Ti-Jean et le cheval blanc - Conte de Charles Quinel wiki

Les veillées dans une petite localité non loin de Madeleine étaient peut-être, de toutes celles auxquelles nous avons assisté au Canada, les plus intéressantes, et cela était dû à la présence d’un certain Narcisse Peucher qui était vraiment le conteur le plus étourdissant qu’il nous ait été donné d’entendre.

Narcisse n’était ni un orateur ni un styliste. Ses récits étaient ponctués de « ah! ben n », de « hum ! hum! » mais il en possédait une telle variété que l’on était bien — voilà que nous parlons comme lui — de l’écouter. Qu’était exactement Narcisse Peucher? Ce n’était pas un « habitant », c’était plutôt un homme des chantiers, seulement, de mémoire de Canadien, on ne l’avait vu travailler. L’été, quand chacun fait son train, il se louait par ci par là pour de petites corvées qui lui procuraient sans doute le nécessaire mais ne lui causaient pas d’agrément. Avec l’automne il renaissait, il savait que l’on aurait besoin de lui; de pitoyable et effacé, il devenait important et quelque peu arrogant.

C’est qu’aux premiers mauvais jours, l’un ou l’autre lui glissait à l’oreille :

— Mon bon Narcisse, tu viendras chez nous, ce soir à la veillée; on sera ben aise de te voir.
— A ct’heure, j’ai promis à l’oncle Durand.
— Pour une fois, tu peux ben lui manquer de parole; moi je le donnerai un bon morceau de grillade et quelque pommes de terre.

On bien :

— Cou’don, si tu viens chez moi, t’auras un dollar.

Une véritable existence de vedette de théâtre que les directeurs s’enlèvent à prix d’or! Aussi, au cours de l’hivernage, le maigre et blafard Narcisse Pencher devenait-il gras et luisant; il avait atteint les deux buts de son existence bien vivre et ne pas travailler.

Un des héros que Narcisse évoquait le plus volontiers était Ti-Jean. Ce Ti-Jean accumulait les aventures les plus diverses et souvent contradictoires. Ce n’était en somme qu’un nom que le conteur adoptait pour la commodité du récit. Nous allons essayer de transcrire l’une de ces légendes aussi exactement que possible, tout en reconnaissant que, privée de l’accent de sincérité de Narcisse, elle perd beaucoup de sa couleur :

Une fois, il est bon de vous dire, c’était un veuf qui cherchait à se remarier. Il maltraitait tellement son jeune garçon Ti-jean que celui-ci, découragé, déserta un beau matin le logis paternel. Il prend le chemin et marche, marche. Au bout du chemin, ne sachant où aller, il suit un petit sentier menant dans les bois. Après l’avoir suivi longtemps, longtemps, il ressoud devant un beau château. Il frappe à la porte, une voix grave lui crie :

— Entrez.

Ti-Jean soulève le loquet de la porte, une belle porte en chêne avec des sculptures, et il se trouve devant un vieillard à la longue barbe blanche. Le vieillard lui demande :

— Mon ami, d’où viens-tu?
— Mon oncle, répond le jeune homme, je ne sais pas.
— Où vas-tu?
— Je l’ignore.
—Veux-tu t’engager? j’ai de l’ouvrage pour toi.
— Oui, répliqua Ti-Jean ; je veux ben, j’ai le goût du travail.

(On voit ben là que ce n’était qu’un jeune homme qui n’avait pas encore de l’expérience.)

Le vieillard, le nouveau maître de Ti-Jean, prend le garçon par la main et le conduit à travers le château, un très grand château où il habite tout seul. Ils arrivent à l’écurie. Dans cette écurie, il y a deux chevaux.

— Tu vois, Ti-Jean, dit le maître, j’ai un cheval blanc et un cheval noir. C’est toi qui les soigneras. Au cheval blanc tu ne donneras que de la paille et tu le battras tant qu’il te plaira, mais mon cheval noir tu le nourriras et tu l’étrilleras tous les jours et jamais tu ne l’effleureras même d’une tape.
— Compris, répond Ti-Jean.

Le vieillard mène ensuite son engagé par les sous-sols du château; ils sont vastes et renferment une multitude de choses de toute sorte.

Devant une porte close, le maître s’arrête.

— Tant qu’à cette chambre-ci tu n’y entreras pas, on sinon je le saurai et je te mettrai à mort.
— Ne craignez rien, rétorque le garçon.

Dès le lendemain, le maître annonce qu’il part en voyage pour huit jours.

— Prendrez-vous le cheval blanc on le cheval noir? demande Ti-Jean.
— Ni l’un ni l’autre. Pendant mon absence soigne-les bien comme je t’ai dit : la paille pour le blanc, l’avoine pour le noir; les provendes sont dans l’écurie. Mais surtout, oui surtout, garde-toi d’entrer dans la pièce que je t’ai désignée.

Le maître parti, Ti-Jean va soigner les chevaux. Il commence par le cheval blanc et s’apprête à lui donner sa maigre ration de paille et voilà qu’à l’étonnement du garçon le cheval lui parle :

— Donne-moi plutôt de l’avoine et laisse la paille pour l’autre, c’est bien son tour.
— Monsieur le cheval, réplique Ti-Jean, comment se fait-il que vous parliez?
— Ce serait trop long à t’expliquer; sache seulement que le maître du château est un magicien et qu’il a contre moi une haine qu’il cherche à assouvir en me traitant mal. Si tu es bon pour moi, je serai ton ami et, à toutes les occasions, je te rendrai service.

Le garçon s’empresse de donner au cheval blanc une bonne ration d’avoine et une bonne ration de foin, tandis que le cheval noir doit se contenter d’une botte de paille. Comme il n’est pas content et qu’il témoigne sa mauvaise humeur par des ruades, Ti-Jean lui fait tâter du bâton.

Dans la grande maison, Ti-Jean se promène, regarde tout, touche à tout et toujours sa promenade le ramène devant la porte interdite. « Je voudrais ben savoir ce qui se cache icite », se dit-il, mordu par la curiosité.

Les premiers jours il résiste. Quand vient le septième jour, c’est-à-dire la veille du retour du magicien, Ti-Jean n’y tient plus, il se décide enfin à désobéir. Il ouvre la porte et voilà qu’il trouve devant lui une grande cuve dans laquelle coule une fontaine d’eau claire et limpide. L’eau est même si tentante que Ti-Jean allonge le doigt pour la toucher et il s’aperçoit que la fontaine est tiède.

« Tiens, songe le jeune homme, voilà ben longtemps que je ne me suis lavé la tête. » (Il porte de longs cheveux très joliment bouclés, tel moi quand j’étais « papoose »).

Ti-Jean fait comme il l’a dit, il trempe sa tête dans la fontaine et, lorsqu’il pense qu’elle est bien propre, il se mire dans le bassin. Quelle n’est pas sa stupéfaction de s’apercevoir que sa chevelure brune est maintenant jaune comme de l’or dont elle a le brillant et l’éclat! En même temps, il regarde son doigt dont il avait tâté l’eau et il voit que ce doigt est taché d’or. « Pour sûr, se dit le garçon, mon maître va me tuer quand il rentrera, à moins que je ne parvienne à dissimuler ceci. »

Ti-Jean, malgré tous ses efforts, malgré l’eau, le sable, la pierre dont il se frotte le doigt, ne parvient pas à effacer la tache d’or. Au contraire, plus il frotte, plus elle devient brillante, comme une monnaie que l’on astique.

« C’est ben contrariant, se dit le curieux repentant, je suis certain d’être mis à mort. Je vais faire semblant de m’être coupé le doigt et je l’emmailloterai, cela gagnera toujours du temps. » Il fait ainsi qu’il le dit et se confectionne une belle poupée. Seulement, il reste ses cheveux, ses cheveux d’or dont l’éclat illumine la cuisine où il se tient.

Ti-Jean, avisant une peau de mouton, s’en fabrique une façon de perruque. Ce n’est pas très beau mais c’est moins dangereux que les boucles d’or. Ainsi accommodé, Ti-Jean se rend à l’écurie. Quand il se présente devant le cheval blanc pour mettre l’avoine dans sa mangeoire, l’astucieux animal lui dit :

— Pourquoi, mon ami, as-tu mis ces chiffons autour de ton doigt?
— Monsieur le cheval, je me suis coupé.
— Pourquoi as-tu mis sur ta tête cette perruque en peau de mouton?
— Monsieur le cheval, je ne sais ce que j’ai, mes cheveux tombent par grandes plaques et c’est très laid.

Le cheval éclate de rire en frappant le sol de ses fers, ce qui est sa manière de trépigner de joie.

— Mon Ti-Jean, tu mens. Tu as été dans la chambre interdite, tu as trempé ta tête et ton doigt dans la fontaine enchantée.
— Monsieur le cheval, vous avez deviné juste.
— Eh bien! mon ami, lorsque le magicien rentrera, tu es certain d’être mis à mort. Tous les domestiques qui ont été engagés au château ont subi ce sort et, quand tu t’es présenté, il venait justement d’en occire un qui lui avait désobéi. Je n’en suis pas fâché car c’était un méchant garçon qui ne me donnait que de la paille accommodée de coups de bâtons.
— Oh! oh! murmure Ti-Jean, je crois qu’il vaut mieux que je me sauve.
— Pauvre innocent, te sauver à pied! En deux enjambées le maître t’aura rejoint. Je t’ai promis de te rendre service et je vais tenir parole. Passe-moi la bride que v’là, prends ce qui est nécessaire pour une longue route, n’oublie pas mon étrille et embarque sur mon dos.

Ti-Jean, plein de reconnaissance, obtempère. Il met dans son sac l’étrille, un bouteille de bière, un gros pain, sans oublier une ration d’avoine. Les voilà partis.

Le cheval blanc galope aussi vite que le vent et s’éloigne du château; mais soudain Ti-Jean entend derrière lui une galopade furieuse; il se retourne et voit le magicien sur le cheval noir.

— Monsieur le cheval, s’écrie le garçon en se penchant sur l’encolure de la bête, mon maître va nous rattraper et, sûr et certain, il me mettra à mort.

Le cheval blanc répond sans réduire son allure :

— Jette mon étrille.

Ti-Jean obéit, jette l’étrille, et voilà qu’il pousse subitement une haie d’étrilles à travers laquelle le cheval noir et le magicien ont ben de la peine à se frayer un passage.

La poursuite reprend. Le cheval noir gagne à nouveau du terrain.

— Jette la bouteille, ordonne le cheval blanc.

La bouteille jetée. Ti-Jean voit avec bonheur s’élever soudain une colline de bouteilles que le cheval noir a ben de la peine à escalader.

Nouveau répit, nouvelle galopade, nouvelle alerte.

— Jette le pain, dit le cheval blanc.

Ti-Jean jette le pain et il surgit aussitôt entre lui et le magicien une montagne de pains.

Ti-Jean s’imagine qu’il est sauvé, mais, s’étant retourné encore, il voit le cheval noir et son cavalier parvenus à la crête de la montagne de pains et dévalant la pente à toute vitesse. Ils ne sont plus loin maintenant.

— Jette l’avoine, commande le cheval blanc.

L’avoine est lancée à la volée et il pousse subitement un immense champ d’avoine si haut, si dru que le cheval noir ne peut avancer qu’à tout petits pas.

— Nous sommes sauvés, dit le cheval blanc. Nous voici hors du pays où le magicien a du pouvoir.

Le garçon et sa monture continuent désormais paisiblement leur route. Comme ils ont jeté toutes leurs provisions, ils commencent l’un et l’autre à avoir grand’faim. Par bonheur, ils ne tardent pas à arriver à un château; c’est le château d’un puissant roi. Ti-Jean se présente devant lui :

— Seigneur roi, dit-il, je viens m’engager.
— T’engager, mon ami, réplique le monarque, je n’ai besoin de personne.

Ti-Jean est tout déconfit. Seulement le roi a une fille, une radieuse princesse, belle comme le jour et bonne en proportion. Elle considère Ti-Jean qui n’est pas ben affriolant, tout couvert de poussière, avec son doigt emmailloté et sa tête couverte d’une perruque de laine. La princesse dit pourtant doucement :

— Mon père, on pourrait l’employer au jardin; il cultiverait les fleurs.

Le roi aime sa fille. Il répond :

— Les fleurs, c’est pas ben utile, mais tout de même, puisque tu le demandes, je m’en vas l’engager. Toi, mon garçon, tu habiteras la cahute qui est au fond du jardin et tu mettras ton cheval à l’écurie.

Satisfait, Ti-Jean s’attelle à l’ouvrage qu’on lui commande. Il ne tarde pas à déchanter. Les autres jardiniers sont furieux de l’arrivée de cet intrus qui est protégé par la belle princesse; comme il travaille bien, comme il soigne ses fleurs à la satisfaction de tous, ils ont peur que son activité fasse du tort à leur paresse. Ils l’accablent de mauvais traitements, lui font faire les taches les plus rebutantes et s’arrangent pour ne lui laisser à manger que les plus mauvais morceaux et les rogatons.

Le pauvre Ti-Jean en est ben déconfit et il s’en va confier sa peine à son seul ami, à son cheval blanc, dans l’écurie.

La belle princesse ne se désintéresse pas de son protégé; elle trouve qu’il a mauvaise mine, qu’il semble pâtir, et il lui vient à l’idée que les autres le privent peut-être de nourriture. Un jour, elle s’en va à la cabane qui est le logement du garçon en lui apportant quelques reliefs de sa table. Ti-Jean ne s’attendait pas à cette visite, il est en train de se laver et il a ôté la poupée de son doigt et sa perruque de laine. La princesse l’aperçoit ainsi, avant qu’il ait eu le temps de cacher ses cheveux et son doigt. Elle devine qu’il y a dans sa vie un secret et elle feint de ne s’être aperçue de rien.

Chaque soir, la princesse, poussée par son bon cœur apporte quelque chose à manger à Ti-Jean, qui recommence à prospérer et à reprendre force et santé. Il ne faut pas longtemps pour que cette faveur s’ébruite. Les jardiniers jaloux recommencent à maltraiter le jeune homme. Le baron Barbant, un des capitaines des gardes du roi, fiancé de la jolie princesse, prend ombrage de ses visites journalières. Il ne peut supporter qu’elle s’occupe de quelqu’un d’autre que lui et il s’imagine toujours que la moindre libéralité diminuera la dot que doit avoir sa future.

Or, il advient qu’un roi voisin, le terrible Grand-Guillaume, prince redoutable par sa force et par le nombre de ses guerriers, déclare la guerre an roi, le père de la princesse. Celui-ci réunit ses officiers et ses troupes qu’il va conduire contre l’ennemi.

An moment de se mettre en route, le baron Barbant qui est un fieffé poltron, commence à se plaindre et à geindre. Il ne peut pas partir, dit-il, car il est malade.

Le roi, tout harnaché, s’en vient trouver son futur gendre qui est au lit.

— Hi! Hi! Hi! Seigneur roi, pleurniche le baron, combien je me désole de ne pas pouvoir vous aider à la guerre.
— Qu’avez-vous donc, mon ami? demande le monarque.
— J’ai des douleurs dans mon intérieur. C’est ce sapré Ti-Jean qui m’a fait prendre une drogue pour m’empoisonner.

Le roi se met en colère, il envoie qu’rir Ti-Jean et lui demande si vraiment il a fait cela et pourquoi. Ti-Jean proteste de son innocence.

— Bon, bon, dit le monarque, je suis pressé de partir pour la guerre. Nous examinerons ton cas à mon retour et, si tu es reconnu coupable, tu seras châtié comme tu le mérites; en attendant, de peur que tu ne te sauves, on va te mettre en prison dans un cachot au pied de la grosse tour.

Voilà le roi parti et Ti-Jean qui se languit dans sa geôle. Le baron Barbant trouve l’occasion d’assouvir contre lui sa vengeance; il défend qu’on lui donne autre chose à manger que des vieux quignons de pain et d’autre boisson que de l’eau. Pour sûr que les serviteurs qui détestent Ti-Jean obéissent.

Les jours semblent longs au garçon. De temps en temps paraît à son soupirail la tête d’un des jardiniers qui le nargue et qui l’insulte. Quelle est donc sa joie quand, un soir, au lieu des figures méchantes, il aperçoit le ravissant visage de la princesse.

— Ti-Jean, Ti-Jean, appelle la douce jeune fille, pourquoi as-tu fait ce que tu as fait? Te voilà à ct’heure ben misérable et dolent.
— Eh! jolie princesse, je n’ai pas fait ce qu’on dit que j’ai fait, et si le baron Barbant a bu une mauvaise drogue, ce qui n’est pas certain, un autre que moi la lui a préparée.

Il y a un tel accent de sincérité dans les paroles du jeune homme que la princesse, qui a des doutes concernant la maladie de son fiancé, murmure :

— Je te crois, Ti-Jean, et pour te le prouver, je vais t’ouvrir la porte de ton cachot. Fais pourtant ben attention de ne pas te laisser prendre, car tu risquerais gros. Promène-toi un peu et rentre ensuite sagement dans ta prison. Je te délivrerai ainsi tous les soirs pour que tu puisses prendre l’air.

La bonne princesse tient parole. Ti-Jean sort de sa geôle, ben aise de se dégourdir un peu les jambes. Son idée est de voir son ami le cheval blanc qui ne manquera pas de lui donner un bon conseil. Il se glisse dans l’écurie, l’animal lui fait fête.

— Je sais, dit-il, par les conversations qu’on échange sans méfiance devant moi, ce qui t’est arrivé. Malgré la protection de la bonne princesse, tu cours icite de grands dangers. Le lâche Barbant et les méchants jardiniers veulent te mettre à mort avant le retour du roi, ainsi ne risqueront-ils pas que l’on sache la vérité.
— Monsieur le cheval, gémit le pauvre Ti-Jean, je ne vois pas comment me sortir de là.
— J’ai tiré mon plan, réplique le cheval. Tu vas te greyer avec les armes du baron Barbant, tu embarqueras sur mon dos et, cette nuit, à la cachette, nous quitterons le château.
— Où irons-nous, Monsieur le cheval! Je serais ben affligé de ne plus jamais revoir la belle princesse.
— Laisse-ça à moi; je te conduirai à la guerre et tu te déporteras de telle sorte que le roi sera content.

Ti-Jean suit les conseils du cheval. Il s’en va prendre les armes du baron Barbant qui, chacun le sait, sont vertes : une cuirasse verte, des bottes vertes, un casque vert et une grande épée dans un fourreau vert.

Ainsi harnaché avec ce beau butin, Ti-Jean embarque sur le cheval blanc et les v’là partis pour la guerre.

Ils arrivent au milieu d’urne grosse bataille. Le roi, père de la princesse, est sur le point d’être vaincu; il n’a pas assez de monde et Grand-Guillaume, son ennemi, est si fort que nul ne peut lui résister. Le malheureux prince est découragé.

— Mon royaume, s’écrie-t-il, à qui tuera Grand-Guillaume et me donnera la victoire!

A cet instant passe auprès du roi, aussi rapide qu’une flèche, un guerrier aux armes vertes monté sur un cheval tout blanc. Il va tellement vite qu’il perd son casque et que l’on voit flotter autour de sa tête, en boucles légères, la plus belle chevelure dorée que l’on puisse imaginer.

En deux bonds, le cheval blanc se trouve au centre de l’armée ennemie. Ti-Jean, sur le dos de sa monture, joue du sabre de façon si merveilleuse qu’à l’entour de lui les têtes tombent comme des pommes mûres sous l’effet d’un grand vent.

Les guerriers ennemis terrifiés se débandent, Ti-Jean n’a plus devant lui que le roi Grand-Guillaume qui le dépasse d’une coudée. Le cheval blanc saute des quatre pieds mettant ainsi son cavalier an niveau de l’adversaire et Ti-Jean tranche le cou du terrible Grand-Guillaume. Aussitôt il est par terre, ramasse la tête et l’enferme dans son sac.

Cela fait, aussi rapide qu’il est venu, le cheval blanc ramène le jeune Ti-Jean au château et Ti-Jean replace le armes du baron Barbant où il les a prises.

Le château est en rumeur. La nouvelle de la victoire y a tout mis sens dessus dessous; le roi a envoyé l’ordre d’élargir les prisonniers. Ti-Jean a donc pu ouvertement retourner à sa cahute.

Tambours battant, clairons sonnant, enseignes déployées, le monarque rentre chez lui. Il embrasse tendrement sa fille et il dit :

— Je vais donner un grand banquet pour célébrer ce beau jour; malheureusement, je ne sais pas quel est le valeureux guerrier qui a décidé de la victoire et qui a mis à mort le redoutable Grand-Guillaume.
— Comment était donc ce héros? demande la princesse.
— Il a été impossible de voir ses traits tellement il galopait vite; tout ce que je puis dire c’est qu’il montait un cheval blanc, que ses armes étaient vertes et qu’il avait des cheveux du plus bel or qui flottaient sur ses épaules. Je suis contrarié, car j’ai promis mon royaume à qui vaincrait Grand-Guillaume.

La princesse songe à Ti-Jean qui, elle le sait, cache sous sa perruque de peau de mouton des boucles d’or. Seulement, comme c’est son secret à lui, elle n’en parle pas.

On se met à table pour le banquet. Au moment où l’on s’assied, pénètre dans la grande salle tout ornée de trophées de chasse le baron Barbant, il est revêtu de ses armes vertes.

— Seigneur roi, dit-il en prenant une pose avantageuse, vous vouliez savoir qui avait vaincu Grand-Guillaume; ne reconnaissez-vous pas mes armes vertes?

Il est impossible de ne pas les reconnaître, aussi le roi répond-il :

— J’ai promis mon royaume à qui vaincrait mon terrible ennemi, ma parole de roi est engagée, venez vous asseoir à ma droite.

Le baron prend la place d’honneur qui lui est assignée. Il accepte sans embarras les compliments et les félicitations des assistants.

On commence à manger, le roi est songeur, la princesse est triste, elle avait tant espéré...

Le roi se penche vers le baron, son voisin.

— Je ne savais pas, mon ami, lui dit-il, que vous possédiez un cheval blanc.

En effet, réplique Barbant avec assurance, je n’en ai point, mais il y en a un dans vos écuries, je ne sais à qui il est et je l’ai pris.

— Il vous a joliment ben servi, riposte le roi, car jamais on ne vit bête plus rapide.

Le repas se poursuit.. Le monarque dit encore à Barbant :

— Je vois que vous avez des cheveux noirs; il me semble que le vainqueur de Grand-Guillaume portait des boucles blondes.
— Oui, oui, en effet, crient plusieurs convives.

Le baron ne se trouble toujours point :

— J’avais mis une perruque afin de ne pas être reconnu de l’ennemi.

La princesse sent les larmes lui monter aux veux; elle regarde par la fenêtre et elle aperçoit Ti-Jean dans son overalle de travail, un doigt entortillé dans une poupée de chiffons et la tête couverte de sa peau de mouton, qui charrie du fumier.

— Mon père, dit-elle au roi, c’est aujourd’hui fête pour tout le monde; je voudrais que le petit jardinier soit admis, comme les autres serviteurs, au bout de la table.
— Soit, réplique le monarque, ce n’est pas en ce jour que je voudrais te contrister. Qu’on aille quérir ce garçon.

Lorsque Ti-Jean apparaît, grevé tel qu’il est, les gens se mettent à rire. Lui s’en vient saluer comme’i’faut le roi et la princesse avant d’aller prendre sa place. La princesse n’y tient plus et elle lui dit :

— Ti-Jean, ôte ta perruque en peau de mouton.

Le garçon hésite, puis il fait ce qu’on lui commande.

Pour lors on voit, autour, de sa figure, ses belles boucles blondes tomber soyeuses et pendre sur ses épaules.

Le roi en est abasourdi.

— Ce sont donc là tes véritables cheveux? s’écrie-t-il.
— Oui. Seigneur roi.
— Ne serait-ce pas toi qui aurais occis mon ennemi Grand-Guillaume?

Ti-Jean tombe à genoux devant le fauteuil du monarque.

— Si fait, Seigneur roi, c’est moi, et j’étais monté pour aller à la guerre sur mon cheval blanc.

Le baron Barbant s’aperçoit que les regards soupçonneux se dirigent sur lui. Il gronde :

— Tout le monde n’a-t-il pas remarqué mes armes vertes?
— C’est moi, riposte Ti-Jean, qui ai pris votre butin pour aller à la bataille pendant que vous, icite, contrefaisiez le malade.
— Oh! oh! dit le roi, ceci est grave. As-tu quelqu’un qui puisse parler pour toi?
— J’ai quelqu’un, Seigneur roi, réplique Ti-Jean.
— Où est-il?
— Non loin d’icite.
— Alors, va le chercher.

Ti-Jean ne se fait pas répéter l’ordre, il quitte la salle du banquet, court jusqu’à l’écurie et ramène son cheval blanc.

— Il est fou! Quelle est cette audace? crient les hôtes du roi quand le garçon et la bête pénètrent dans la salle.

Le cheval s’en vient tout dret devant le roi. Il le salue par trois fois de la tête et il dit :

— Seigneur roi, ce que vous a déclaré Ti-Jean est vrai. Nous avons été tous les deux à la guerre et c’est nous autres qui avons vaincu les ennemis. Ti-Jean a coupé la tête de Grand-Guillaume.

Vous pensez si chacun est surpris, et le roi plus que chacun, d’entendre ces paroles prononcées par un cheval, ils n’ont pas le loisir de s’émerveiller longtemps. Ti-Jean a sorti de son sac la tête du chef ennemi et il la présente au monarque.

— C’est toi qui auras mon royaume ainsi que je l’ai promis, prononce solennellement le roi.

Le baron lâche et méchant a été écartelé. Ti-Jean a épousé la princesse. Le roi est content. Le cheval blanc est bien mieux que moi, aujourd’hui, il vit à rien faire et moi, je suis obligé de travailler dur.

En disant ces derniers mots Narcisse allumait une nouvelle pipe et prenait une position plus commode sur sa chaise.