Les feux-follets - Conte de Tradition Orale

Il faut savoir que les feux follets sont des flammes errantes, les âmes de ceux qui ont trépassé en mécréants ou des défunts qui ont eu une mauvaise vie. Les feux follets égarent les voyageurs et souvent les font tomber dans des précipices. Même ceux qui voyagent en canot sur l'eau ne sont pas à l'abri de leurs  malices.

Pour preuve, à Trois-Rivières, sur le bord du fleuve Saint-Laurent, vivait le père Dargis. C'était un costaud, un vrai colosse qui n'avait peur de rien, encore moins des histoires de feux follets, de loups-garous et de revenants.

 Un soir, il avait chargé son canot de blé pour aller le faire moudre au moulin de Nicolet, qui était situé en face de l’autre côté du fleuve. Ça lui avait pris plus de temps que prévu et il n’avait pas pu quitter la rive avant la nuit tombée. Traverser le fleuve dans le noir ne l’inquiétait pas ; il en avait vu d’autres et pour la force, il en valait au moins deux.

 Il avait pris l'aviron et a ramé ferme jusqu'au chenal, au milieu du fleuve. Il filait à vive allure lorsque soudain, il avait senti son canot s'immobiliser d'un seul coup. Il n'y avait pourtant pas d’écueil ni de banc de sable aux alentours. Il avait mis toute son ardeur à ramer, mais, peine perdue, une force mystérieuse retenait le canot. Une frayeur s’était emparée de lui, car le père Dargis savait bien, comme tout le monde, que les feux follets ne vivaient pas seulement sur la terre ferme mais qu’ils se tenaient aussi là où l'eau est profonde. Et au mitan du fleuve, l’eau était profonde, c'était certain.

 Le père Dargis n’était pas du genre à porter foi aux épeurances qu'on racontait dans les villages mais il s’était souvenu d'avoir entendu dire que si on insultait les feux follets en les traitant de « snorauds de bécosse », toute leur troupe se mettait en branle et étaient obligés de vous transporter, vous et votre moyen de transport, canot, cheval ou traîneau, directement à votre destination. « Bah ! que s’était dit le bonhomme, ce sont des contes pour les enfants ! Mais si c'était vrai ? » Et de sa grosse voix, il avait répété trois fois:

 - Hé ! les « snorauds de bécosse », je vous attends !

 Il n’avait pas terminé sa phrase qu'une sarabande feux follets était apparue, un plus grand que les autres, le chef, sans doute, qui s’était mis à sauter sur la pince avant de son canot. Le père Dargis avait été frappé de stupeur et avant qu'il ne puisse réagir, le feu follet lui avait envoyé une bonne taloche derrière la tête.

 Combien de temps était-t-il ainsi au fond de son canot ? Aucune idée. Mais lorsqu'il s’était réveillé, il était rendu sur la rive Nord du fleuve, à quelque cent pieds du moulin. Ça avait marché.

 « Les feux follets sont pas si malicieux que ça », qu’il s’était dit en se préparant à transporter ses sacs de blé. Mais il ignorait que les feux follets, en échange de la traversée, pouvaient contrôler ses moindres gestes pour le reste de la nuit.

Ils étaient revenus et l’avaient fait danser. Et il avait dansé pendant des heures, le père Dargis, au grand plaisir des feux follets : des reels, des gigues et des polkas (la danse préférée du diable). C’est le meunier, qui s’adonnait à passer par là, qui l’avait sauvé. Il avait ouvert son couteau de poche, l’avait planté sur le tronc d’un arbre, l’avait replié aux trois-quarts en récitant la formule :

« Feu rouge, feu bleu, feu vert. En été comme en hiver. Passe par ici, sort par là. Tant que moi je ne reviendrai pas. »

Aussitôt, les feux follets s’étaient mis à jouer à leur jeu préféré : passer et repasser entre la lame du couteau et son manche, chacun leur tour, à la queue leu leu, pendant 666 fois (ça sent le diable !). Ça avait laissé suffisamment de temps aux deux hommes pour courir jusqu’au moulin et s’y réfugier.

Le lendemain matin, aussitôt son blé moulu, le père Dargis était reparti chez-lui.

Jamais plus, il ne s’était aventuré sur le fleuve à la nuit tombée, et l'on raconte que, depuis sa fameuse traversée du Saint-Laurent, il était devenu très peureux : un rien l’effarouchait, même la flamme d'une bougie dans une fenêtre.

C’est pour vous dire comme il s’en passait de drôles d’histoires, dans ces temps-là…!