La broderie de Militine - Conte de Anne Mouans wiki

Dans un pays charmant, dont l'histoire ne nous a pas conservé le nom, vivait jadis un vieux roi appelé Florimond, adoré de son peuple et de ses filles, quatre princesses jeunes et gracieuses, que leur père rêvait de marier à des princes accomplis, capables de les rendre parfaitement heureuses.

Le rêve du bon père sembla d'abord se réaliser : trois princes, héritiers des royaumes voisins, demandèrent la main des trois aînées : Blanche-Epine, Pivoine et Muguette. Comme, dès le jour de leurs fiançailles, les princesses ne tarirent pas d'éloges sur leurs futurs époux, Florimond enchanté convia ses sujets à partager sa joie. Durant une semaine entière, d'un bout à l'autre du royaume, on chanta, on dansa, on festoya, si bien qu'il fallut trois jours d'un profond sommeil pour réparer les forces de tous ceux qui avaient pris part à ces noces mémorables.

Malheureusement, quand chacune des princesses eut suivi son époux dans sa nouvelle patrie, le bon Florimond, qui se croyait le plus fortuné des pères, éprouva un grand désappointement : tous les mois, trois courriers lui apportaient, de la part de ses filles, des lettres remplies de plaintes et de regrets : Muguette gémissait sur les caprices sans nombre de son mari ; Pivoine trouvait le sien violent ; Blanche-Epine assurait, avec force lamentations, qu'elle était la femme du prince le plus avare de la terre.

A la lecture de ces missives, le figure du pauvre roi s'allongeait... et la petite princesse Militine l'accablait de questions sur le sort de ses aînées.

Elle put donc réfléchir à son aise, et elle se promit de ne point s'exposer à la même déconvenue.

A dix-sept ans, Militine avait infiniment d'esprit ; le peuple la surnommait « l'Aimable Princesse », mais sa beauté était loin d'égaler celle de ses soeurs. Néanmoins, lorsque le vieux roi déclara qu'il voulait que son quatrième gendre fût l'héritier de la couronne, les prétendants accoururent de toutes parts. C'étaient des souverains de beaux pays, de jeunes princes déjà illustres, des seigneurs puissants comme des rois ; ils venaient solliciter la main de Militine, et l'accablaient de louanges. Les fêtes se succédaient au palais de Florimond... mais, hélas ! ma petite princesse répondait à chaque illustre prétendant par le même refus ! La septième fois, elle refusa le roi des Iles Lumineuses ; la huitième, le célèbre prince Saphir.

Florimond n'y tint plus et fit appeler Militine.

« Ma fille, s'écria-t-il avec colère, je vous avais, comme vos aînées, laissée libre de prendre un époux de votre choix ; mais je vous croyais un brin de raison ! Vos refus vont me brouiller avec mes plus puissants alliés. Apprenez donc que, si dans trois semaines vous n'avez pas pris une décision, je vous marierai au premier prétendant qui se présentera, fût-il le fils d'un charbonnier ! »

La pauvre Militine n'osa protester, tant les regards de son père étaient sévères ; elle alla toute penaude conter ses malheurs à sa nourrice.

« Conseille-moi, disait-elle en pleurant ; je ne veux pas épouser un charbonnier, mais je veux davantage être la femme d'un de ces princes qui mentent pour me flatter et me tromper. Ils vantent ma beauté et je ne suis pas belle, admirent ma voix qui n'est pas juste, se pâment d'aise quand je danse, quoique je n'aille pas en mesure, tout cela, pour obtenir avec ma main la couronne de mon père, mais aucun d'eux ne s'informe si je suis bonne et si j'ai de l'esprit ! Comment trouver en trois semaines un mari loyal, tel que je le souhaite ?

- Il faut consulter la fée au Clair-Ruisseau, » conseilla la nourrice.

Aprés avoir écouté les instructions, Militine sortit donc du palais dès l'aurore pour gagner la montagne voisine. Tout au sommet, un ruisseau coulait à l'ombre de grands arbres. La princesse en compta huit, nombre de ses prétendants refusés, et, se penchant au pied du neuvième, elle toucha de ses lèvres l'onde fraîche.

« Fée du Clair-Ruisseau, voulez-vous m'écouter ? » dit-elle.

Aussitôt, toute souriante et couronnée de cheveux verts, la fée sortit à demi de l'eau ? Elle jeta une brindille dans le courant avant de répondre : « Pendant que l'eau la portera jusqu'au bas de la colline, tu as la parole. »

Il faut croire que ces courts instants suffirent à Militine pour faire ces confidences et recevoir des avis, car le même jour le roi la trouva radieuse, installée devant un métier à broder.

« Que faites-vous là ? demanda-t-il étonné.

- Je brode, répondit la princesse, l'écharpe que je désire offrir à mon fiancé.
- Mais il n'y a rien sur votre métier, se récria Florimond.
- Vous vous trompez, mon père, il y a une étoffe précieuse, et je l'orne de fleurs d'or et d'argent ; mais la fée du Clair-Ruisseau, qui me l'a donnée, veut qu'elle ne soit visible que pour ceux qui aspirent à ma main. Publiez donc que j'accepterai pour époux celui qui saura le mieux apprécier mon ouvrage, fût-il fils de charbonnier.

Le roi n'osa pas refuser ; il publia la résolution de sa fille, et palait vit de nouveau le défilé des seigneurs qui briguaient l'honneur d'être choisis.

Militine, feignant toujours de travailler, demandait à chacun d'eux :

L'un après l'autre, ils se déclaraient transportés d'admiration devant la richesse du dessin et la perfection du travail. Alors Militine secouait la tête, pinçait les lèvres et faisait signe au flatteur qu'elle n'était pas satisfaite. Quand les grands personnages eurent été tous éconduits, quelques gens de moindre importance osèrent se présenter. Ils renchérirent encore sur les louanges des premiers et n'eurent pas plus de succès. Florimond recommençait à se fâcher, lorsqu'un pauvre étudiant implora la faveur de voir l'oeuvre de Militine. Le roi l'amena lui-même devant le métier et, d'une voix irritée :

« Voyons, jeune homme, si ton admiration sera enfin du goût de cette folle ; que penses-tu de sa broderie ?

- Rien, sire, répliqua l'étudiant avec fermeté, car elle n'existe pas. Dussè-je me couvrir de honte aux yeux de la princesse, je ne vois sur ce métier ni étoffe précieux, ni fleurs, ni or, ni argent. »

Le roi demeurait bouche bée ; son étonnement fut au comble lorsque Militin poussa un cri de joie.

« Mon père, tous les autres ont menti lâchement pour me flatter et gagner mes bonnes grâces ! C'est vrai, il n'y a rien sur mon métier, et vous avez devant vous un homme digne d'obtenir ma main et de porter votre couronne, car il est incapable d'une bassesse. Je le prends pour époux. »

Militine n'eut jamais à se repentir du choix si sage qu'elle avait fait.