Les quatre frères habiles (Die vier kunstreichen brüder) - Conte de Wilhelm et Jacob Grimm wiki

Il y avait une fois un pauvre homme qui avait quatre fils; quand ceux-ci furent grands, il leur dit:

— Mes chers enfants, il vous faut quitter la maison pour vous lancer dans le monde, car je n'ai rien à vous donner; partez donc, apprenez un métier et cherchez à faire votre chemin.

Les quatre frères prirent leur bâton de voyage, dirent adieu à leur père et sortirent de la ville. Quand ils eurent marché quelque temps, ils arrivèrent au croisement de deux routes, formant quatre chemins opposés.

— C'est ici qu'il faut nous séparer, dit l'aîné des frères; mais, avant d'aller tenter la fortune chacun de notre côté, promettons de nous retrouver tous ici dans quatre ans, à pareil jour et à pareille heure.

Ce serment échangé solennellement, chacun des quatre frères prit une des quatre routes.

Or, l'aîné ne tarda pas à rencontrer un homme qui lui demanda où il allait.

— Je vais je ne sais où, apprendre je ne sais quel métier, répondit-il.

L'homme reprit alors:

— Viens avec moi, et sois voleur.
— Non, répondit le frère, ce métier n'est pas honnête, et c'est une chanson qui se termine par une corde au cou.
— Ah! dit l'homme, il ne s'agit point ici d'avoir peur de la potence : je t'apprendrai à trouver des choses introuvables et à ne redouter aucun rival. Ces paroles décidèrent notre voyageur, et, grâce aux leçons de son maître, il devint un voleur si adroit, que rien n'était plus en sûreté dès qu'il voulait l'avoir.

Cependant le deuxième frère avait aussi rencontré sur sa route un homme qui lui demanda ce qu'il allait apprendre dans le monde.

— Je ne le sais pas encore, répondit-il.
— Alors suivez-moi, et devenez astronome : il n'y a pas de métier au-dessus de celui-là. Plus rien de caché pour l'œil qui lit dans le ciel!

Ces belles promesses séduisirent notre jeune homme, qui devint bientôt un astronome si habile que, lorsqu'il eut terminé son apprentissage, son maître lui donna une lunette et lui dit:

— Avec cela, tu peux voir tout ce qui se passe sur la terre et dans le ciel.

Le troisième frère reçut les leçons d'un chasseur consommé, qui l'instruisit de tous les secrets de son art. Quand il le quitta, son maître lui donna un fusil, en lui disant:

— Tout ce que tu coucheras en joue avec cette arme, tu seras sûr de l'atteindre.

Enfin le plus jeune rencontra un inconnu, qui lui proposa de devenir tailleur.

— Je n'y verrais pas d'inconvénient, répondit le jeune homme, s'il ne fallait rester assis les jambes croisées du matin au soir, tirer l'aiguille sans relâche et se brûler les doigts avec le fer à repasser.
— Tu ne m'as pas compris, dit l'inconnu : l'état que je t'enseignerai n'aura rien de ces misères ; je ferai de toi un tailleur comme on n'en voit pas.

Notre jeune homme se laissa persuader et suivit l'inconnu, qui lui enseigna en effet la couture transcendante. Lorsqu'ils se séparèrent, son maître lui donna une aiguille en lui disant:

— Avec ceci tu pourras rattacher ensemble tous les morceaux que tu voudras, fussent-ils fragiles comme un œuf ou durs comme de l'acier, et ton ouvrage sera si net, qu'on n'en découvrira pas la moindre trace.

Quand les quatre années furent écoulées, les quatre frères se rencontrèrent au jour et à l'heure convenus au croisement des deux routes; après s'être tendrement embrassés, ils se rendirent ensemble à la maison de leur père. Ils lui racontèrent leurs aventures et comment ils avaient appris leur métier.

En s'entretenant de la sorte, ils s'étaient assis en face de la maison sous l'Ombrage d'un grand arbre.

— Or çà, dit le père, je veux vous mettre à l'épreuve, et juger de ce que vous savez faire.

En même temps, il leva les yeux, et dit au second de ses fils:

— Là haut, au sommet de cet arbre, entre deux branches, se cache un nid de pinson: dis-moi combien d'œufs s’y trouvent!

L'astronome prit sa lunette, regarda vers la cime de l’arbre :

— Il y a en a cinq.

Le père s'adressant alors à l'aîné:

— Toi, reprit-il, va nous chercher ces œufs sans que la mère qui les couve s'en aperçoive.

L'habile voleur grimpa sur l'arbre, et déroba sous le ventre de l'oiseau, sans l'éveiller, les cinq œufs qu'il apporta à son père.

Celui-ci les prit, en posa un à chaque coin de la table et le cinquième au milieu; après quoi, il dit au troisième fils, tu vas me les couper en deux tous les cinq, d'un même coup de fusil.

Le chasseur plaça son arme contre son épaule, et d'un seul coup, ainsi que le désirait son père, il fit des cinq œufs dix parties égales.

— A ton tour maintenant, continua le vieillard en se tournant vers son plus jeune fils, recouds ensemble ces œufs, de telle sorte que les petits qui s'y trouvent, à moitié éclos, n’aient aucun dommage.

Le tailleur prit son aiguille, et fit ce qui lui était commandé.

Quand ce travail fut achevé, le voleur dut encore aller replacer les œufs sous le ventre de la mère. Celle-ci continua de les couver sans se douter de rien, et quelques jours après elle vit éclore ses petits, qui avaient au cou une petite raie rouge: c'était la place où le chasseur avait partagé les œufs et où le tailleur les avait recousus.

— Mes enfants, dit alors le vieillard, je vois que vous avez bien employé votre temps, et que chacun de vous connaît à fond son métier : il m'est impossible de décider qui de vous quatre est le plus habile. Puissiez-vous seulement trouver bientôt l'occasion de vous faire connaître, et puisse l'aîné d'entre vous employer honnêtement son adresse.

Peu de temps après, le bruit courut que la fille du roi avait été enlevée par un dragon. Le roi en avait perdu le repos, et il fit savoir que celui qui lui ramènerait sa fille deviendrait son gendre. Les quatre frères se dirent entre eux « voilà une bonne occasion pour nous », et ils firent le projet de rendre la liberté à la fille du roi.

— Je saurai bientôt où elle est, dit l'astronome, puis il regarde à travers son instrument, et s'écrie:
— Je la vois! elle est assise bien loin d'ici, sur un rocher au milieu des mers, et le dragon qui l'a ravie est à ses côtés.

Aussitôt il va trouver le roi, lui demande un navire pour lui et ses frères, et fait voile avec eux vers la prison de la jeune fille.

Quand ils y arrivèrent, le dragon dormait, la tête appuyée sur les genoux de la princesse.

Le chasseur dit:

— Je n'ose pas tirer, je pourrais tuer la captive du même coup que le monstre,
— Essayons un peu notre talent, dit le voleur; et il se mit à dégager la princesse avec tant de légèreté et de promptitude, que le monstre ne s'aperçut de rien et continua de ronfler.

On devine avec quelle joie ils regagnèrent le navire et ramèrent vers la pleine mer; mais le dragon ne trouvant plus la princesse à son réveil, prit son vol à la poursuite des ravisseurs, et bientôt son souffle enflammé résonna dans l'air au-dessus d'eux.

Par bonheur, au moment où il allait fondre sur le navire, le chasseur le couche en joue, et lui envoie au milieu du cœur une balle, qui le fait tomber mort sur le pont du bateau. Mais telle était l'énorme pesanteur du monstre, que sa chute fait voler le navire en éclats, et qu'il reste à peine à nos cinq passagers quelques planches pour se tenir sur l'abîme. Ce fut alors que le tailleur employa son talent. Il saisit sa merveilleuse aiguille, attache les planches au moyen de quelques gros points, se place sur cette espèce de radeau, et recoud de la sorte les diverses parties du navire. Quand tout fut ainsi réparé, il ne fallut pas longtemps à nos voyageurs pour regagner le port.

On se figure la joie du roi en revoyant sa fille chérie! Fidèle à sa parole, il dit aux quatre frères:

— Un de vous doit épouser la princesse; c'est à vous de décider lequel y a le plus de droit.

Alors un vif débat s'engage entre les quatre frères; l'astronome dit:

— Si je n'avais pas vu où était la jeune fille, tous vos talents n'auraient servi de rien : c'est donc à moi qu'elle doit appartenir.

Le voleur reprend:

— Que nous aurait importé ta lorgnette, si je n'avais pas enlevé la princesse de dessous la tête du dragon? C'est donc à moi de l'épouser.

Le chasseur à son tour:

— Vous auriez été tous, et la princesse avec vous, mis en pièces par le monstre, si mon fusil ne vous eût sauvés de la mort ; c'est donc à moi d'être son mari.

Enfin le tailleur:

— Et si mon aiguille enchantée n'eût pas recousu ensemble les mille morceaux du navire, n'auriez-vous pas tous été noyés misérablement? C'est donc à moi que revient la princesse.

Après ce début, le roi reprit la parole:

— Vous avez tous en effet les mêmes droits, c'est incontestable, dit-il; mais comme ma fille ne peut pas avoir quatre maris, elle n'épousera aucun de vous! Je vais seulement, pour vous récompenser, donnera chacun de vous une part de mon royaume.

Ce jugement plut d'abord aux quatre frères, qui se dirent:

— Un profit assuré vaut bien mieux que toutes nos querelles pour un profit incertain. Le roi remit donc à chacun une portion de ses États; et ils vécurent assez longtemps avec leur père dans la richesse et le bonheur... Mais un jour le voleur ayant entrepris de dépouiller les autres, ceux-ci le dépouillèrent lui-même, et lui firent subir le sort qu'il méritait.