L'Atlante et la Pomone, frégates françaises, étaient échouées devant Québec. Sur la citadelle le drapeau fleurdelisé ne flottait plus. L’année précédente, la cité, malgré le sacrifice héroïque de son défenseur Montcalm, avait succombé. M. de Lévis, à qui était dévolu le commandement des quelques troupes françaises encore en état de tenir la campagne, essayait en vain de reconquérir la ville.
Les deux frégates françaises, qui tentaient de porter secours à M. de Lévis, poursuivies par la flotte anglaise, s’étaient jetées à la côte.
La Pomone avait été capturée, mais l’Atalante, commandée par M. de Vauquelin, résistait encore, échouée mais indomptable. Les navires anglais avaient ouvert sur la frégate le feu de toutes leurs pièces; les batteries de terre les appuyaient. En réponse, l’Atalante lâchait ses bordées; son tir était terriblement bien ajusté, il avait coulé plusieurs bateaux britanniques. Deux frégates anglaises s’étaient approchées dans l’espoir de donner au redoutable adversaire le coup de grâce. Elles encadraient l’épave, s’étant embossées dans ses angles morts. Leurs mâts, leurs vergues et leurs bordages témoignaient par de multiples blessures de la vaillance du navire mourant. Il fallait en finir.
D’une des frégates partirent des boulets rougis au feu de forge. L’incendie se déclara dans le gaillard avant de l’Atalante, des flammes sortaient de ses sabords avec une épaisse fumée. Le vent, cependant, était contraire et le feu ne gagnait que lentement.
Encore une bordée du vaisseau français. Le grand mât d’une frégate britannique s’abattait lourdement sur le pont, écrasant des hommes, arrachant les haubans. Une autre bordée avait crevé le flanc de l’Anglais, un peu au-dessus de la ligne de flottaison.
Et puis, ce fut le silence...
Ce silence subit sur la rivière parut plus effrayant que le bruit de la canonnade. Un frisson parcourut l’échine des marins d’Angleterre, des canonniers, des officiers, hommes pourtant à ne pas trembler devant grand’chose.
Ce malaise gagna l’amiral lui-même à bord d’une des frégates. Que signifiait ce brusque arrêt du feu? Que préparait Vauquelin? On ne pouvait pas croire qu’il cessât de se défendre parce que sa position était désespérée. Ces sortes de raisons, le marin français ne les connaissait pas.
L’amiral se ressaisit. Il songea que, non seulement ses marins mais encore les canonniers des batteries des côtes, la garnison anglaise de Québec et la petite armée française de M. de Lévis, avaient les yeux sur lui. Il était inadmissible que tous ces gens eussent l’impression que lui, commandant la flotte de la Grand-Bretagne, fût tenu en échec par un vaisseau français échoué, ravagé et à moitié en flammes. Au moins fallait-il que le vaincu se soumît.
Le signal fut hissé : « Amenez votre pavillon ».
Par trois fois il fut répété.
Le pavillon blanc aux fleurs de lis d’or, troué, déchiré, noirci, flottait toujours au grand mât de l’épave. Quand les Franco-Canadiens de l’armée de Lévis le regardaient, ils avaient encore l’impression de la victoire possible.
— Il faut aller à bord, rugit l’amiral, de plus en plus nerveux.
Les officiers qui l’entouraient ne répondirent point.
L’un d’eux s’enhardit
— N’est-ce pas ce qu’espère Vauquelin ? Ne ménage-t-il pas à ceux qui l’aborderont quelque satanée surprise ? Non seulement nous risquerons la vie des hommes, mais nous lui donnerons le beau rôle devant tous ceux qui nous épient.
Cet argument frappa le chef anglais : « Tous ceux qui l’épiaient! » : ses subordonnés de la marine, les troupe de terre britannique, les contingents anglo-américains, les Franco-Canadiens, les officiers de Sa Majesté Très Chrétienne et jusqu’à ces sauvages qui, pour avoir fait leur soumission à l’Angleterre, n’en gardaient pas moins une secrète admiration envers leurs maîtres d’hier, leurs éducateurs, leurs anciens amis. Un échec eût été intolérable. Pourtant la situation actuelle était pis encore qu’un échec et ne pouvait se prolonger.
— Faites rouvrir le feu, commanda l’amiral.
Les signaux furent hissés. Des frégates anglaises, des batteries de côte, les projectiles partirent contre l’épave à demi consumée; véritable avalanche de fer.
Les boulets crevaient les bordages. faisaient jaillir haut les flammes de l’incendie, ricochaient dans les batteries, roulaient sur le pont. Au milieu de ce vacarme assourdissant l’Atalante se taisait toujours.
— On ne peut bombarder jusqu’à demain cette carcasse, gronda l’amiral en frappant rageusement la main courante de la dunette. Que l’ont fasse cesser le feu.
Il se tourna vers un officier :
— Vous allez prendre une chaloupe avec autant d’hommes qu’elle en pourra tenir; les autres vaisseaux en enverront une également; sous rallierez l’épave et vous l’aborderez par babord et par tribord arrière, puisque l’avant est inaccessible à cause de l’ incendie. Vous assumerez le commandement de la manœuvre; à votre signal, mais à votre signal seulement, tout le monde escaladera l’Atalante aussi rapidement que possible afin d’éviter un piège.
A nouveau le silence plana sur le Saint-Laurent. Les navires britanniques mettaient leurs chaloupes à l’eau, les marins les remplissaient. La flottille d’embarcations légères se dirigea vers l’épave. La joie du combat proche n’animait pas ces matelots, tous braves cependant. Ils voguaient vers un inconnu qui les troublait dans leur obscure conscience. Ils avaient l’impression d’aller à l’abordage d’un navire fantôme.
Les chaloupes entouraient la carcasse noircie du navire français. Par ses flancs ouverts, on voyait, dans les batteries, les carions muets dont beaucoup n’étaient plus sur leur affût; on apercevait, sur les pièces et aux embrasures, des cadavres de canonniers.
Un bref coup de sifflet. De toutes parts les Anglais se hissèrent le long des bordages crevés avec l’agilité de chats. En masse, ils prirent pied sur le pont... ils s’arrêtèrent, frappés de stupeur. L’officier britannique se découvrit.
Au pied du grand mât fendu et aux vergues pendantes, en haut duquel flottait encore le pavillon de France, étaient entassés des morts. Adossés à ce tragique rempart, gisaient quelques blessés et, parmi eux, M. de Vauquelin, en grande tenue.
C’était là la surprise tant redoutée!
Une fumée âcre, noire, sortant du gaillard-avant voilait la scène d’un nuage de deuil. L’officier anglais, le chapeau à la main, s’avança vers le commandant, français et se pencha vers lui :
— Pourquoi, Monsieur, avez-vous tant tardé à amener vos couleurs? lui demanda-t-il plein de respect.
— Si vous voulez les prendre, répliqua M. de Vauquelin, il faut les déclouer. Un commandant français n’amène pas son pavillon.
Il ajouta, comme pour s’excuser :
— Si j’avais eu encore de la poudre, j’aurais eu l’honneur de causer plus longtemps avec vous.
Les Anglais transportèrent Vauquelin et les quelques survivants de l’Atalante sur une de leurs frégates où l’amiral les reçut avec les plus grandes marques de considération.
Vauquelin n’eut pas à lui rendre son épée, il l’avait jetée dans le Saint-Laurent.