Un voyage au purgatoire - Conte de Adolphe Orain wiki

Les habitants de Liffré et des communes environnantes connaissent tous l’histoire du père Malvat, de Gosné, qui cependant est mort depuis longtemps.

Voici cette histoire, telle qu’on la débite à la veillée, et telle que le bonhomme la racontait lui-même.

C’était un honnête homme que le père Malvat, qui ne passait point pour un menteur, pas plus qu’il n’aurait voulu se moquer des gens qui l’écoutaient.

Or donc, voici l’aventure qui lui était arrivée.

Il s’en alla, à Noël, payer ses fermages à son propriétaire, qui l’accueillit bien comme de juste, qui le fit asseoir, compta son argent et le félicita d’être aussi exact à payer son terme.

Puis il ajouta :

— Mon ami, je suis trop occupé en ce moment pour te faire une quittance, tu viendras la chercher dans quelques jours.
— À votre volonté, notre maître, répondit le fermier, j’ai confiance en vous, et je viendrai la crir dimanche prochain en allant à la messe.

Grand Dieu ! faut-il avoir du guignon tout de même : le propriétaire de la métairie du père Malvat mourut, de mort subite, le lendemain du jour où il avait reçu ses fermages.

Le malheureux fermier eut presque une faiblesse en apprenant cette nouvelle. Il courut bien vite déclarer aux héritiers du défunt qu’il avait payé son terme le jour de Noël ; mais ceux-ci lui répondirent :

— Vous avez un reçu ?
— Nenni, mon maître était occupé, et n’eut pas le temps de l’écrire.
— C’est malheureux pour vous, répondirent-ils, mais comme nous ne sommes pas obligés de vous croire, si vous ne produisez pas une quittance de votre paiement, il faudra nous apporter de l’argent.
— Ciel ! de l’argent ! où le prendrais-t’y ? Je n’ai plus un sou chez moi.
— Cela ne nous regarde pas.

Voyant qu’il n’obtiendrait rien de pareilles gens, l’infortuné vieillard s’en alla en pleurant.

Tous les jours suivants il ne cessa de sangloter dans les champs en gardant ses vaches.

Le pauvre homme dépérissait à vue d’œil.

Une vesprée qu’il geignait à fendre l’âme, il vit s’avancer vers lui un personnage étrange qui lui demanda ce qu’il avait ainsi.

— Ce que j’ai, répondit Malvat, je suis la plus malheureuse des créatures du bon Dieu.
— Si vous me faisiez connaître le sujet de vos peines, je pourrais peut-être vous être utile.
— Ah ! je ne le crois guère, car voilà ce qui me chagrine.

Et il raconta à l’étranger l’accident qui allait être cause de sa ruine.

Celui-ci, après l’avoir écouté attentivement, et lui avoir fait répéter plusieurs fois le nom de son maître, lui dit :

— Mettez vos mains dans les miennes, et vos pieds sur mes deux sabots.

Le père Malvat obéit, et aussitôt il se vit enlevé de terre, et transporté, à travers les airs, dans un pays qui ne ressemblait en rien au bourg de Gosné.

Ils arrivèrent ainsi à la porte d’un palais dans lequel ils entrèrent.

Qu’on juge de la surprise du bonhomme lorsqu’en pénétrant dans un superbe appartement, il aperçut son maître qui était assis devant un bureau, en train de feuilleter des papiers.

— Ah ! notre maître, s’écria le père Malvat, que je suis aise de vous retrouver pour vous réclamer le reçu de mon argent, car vos héritiers veulent me faire payer deux fois.
— Rassure-toi, mon ami, j’ai prié mon ange gardien d’aller te chercher pour te remettre la pièce que voici, qui prouve que tu ne dois rien.
— Merci, notre maître, comme vous êtes bien logé, et que vous devez être heureux ici.
— Tu crois cela, Malvat, eh bien ! regarde ceci : il déboutonna son habit et montra, au paysan terrifié, la moitié de son corps qui était en flammes.
— Jésus ! Marie ! vous êtes donc dans le purgatoire ?

Il n’entendit pas la réponse à sa demande, car l’ange gardien lui fit signe qu’il était temps de retourner sur la terre et il lui tendit ses deux mains, en même temps qu’il lui montrait ses deux sabots.

Un peu plus tard, le père Malvat se retrouva seul dans son pré, au milieu de ses vaches, avec sa quittance dans sa poche.

— Voilà cependant la pure vérité, disait-il, en racontant son voyage au purgatoire, et malgré tout il y avait encore des gens qui ne voulaient pas le croire.

(Conté par Marie Sauvé, femme de ménage à Liffré âgée de 48 ans.)