses ennuyeuses, répondit-il avec véhémence. Je ne veux pas devenir un homme ! O maman de Wendy, si en me réveillant, je devais sentir qu’il m’est poussé de la barbe !
— Peter, dit Wendy, encourageante, je t’aimerais même barbu !

Et Mme Darling lui tendit les bras, mais il la repoussa.

— Arrière, ma bonne dame ! Personne ne m’aura ! personne ne fera de moi un homme !
— Mais où vas-tu vivre ?
— Je vivrai avec Clo, dans la petite hutte que nous avons bâtie pour Wendy. Les fées l’installeront très haut à la cime d’un arbre, où elles dorment la nuit.
— Oh ! délicieux ! s’écria Wendy avec un tel accent de convoitise que sa mère la serra plus fort dans ses bras.
— Je croyais que toutes les fées étaient mortes, dit Mme Darling.
— Il en vient sans cesse de nouvelles, expliqua Wendy qui faisait maintenant autorité en la matière, parce que, vois-tu, chaque fois qu’un nouveau-né rit pour la première fois, une fée voit le jour, et comme il naît sans cesse de nouveaux bébés, il naît sans cesse de nouvelles fées. Elles vivent dans des nids au sommet des arbres ; les mauves sont des garçons, les blanches des filles, et les bleues, de petites imbéciles qui ne savent même pas ce qu’elles sont.
— Qu’est-ce que je vais bien m’amuser ! dit Peter, un œil sur Wendy.
— Ce sera plutôt triste, le soir, de t’asseoir tout seul près du feu.
— Clo sera là.
— Clo ne m’arrive pas à la cheville ! lui rappela-t-elle sur un ton acide.
— Sale menteuse ! glapit Clochette, quelque part au coin de la rue.
— Cela n’a pas d’importance, dit Peter.
— Oh, Peter, tu sais bien que si.
— Alors, viens avec moi vivre dans la petite hutte.
— Je peux, maman ?
— Certainement pas. Je t’ai retrouvée et j’entends bien te garder.
— Mais il a tellement besoin d’une maman !
— Toi aussi, ma chérie.
— Très bien, dit Peter comme s’il l’avait invitée par pure politesse. Mais Mme Darling vit sa bouche se crisper, et elle fit cette proposition généreuse : Wendy irait le voir une fois par an, pour faire le nettoyage de printemps. Wendy aurait préféré un arrangement plus définitif ; il lui semblait que le printemps serait long à venir. Mais cette promesse satisfit Peter qui repartit tout content. Il n’avait aucune notion de la durée, et il lui arrivait tant d’aventures que tout ce que je vous ai raconté n’est que roupie de sansonnet en comparaison. Et Wendy devait en être consciente, sinon pourquoi lui aurait-elle adressé un au revoir si plaintif ?
— Tu ne m’oublieras pas, Peter, avant le retour du printemps ?

Peter promit de ne pas oublier, et il s’envola. Il emporta avec lui le baiser de Mme Darling. Ce baiser que personne n’avait pu prendre, ce fut Peter qui le ravit, et sans aucune difficulté. Bizarre, n’est-ce pas ? Et elle n’eut même pas l’air fâchée.

Bien entendu, tous les garçons durent aller à l’école. La plupart entrèrent en troisième, mais La Plume fut d’abord mis en quatrième, puis en cinquième. La première étant le niveau le plus élevé.

Au bout d’une semaine d’école, ils comprirent combien ils avaient été bêtes de ne pas rester dans 1’lle, mais c’était trop tard ; bientôt ils se rangèrent et devinrent aussi ordinaires que vous ou moi ou Dupont junior. Chose triste à dire, ils perdirent peu à peu le don de voler. Au début, Nana les attachait par les pieds aux barreaux du lit, pour qu’ils rie s’envolent pas pendant la nuit ; le, jour, une de leurs distractions favorites était de faire semblant de tomber de l’autobus. Mais petit à petit, ils cessèrent de tirer sur leurs liens, au lit, et s’aperçurent qu’il était douloureux de choir d’un autobus. À la fin, ils ne savaient même plus voler après leur chapeau. Ils appelaient ça manquer d’exercice, mais en vérité, cela voulait dire qu’ils n’y croyaient plus.

Michael y crut plus longtemps que les autres, en dépit des railleries que cela lui attirait. Aussi était-il présent quand Peter vint chercher Wendy à la fin de la première année. Elle s’envola dans la robe même qu’elle avait tissée au pays de l’imaginaire avec des feuilles et des baies sauvages. Sa seule crainte était qu’il remarquât combien la robe était devenue courte, mais il n’y fit pas attention, tant il avait à dire à propos de lui-même.

Elle avait espéré qu’ils frissonneraient ensemble au souvenir du bon vieux temps, mais de nouvelles aventures avaient chassé les anciennes de son esprit.

— Qui est le capitaine Crochet ? demanda-t-il avec curiosité quand elle lui parla de l’ex-ennemi numéro un.
— Comment ! s’étonna-t-elle. Tu ne te souviens donc pas comment tu l’as tué et nous as sauvé la vie ?
— Je les oublie dès que je les ai tués, avoua-t-il avec insouciance.

Quand, sans trop y croire, elle demanda si la fée Clo serait heureuse de la revoir, il répondit :

— Qui est la fée Clo ?
— Peter ! dit-elle, scandalisée.

Mais elle eut beau lui expliquer, il avait tout oublié.

— Tu comprends, dit-il, elles sont si nombreuses. Je suppose que celle-là est morte.

Sans doute avait-il raison, car les fées vivent peu longtemps, mais elles sont si petites qu’un temps très court leur semble une éternité.

Wendy eut encore le chagrin de découvrir que pour Peter, l’an passé était plus proche qu’hier. Cette année lui avait semblé si longue, à elle. Mais il était plus séduisant que jamais et le nettoyage de printemps de la hutte dans les arbres se déroula délicieusement.

L’année suivante, il ne fut pas au rendez-vous. Elle l’attendit, vêtue d’une robe neuve car l’ancienne n’eût pas été convenable. Mais il ne vint pas.

— Il est peut-être malade, dit Michael.
— Tu sais bien qu’il n’est jamais malade.

Michael se rapprocha et lui chuchota, avec un frisson

— Et s’il n’existait pas ?

Wendy se serait mise à pleurer si Michael ne l’avait devancée. Peter revint l’an d’après et, chose curieuse, il ne se rendait pas compte qu’il avait sauté une année.

Ce fut la dernière fois que Wendy, fillette, le vit. Pendant quelque temps encore, elle essaya de ne pas éprouver de trop gros chagrins pour l’amour de lui ; puis elle sentit qu’elle le trahissait le jour où elle obtint le prix d’excellence. Mais les années passèrent sans ramener l’insouciant infidèle.

Lorsque enfin ils se revirent, Wendy était une femme mariée et Peter n’était plus pour elle qu’un peu de poussière sur le coffre où elle avait conservé ses jouets. Wendy était devenue une grande personne. Inutile de gémir sur son sort. Elle était de celles qui aiment grandir, et finit même par devenir adulte de son propre gré, un jour plus tôt que les autres filles.

Entre-temps, tous les garçons étaient devenus des adultes rassis, aussi cela ne vaut-il guère la peine de s’étendre sur leur compte. Vous pourriez voir chaque jour les Jumeaux, Bon Zigue et Le Frisé se rendre au bureau, chacun portant une serviette et un parapluie. Michael conduit une locomotive ; La Plume a épousé une dame titrée, il est devenu lord. Voyez-vous ce juge en perruque qui sort par cette porte de fer ? Jadis, c’était La Guigne. Et ce barbu qui n’a pas une histoire à raconter à ses enfants, autrefois ce fut John. Wendy se maria en robe blanche et voile rose. Il est étrange que Peter ne vint pas à l’église pour empêcher les bans d’être publiés.

D’autres années se sont écoulées. À présent, Wendy a une fille. Ceci mériterait qu’on l’écrive non à l’encre mais en lettres d’or.

L’enfant s’appelle Jane. Depuis toujours, elle a un regard étrangement interrogateur, comme si dès son arrivée sur le continent, elle avait déjà des questions à poser. Et quand elle a été en âge de les poser, toutes ou presque concernaient Peter Pan. Jane adore qu’on lui en parle, et Wendy lui raconte tout ce qu’il lui est possible de se rappeler, dans la chambre même où eut lieu le fameux envol. Cette chambre est maintenant celle de Jane car son père l’a achetée au taux de trois pour cent au père de Wendy qui n’a plus de goût pour les escaliers. Mme Darling est morte déjà, et oubliée.

Il n’y a plus que deux lits dans la chambre, celui de Jane et celui de sa bonne, car Nana aussi a vécu. Elle est morte à un âge avancé et, à la fin, il devenait difficile de faire bon ménage avec elle, fermement convaincue qu’elle était d’être la seule à savoir s’y prendre avec les enfants.

Une fois par semaine, la bonne de Jane a son jour de congé ; alors Wendy se charge de coucher l’enfant. C’est l’heure bénie des histoires. Jane a inventé de faire une tente en soulevant son drap au-dessus de la tête de sa mère et de la sienne. Et dans cette obscurité redoutable, elle chuchote :

— Dis-moi ce que tu vois.
— Je ne crois pas que je voie quoi que ce soit cette nuit, répond Wendy avec le sentiment coupable que, si Nana eût été là, elle n’aurait pas permis de poursuivre l’entretien.
— Si, tu vois quelque chose, insiste Jane. Tu vois quand tu était une petite fille.
— Il y a bien longtemps de cela, mon cœur, soupire Wendy. Ah ! comme les années s’envolent !
— Volent-elles de la même manière que tu volais quand tu étais petite fille ? demande la petite futée.
— La manière dont je volais ! Sais-tu, Jane, parfois je me demande si j’ai jamais vraiment volé.
— Oui, tu as volé.
— Les belles années où je savais voler !
— Pourquoi ne sais-tu plus, maman ?
— Maintenant, je suis une grande personne, ma chérie. Quand on grandit, on désapprend à voler.
— Pourquoi désapprend-on ?
— Parce qu’on n’est plus assez joyeux, innocent et sans-cœur. Seuls les sans-cœur joyeux et innocents savent voler.
— Qu’est-ce que des sans-cœur joyeux et innocents ? Oh ! comme je voudrais être sans-cœur, joyeuse et innocente.

D’autres fois, Wendy admet qu’elle voit en effet quelque chose.

— Je crois bien que c’est cette chambre.
— Je le crois aussi, dit Jane. Continue.

Les voilà embarquées dans la grande aventure de la nuit où Peter revint chercher son ombre.

— Stupide garçon ! dit Wendy, il essayait de la recoller avec du savon ! Comme il n’y arrivait pas, il s’est mis à pleurer, ce qui m’a réveillée. Alors j’ai recousu son ombre pour lui.
— Tu as sauté un passage, interrompt Jane qui connaît l’histoire mieux que sa mère à présent. Quand tu l’as vu en train de pleurer, qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Je me suis assise dans mon lit et j’ai dit « Pourquoi pleures-tu, petit garçon ? » 
— Oui, c’était ça, dit Jane avec un gros soupir satisfait.
— Alors, il nous a tous fait envoler pour le pays de l’imaginaire où sont les fées, les pirates, les Peaux-Rouges, la lagune aux sirènes, la maison souterraine et la petite hutte.
— Oui ! Qu’est-ce que tu préférais de tout cela ?
— Je crois que je préférais par-dessus tout la maison souterraine.
— Oui, moi aussi. Que t’a dit Peter la dernière fois qu’il t’a parlé ?
— La dernière chose qu’il m’ait dite, c’était « Attends-moi toujours et, une nuit, tu m’entendras chanter. »
— Oui.
— Hélas ! il m’a complètement oubliée.

Wendy a dit cela avec un sourire. Cela montre à quel point elle est adulte.

— À quoi ressemblait son chant ? demanda un soir la petite Jane.

Wendy essaya d’imiter le cri de victoire de Peter.

— Non, ce n’était pas comme ceci, dit gravement Jane, mais comme cela.

Et elle l’imita tellement mieux que sa mère que Wendy en fut un peu saisie.

— D’où sais-tu que c’était ainsi, ma chérie ?
— Je l’entends souvent quand je dors, dit Jane.
— C’est vrai, beaucoup de filles l’entendent en dormant, mais moi, je suis la seule qui l’ait entendu éveillée.
— Quelle chance tu as ! dit Jane.

Puis une nuit le drame arriva. On était au printemps. Jane avait eu son histoire et dormait maintenant dans son lit. Wendy était assise sur le plancher, tout près du feu qui éclairait ses travaux de raccommodage, car il n’y avait pas d’autre lumière dans la chambre ; et, tandis qu’elle raccommodait, elle entendit un chant triomphal. Puis la fenêtre s’ouvrit, comme jadis, et Peter se posa sur le sol.

Il n’avait absolument pas changé, et Wendy vit tout de suite qu’il avait encore ses dents de lait.

Il était un petit garçon, et elle, une grande personne. Elle se blottit près du feu, sans oser faire un mouvement, désemparée et comme prise en faute, elle, la grande femme.

— Salut, Wendy !

Il ne remarquait aucune différence, étant surtout occupé de lui-même, et dans la faible clarté, il pouvait prendre la robe blanche de Wendy pour la chemise de nuit dans laquelle il l’avait vue pour la première fois.

— Salut, Peter, dit-elle d’une voix éteinte en se tassant pour paraître plus petite.

Quelque chose en elle pleurait : « Femme, femme, laisse-moi. »

— Tiens, où est John ? demanda Peter s’apercevant qu’il manquait un troisième lit.
— Il n’est pas ici en ce moment, souffla-telle.
— Michael dort ? dit-il en posant un regard distrait sur Jane.
— Oui, répondit-elle.

Mais aussitôt elle se reprocha de manquer de loyauté à son égard aussi bien qu’envers Jane.

— Ce n’est pas Michael, se hâta-t-elle de corriger, de peur qu’un châtiment ne vint fondre sur sa tête.

Peter regarda.

— C’est un nouvel enfant ?
— Oui.
— Un garçon ou une fille ?
— Une fille.

Sûrement, il allait comprendre maintenant. Mais non, pas le moins du monde!

— Peter, dit-elle en hésitant, tu n’espères pas que je vais m’envoler avec toi ?
— Bien sûr que si, c’est pour cela que je suis venu.

Il ajouta d’un ton de léger reproche

— As-tu oublié que le moment est venu de faire le nettoyage de printemps ?

À quoi bon lui rappeler qu’il en avait laissé passer plus d’un ?

— Je ne peux pas venir, s’excusa-t-elle, je ne sais plus du tout voler.
— J’aurai tôt fait de te rapprendre.
— Oh Peter, ne gaspille pas la poudre des fées pour moi.

Elle s’était levée ; et la peur enfin assaillit le garçon.

— Qu’y a-t-il ? cria-t-il en reculant.
— Je vais allumer, dit-elle, alors tu verras par toi-même.

Pour autant que je sache, ce fut la seule fois dans sa vie où Peter eut peur.

— N’allume pas, supplia-t-il.

Elle caressa doucement les cheveux du tragique petit orphelin. Elle n’était pas une petite fille au cœur brisé de chagrin à cause de lui ; elle était une femme adulte, que tout cela faisait sourire, pourtant ses sourires étaient mouillés. Alors elle alluma la lampe, et Peter vit. Il poussa un cri de souffrance ; et quand cette superbe créature se pencha vers lui pour le soulever dans ses bras, il recula farouchement.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il encore.

Cette fois, elle ne pouvait plus se dérober.

— Je suis vieille, Peter. J’ai déjà plus de vingt ans. Il y a longtemps que j’ai grandi.
— Tu avais promis de ne pas grandir.
— Je n’ai pas pu faire autrement. Je suis mariée, Peter.
— Non ! Ce n’est pas vrai.
— Si, et la petite fille dans le lit est mon enfant.
— Non ! Ce n’est pas vrai !

Mais il la crut, et fit un pas vers l’enfant endormie, son poignard levé. Bien sûr, il ne la frappa pas. Au lieu de frapper, il s’assit sur le plancher et sanglota. Et Wendy ne sut comment le consoler, elle qui autrefois le faisait si bien. Elle n’était qu’une femme, maintenant, et elle se précipita hors de la chambre pour mettre de l’ordre dans ses pensées.

Peter pleurait toujours à chaudes larmes, et ses sanglots finirent par réveiller Jane. Elle s’assit dans son lit, immédiatement intéressée.

— Pourquoi pleures-tu, petit garçon ? dit-elle.

Peter se leva et lui fit une révérence qu’elle lui rendit de son lit.

— Bonjour, dit-il.
— Bonjour, dit Jane.
— Je m’appelle Peter Pan.
— Je le sais.
— Je suis venu chercher ma mère, expliqua-t-il, pour l’emmener dans 1’lle de l’imaginaire.
— Je sais, dit Jane, je t’attendais.

Quand Wendy revint, tout embarrassée, elle trouva Peter assis sur le bois du lit et poussant son cocorico victorieux, tandis que Jane en chemise de nuit voletait à travers la chambre dans une extase solennelle.

— C’est ma mère, déclara Peter.

Jane descendit et se tint à ses côtés avec, sur son visage, cette expression qu’il aimait à voir chez les dames qui le regardaient.

— Il a tellement besoin d’une mère, dit Jane. — Je sais, admit Wendy d’un air malheureux. Personne ne le sait aussi bien que moi. — Au revoir, dit Peter à Wendy.

Il s’éleva dans l’air et l’impudente petite Jane en fit autant. Déjà, elle volait mieux qu’elle ne marchait. Wendy se rua à la fenêtre.

— Non ! non ! cria-t-elle.
— C’est seulement pour le nettoyage de printemps, dit Jane. Il tient à ce que ce soit moi qui le fasse toujours.
— Si seulement je pouvais aller avec vous, soupira Wendy.
— Tu vois bien que tu ne peux pas voler, dit Jane.

Bien sûr, Wendy finit par céder et les laissa s’envoler ensemble.

La dernière vision que nous ayons d’elle la montre à la fenêtre, regardant les enfants s’éloigner dans le ciel jusqu’à ce qu’ils ne soient pas plus grands que les étoiles. Et tandis que vous contemplez Wendy, vous voyez ses cheveux blanchir, sa silhouette redevenir petite, car tout cela s’est passé il y a fort longtemps. Jane est à présent une grande personne ordinaire, mère d’une fillette nommée Margaret. Et chaque fois que revient l’époque du nettoyage de printemps, Peter (sauf les années où il oublie) vient chercher Margaret et l’emmène au pays de l’imaginaire, où elle lui raconte des histoires dont il est le héros et qu’il écoute passionnément. Quand Margaret grandira, elle aura une fille, destinée à être à son tour la mère de Peter ; et les choses continueront ainsi, aussi longtemps que les enfants seront joyeux, innocents et sans-cœur.