Les deux Pigeons - Fable de La Fontaine wiki

Deux Pigeons s'aimaient d'amour tendre.
           
L'un d'eux s'ennuyant au logis
           
Fut assez fou pour entreprendre
           
Un voyage en lointain pays.
           
L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire?
           
Voulez-vous quitter votre frère ?
           
L'absence est le plus grand des maux :
Non pas pour vous,
cruel.  Au moins que les travaux,
           
Les dangers, les soins  du voyage,
           
Changent un peu votre courage.
Encore si la saison
s'avançait davantage !
Attendez les zéphyrs.
Qui vous presse ? Un Corbeau

Tout à l'heure annonçait
malheur à quelque Oiseau.
Je ne songerai plus que
rencontre funeste,
Que Faucons, que
réseaux .
Hélas, dirai-je, il pleut
           
Mon frère a-t-il tout ce qu'il veut,
           
Bon soupé, bon gîte, et le reste ? 
           
Ce discours ébranla le coeur
           
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir
et l'humeur inquiète
L'emportèrent enfin.
Il dit : Ne pleurez point :
Trois jours au plus
rendront mon âme satisfaite ;
Je reviendrai dans peu
conter de point en point
           
Mes aventures à mon frère.
Je le désennuierai : quiconque
ne voit guère
N'a guère à dire
aussi. Mon voyage dépeint
           
Vous sera d'un plaisir extrême.
Je dirai : J'étais là
; telle chose m'avint   ;
           
Vous y croirez être vous-même.
A ces mots en pleurant
ils se dirent adieu.
Le voyageur s'éloigne
; et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher
retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit,
tel encor que l'orage
Maltraita le Pigeon en
dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il
part tout morfondu,
Sèche du mieux qu'il
peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l'écart
voit du blé répandu,
Voit un Pigeon auprès
: cela lui donne envie :
Il y vole, il est pris
: ce blé couvrait d'un las  
           
Les menteurs et traîtres appas.
Le las était usé : si
bien que de son aile,
De ses pieds, de son
bec, l'oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt
: et le pis du destin
Fut qu'un certain
vautour à la serre cruelle,
Vit notre malheureux
qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las
qui l'avaient attrapé,
           
Semblait un forçat échappé.
Le Vautour s'en allait
le lier, quand des nues
Fond à son tour un
aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du
conflit des voleurs,
S'envola, s'abattit
auprès d'une masure,
           
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
           
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d'enfant,
cet âge est sans pitié
Prit sa fronde, et, du
coup, tua plus d'à moitié
           
La Volatile  malheureuse,
      
Qui, maudissant sa curiosité,
           
Traînant l'aile et tirant le pié,
           
Demi-morte et demi-boiteuse,
           
Droit au logis s'en retourna :
           
Que bien, que mal  elle arriva
           
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens
rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs
ils payèrent leurs peines.
Amants, heureux amants
, voulez-vous voyager?
           
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l'un à
l'autre un monde toujours beau,
           
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de
tout, comptez pour rien le reste.
J'ai quelquefois aimé
: je n'aurais pas alors
           
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et
sa voûte céleste,
           
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas,
éclairés par les yeux
           
De l'aimable et jeune bergère
           
Pour qui, sous le fils de Cythère ,
Je servis, engagé par
mes premiers serments.
Hélas! Quand
reviendront de semblables moments?
Faut-il que tant
d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré
de mon âme inquiète?
Ah! si mon coeur osait
encor se renflammer!
Ne sentirai-je plus de
charme qui m'arrête?
           
Ai-je passé le temps d'aimer?