Père inconnu - Conte de Louis Hémon wiki

Étalé sur sa chaise, les mains sur les cuisses, Joe Hitchins, le « Boucher Sportif », contemplait l’extrémité de son cigare et respirait pesamment, la tête de côté, prêtant une oreille distraite aux propos de son voisin.

– Voyez-vous, disait ce dernier, ici on en a toujours pour son argent ! Ce n’est pas grand, bien sûr ! et on ne voit pas de champions ; mais Newton connaît son affaire et il n’engage que des garçons qui disputeront leur chance jusqu’au bout. D’abord ils savent tous qu’ils n’auront leur argent que s’ils le gagnent ; alors, même quand ça commence à mal tourner, les petites histoires de poignet foulé et de pouce démis, ils gardent ça pour eux, et ils continuent à cogner droit devant eux jusqu’à ce qu’ils ne voient plus clair.

« Et puis, pour ses cinq « bob », on a les pieds dans le ring, et on ne perd rien de ce qui se passe ! »

Le « Boucher Sportif » approuva d’un hochement de tête. Il était du même avis, entièrement ! Il connaissait tous les lieux où l’on boxe à Londres ; mais il n’en connaissait aucun où l’on pût, pour ses cinq shillings, se procurer au même degré qu’à la « West End School of Arms » l’impression luxueuse que les combattants étaient à vos ordres et se martelaient pour vous divertir. L’on avait, comme le voisin l’avait si bien dit, les pieds presque dans le ring, et quand les deux hommes venaient se jeter ensemble dans les cordes, on les recevait sur les genoux. Leurs grognements essoufflés dans les corps à corps, les hoquets d’asphyxie qui annoncent un coup bien placé à l’estomac, les taches rosâtres qui couvrent peu à peu les torses nus, l’écorchure inévitable des clavicules, le nez qui enfle entre les pommettes tuméfiées, et les yeux caves, résolus et tranquilles, qui chavirent tout à coup au moment où les genoux vont céder... aucun détail n’était perdu pour les spectateurs des places chères. La fumée des pipes et des cigares montait vers le plafond bas ; le piétinement des boxeurs, le son mat des coups, les vociférations du public emplissaient la salle exiguë d’un tumulte émouvant. Après un dîner copieux il faisait bon digérer là lentement, le sang aux tempes, suivant du regard ces gamins qui s’entrassommaient gaiement, pendant que le gong du chronométreur scandait les reprises.

* * *

Deux novices entraient dans le ring. Un coup de gong, la poignée de main préliminaire, et de suite une mêlée sauvage. Les deux hommes se bousculaient d’un coin à l’autre, rebondissant sur les cordes, avec des charges confuses et des bourrades maladroites. Des coups anodins claquaient bruyamment sur la nuque ou les épaules ; les combattants, de suite essoufflés, s’affermissaient sur leurs jarrets, les yeux troubles, et confiaient au hasard des batailles de grands swings de faucheurs. Un des coups, atteignant inopinément son but, fit un bruit sec, et ce fut fini. L’un des deux était étendu sur le sol, les bras en croix, pendant qu’une voix placide comptait les secondes.

« ...Eight... Nine... Out ! »

Le « Boucher Sportif » échangea un sourire avec son voisin et héla le garçon pour se faire apporter à boire.

Deux hommes nouveaux enjambèrent les cordes et s’installèrent sur leurs chaises respectives.

– En voilà un, dit le voisin, à qui un bon dîner ne ferait pas de mal !

Le « Boucher Sportif » contempla le torse nu adossé au poteau du ring à quelques pieds de lui : les côtes saillaient sous la peau grise.

– Oui ! fit-il, il n’a pas l’air trop bien nourri !

Son regard remonta jusqu’à la figure et s’y arrêta. Elle lui rappelait quelque chose... quelque chose de presque oublié ; mais qui avait dû lui être familier autrefois.

Le Maître des Cérémonies annonça :

« Le prochain item du programme est un contest en six rounds de deux minutes entre Youg Cohen, d’Aldgate, et Joe Badger, de Holloway.

...Joe Badger, de Holloway... Young Cohen, d’Aldgate... »

Les souvenirs du « Boucher Sportif » se déroulaient péniblement. Joe Badger, de Holloway... Joe Badger... Joe !...

Il retira son cigare d’entre ses dents, et une poussée de sang lui gonfla les tempes. Joe Badger, de Holloway... et cette figure qui lui rappelait quelque chose... C’était le fils de Maria, et, si elle avait dit la vérité, son fils à lui...

* * *

Young Cohen venait de placer un dur crochet au sortir d’un corps à corps, et s’avançait de nouveau, prudent et rusé. Le « Boucher Sportif » regardait le gringalet qui lui tenait tête. Oui ! C’était bien la figure de Maria, et surtout ses yeux ; mais la mâchoire. Il se passa la main sur le menton, remué malgré lui. Le fils de Maria, et son fils à lui... Après toutes ces années ! Quelle drôle de chose !

Un garçon courageux, cela se voyait de suite, mais qui ne savait guère s’y prendre. Il s’avançait carrément, les yeux bien ouverts, avec des swings qui se laissaient deviner longtemps d’avance. Son thorax plat semblait bien peu fait pour recevoir les coups, et les gestes de menace de ses bras grêles étaient pathétiques.

« Time ! »

Une minute de repos et de soins paternels aux mains de seconds apitoyés, et le voilà qui reprenait sa tactique sans espoir, suivant pied à pied autour du ring, les yeux grands ouverts, un adversaire qui lui bosselait la figure en s’amusant. Ils ne montraient aucune colère, ces yeux, pas même d’ardeur au combat, seulement une sorte d’application patiente, de désir candide... de la victoire, peut-être, ou bien de l’argent du prix ; d’un peu d’argent dont il aurait eu grand besoin !

Pendant le second intervalle, le « Boucher Sportif » étudia le jeune corps demi-nu adossé aux cordes du ring à quelques pieds de lui. Point si mal bâti, ce garçon, s’il avait été mieux nourri ! Et du cœur, c’était facile à voir ! Le fils de Maria, et son fils à lui... Quelle drôle de chose !

Au troisième round Young Cohen feinta, dansa, plissant ses yeux pleins de ruse, réussit avec ostentation plusieurs tapes légères du gauche, et soudain plaça son droit à la mâchoire, vite et dur.

Des voix dans la salle dirent doucement : « Ça y est ! »

Le petit Joe était affaissé dans un coin du ring, la tête sur un coude replié. Quand il entendit compter les secondes il fit un effort, se mit à genoux, les mains encore à terre, et releva les yeux.

Le « Boucher Sportif » penché contre les cordes, la mâchoire en avant, le regardait en serrant les poings. Il allait se relever, le petit Joe... Il allait se relever, sûrement ! Il n’allait pas rester affalé devant ce petit Juif crêpu pendant qu’on compterait les dix secondes ! Il n’avait peut-être rien mangé de la journée, et il ne savait pas se battre c’était clair ; mais si Maria avait dit la vérité et que ce fût son fils à lui, il allait se relever...

Il s’était relevé ; il avait chancelé, trébuché contre les cordes et rebondi en envoyant son bras droit devant lui en un moulinet aveugle. Et Young Cohen, qui s’approchait nonchalemment pour finir son ouvrage, avait reçu un des poings fermés sur le menton et s’était affaissé à son tour...

Le « Boucher Sportif » se leva en carrant les épaules, insolemment orgueilleux, les mains à fond dans ses poches, faisant sonner des monnaies, et s’en alla vers la porte, pour être là quand le petit Joe sortirait.