Esculape au Ranch - Conte de O. Henry wiki

Si vous êtes un lecteur fidèle des chroniques du ring, vous ne devez pas avoir oublié le fameux combat qui mit aux prises, il y a quelques années, le champion du monde des poids moyens et son « challenger », dans une ville de la frontière chevauchant une rivière internationale. Le conflit dura exactement une minute vingt-trois secondes ; cruellement désappointés par ce record de vitesse, les amateurs de vrai sport jurèrent qu'ils n'avaient rien vu de semblable depuis un temps immémorial. Les reporters sportifs firent ce qu'ils purent pour allonger la sauce de leur compte rendu ; mais débarrassé de tout ce délayage, l'événement fut en réalité tristement foudroyant. Le champion se contenta de frapper sa victime, lui tourna le dos en disant : « J'y ai donné sa dose », et tendit ses poings à ses seconds pour se faire enlever les gants. 

Voilà comment, le lendemain matin, l'on vit débarquer du train, à San-Antonio, une pleine cargaison de gentlemen complètement dégoûtés, une véritable orgie de pantalons blancs, de gilets fantaisie, de cravates polychromes et de panamas. Et voilà aussi la raison de la pénible situation dans laquelle se trouvait « Cricket » Mac-Guire, lorsqu'il descendit ce matin-là de son wagon en titubant et s'assit sur le quai de la gare des marchandises, tordu par une quinte de cette toux rauque et profonde si familière aux oreilles des San-Antoniens. 

A la même heure, mais pour des motifs différents, arrivait à la gare Curtis Raidler, le plus grand éleveur de bétail du Nueces, et l'éleveur de bétail le plus grand de ce district. 

Raidler s'était levé tôt pour prendre le Rapide-Sud qui devait le ramener à la station la plus proche de son ranch ; il s'arrêta devant l'infortuné voyageur, et lui adressa la parole avec l'accent traînant et pittoresque de son pays. 

— Ça te tient dur, fiston ? 

« Cricket » Mac-Guire, ancien jockey et ex-champion de boxe poids plume, exerçant actuellement la profession de bonneteur et de vendeur de tuyaux sur les champs de courses, fidèle habitué du ring et sportman accompli, leva les yeux d'un air provocant et batailleur en s'entendant interpeller aussi familièrement. 

— Cal'tez, gratte-ciel ! dit-il d'une voix éraillée. J'vous ai pas sonné. 

Une seconde quinte le terrassa, et il s'appuya en chancelant contre un chariot à bagages. Raidler attendit patiemment, tout en jetant un coup d'oeil sur la multitude bigarrée de chapeaux de paille, de pardessus clairs, de souliers jaunes et de gros cigares qui encombraient le quai. 

— Tu descends du Nord, fiston ? demanda-t-il quand la toux de l'autre se fut calmée. Tu es venu pour assister au combat? 
— Combat ! grogna Mac-Guire avec un air de roquet irrité. Qu'on m'parle pas d'combat ! Une injection d'morphine, plutôt ! L'type de Cork a juste fait prendre sa drogue à l'autre, une cuillerée avant 1'repas, et ji ! le v'ià endormi pour le compte. Un combat ! Peuh ! 

II s'arrêta, pour reprendre haleine, toussa de nouveau, et continua son discours, plutôt pour lui-même que pour son interlocuteur, heureux de se soulager en exposant à haute voix ses déboires. 

— M'parlez plus des coups sûrs ! N'importe qui aurait sauté là-dessus, même un book ! Cinq contre un ! Oui, ils m'ont donné l'autr'galette à cinq contre un, et j'aurais parié cent billets si j'les avais eus que 1'champion d'Cork tiendrait pas trois rounds devant l'autre. J'y ai fourré jusqu'à mon dernier sou, et j'étais si sûr du coup que j'sentais déjà l'odeur de c'te boîte de nuit d'la Trente-septième rue qu'j'allais acheter à Jimmy Delaney avec le pognon. Et alors... Dites, gratte-ciel, faut-y pas être un peu fumé pour balancer tout son fric sur un coup d'hasard comme ça ! 
—Sûrement, dit Raidler, surtout quand on perd. Et maintenant, fiston, lève-toi et rentre à l'hôtel. Tu as une sale toux. Y a longtemps que ça te tient ? 
— La poitrine, dit Mac-Guire en hochant la tête. Tuberculose. L'toubib dit qu'j'en ai pour six mois, p't'-être un an si j'me tiens à carreau. J'voulais justement m'tenir peinard et m'soigner, c'est pour ça qu'j'ai spéculé sur le coup de cinq contre un. J'avais mille dollars d'économies. Si j'avais gagné, j'achetais la turne à Delaney. Qui qu'aurait jamais pensé que c'te galette s'coucherait au premier round ? 
— C'est sûrement un coup dur, dit Raidler en contemplant d'un air paternel la maigre silhouette de Mac-Guire accroupie contre le chariot. Mais va te reposer à l'hôtel, fiston. Où descends-tu ? Au Menger, au Maverick ?... 
— Pourquoi pas le Carlton et le Waldorf-Astoria ? demanda Mac-Guire sarcastique. J'vous ai déjà dit qu'j'étais fauché. Y m'reste un penny, peut-être aussi qu'un voyage en Europe me f'rait du bien ou une croisière dans mon yacht particulier, hein ?... Hé ! journal ! 

Il lança son dernier penny au vendeur de journaux, déplia son Express, appuya son dos contre le chariot et se plongea incontinent dans la lecture de son Waterloo, tel qu'il était commenté, étendu et assaisonné par une presse ingénieuse. 

Curtis Raidler consulta une énorme montre en or Jet posa sa main sur l'épaule de Mac-Guire. 

— Debout, fiston, dit-il. Nous n'avons plus que trois minutes pour prendre le train. 

Mac-Guire grimaça un sourire sardonique. 

— Vous m'avez p't'-être vu casser une tirelire ou encaisser un chèque depuis tout à l'heure ? Y a pas une minute que j'vous ai dit que j'étais raide. Débinez-vous, building. 

— Je t'emmène à mon ranch, dit Raidler, et tu y resteras jusqu'à ce que tu sois guéri. Dans six mois tu seras remis à neuf. Allons ! 

Il empoigna Mac-Guire d'une seule main et l'entraîna, le portant presque, dans la direction du train. 

— Hé ! dites ! fit Mac-Guire en cherchant faiblement à se dégager, j'vous répète que j'peux pas payer ! 
— Payer quoi ? demanda Raidler étonné. 

Ils se dévisagèrent mutuellement, sans se comprendre. Car leurs esprits tournaient en sens inverse, tels deux pignons d'engrenage montés sur des arbres différents. 

Les voyageurs du Rapide-Sud, qui les virent assis l'un près de l'autre, se demandèrent ce qui avait bien pu causer le rapprochement de ces deux antipodes. Mac-Guire n'avait guère plus de cinq pieds de haut, et son visage offrait un curieux mélange d'irlandais et de japonais. Avec ses petits yeux ronds et brillants comme des billes de verre, ses joues osseuses, son menton décharné, sa figure coriace, balafrée, cassée et raccommodée, son expression farouche et indomptable, et sa mine de frelon belliqueux, il était un spécimen classique de la progéniture des grandes cités du Nord et de l'Est. Raidler sortait d'un humus tout différent. 

Haut de plus de six pieds, large de deux mètres, aussi pur, clair et transparent qu'un ruisseau de cristal, il représentait un produit parfait de l'heureuse union du Sud et de l'Ouest. On connaît peu de portraits fidèles de cette espèce d'hommes, car il n'existe pas de cadres assez grands pour les contenir. Seul, quelque chose de large, de libre, de frais, de robuste, de simple et de rustique comme une fresque égyptienne serait capable de représenter des Curtis Raidler. 

Le rapide les emmenait à toute vitesse vers le Sud. La forêt se fondait progressivement en une masse plus ou moins clairsemée de petits bosquets, dressés comme des îlots sur une mer d'herbage ; puis le train s'engagea résolument dans l'immense océan vert et nu des prairies du Texas. Ils étaient maintenant dans le royaume du bétail, du lasso, des centaures, des ranchs et des pantalons de cuir. 

Recroquevillé dans son coin, Mac-Guire accueillait avec une suspicion hostile la conversation de Raidler. Quelle pouvait bien être la « combine » de ce grand « mec » qui venait de le kidnapper ? Surtout, n'essayez pas d'insinuer le mot « altruisme » dans le domaine conjectural de Mac-Guire : il ne vous comprendrait pas. 

— C'est pas un fermier, pense le captif ; c'est pas un filou non plus, pour sûr. Qu'est-ce que ça peut bien être que son truc ? Ouvr'tes mirettes, mon vieux Cricket, et r'garde combien qu'il va tirer d'cartes. T'es bien coincé, en tout cas, avec un gousset creux et une phtisie galopante, tu frais mieux de t'tenir peinard. Oui, tiens-toi peinard en attendant d'connaître sa combine. 

A la station de Rincon, à cent milles au sud de San-Antonio, ils descendirent du train pour monter dans une voiture du ranch qui les attendait. C'est grâce à ce véhicule qu'ils allaient parcourir maintenant les cinquante kilomètres de prairies qui les séparaient de leur terminus. Déjà, ce voyage aurait dû donner à l'acrimonieux Mac-Guire une idée de ce qui allait constituer sa rançon. Les roues caoutchoutées glissaient à travers une savane ensorcelante. Les deux petits chevaux espagnols les entraînaient rapidement d'un trot agile et inlassable qui se changeait de temps à autre en un galop échevelé. L'air était vif et pétillant, chargé du parfum des mille fleurs de la prairie. Bientôt le chemin disparut, et la voiture se lança au milieu des flots verts d'un océan d'herbe, à travers lequel la dirigeait sûrement la main experte de Raidler, pour qui chaque bouquet d'arbres était un phare, chaque bosse du terrain une bouée lumineuse. Mais Mac-Guire le morose et le taciturne, tassé sur son siège, ne voyait là qu'un désert et ne répondait que par des grognements maussades et méfiants aux avances de Raidler. 

— Qu'est-ce qu'il peut bien avoir dans 1'crâne ? pensait-il. Qu'est-ce que c'grand fusil est en train d'mijoter pour ma terrine ? 

Enfanté parmi les panoramas de briques et les sites de ciment armé, Mac-Guire mesurait un espace borné par l'horizon et la quatrième dimension avec une jauge à rues et à trottoirs. 

La semaine précédente, en traversant les pâturages, Raidler avait rencontré un veau malade et abandonné qui beuglait pitoyablement. Sans mettre pied à terre il avait empoigné l'orphelin, l'avait couché en travers de sa selle, et porté au ranch, où il l'avait confié aux hommes pour qu'ils en prissent soin. Mac-Guire ne pouvait pas comprendre qu'aux yeux de Raidler, son propre cas et celui du veau étaient identiques, et requéraient semblablement sa compassion et son assistance. Voilà une créature en détresse, et voilà Raidler qui l'aperçoit et qui sait qu'il a le pouvoir de la secourir : il ne lui en faut pas plus pour agir. Pas besoin de monade, ni d'impératif catégorique pour Raidler. Mac-Guire était le septième invalide qu'il avait ramassé ainsi au hasard dans les rues de San-Antonio, où se rendent tant de malheureux poitrinaires pour y respirer l'ozone qui émane, dit-on, de son sol. Cinq de ces hôtes précédents du ranch Solito en étaient partis guéris ou tout au moins considérablement soulagés, en accablant Raidler de remerciements enthousiastes. Le sixième arriva trop tard, mais il n'en reposa pas moins confortablement, après une fin heureuse et douce, sous un arbre du verger. 

Aussi ne fut-ce point une surprise pour, les habitants du ranch lorsque Raidler, ayant arrêté ses chevaux devant la porte, empoigna son débile protégé comme un paquet de chiffons et le déposa sous la galerie. 

Mac-Guire contempla d'un air curieux et toujours méfiant l'étrange tableau qui s'offrait à ses yeux de citadin racorni. Le bâtiment du ranch était l'un des plus beaux de la région. Construit entièrement en briques, amenées à pied d'oeuvre sur des chariots, il n'avait qu'un étage, et une immense véranda en banco faisait le tour des quatre chambres. Un assortiment pittoresque et bigarré de chevaux, de chiens, de selles, de voitures, de harnais, de carabines et d'accessoires de cow-boys s'étalait aux regards du sportsman naufragé, qui laissait percer un certain étonnement. 

— Nous voilà rendus à la maison, dit Raidler joyeusement. . 
— C'est.. c'est... une sacrée drôle... de baraque ! siffla Mac-Guire, et il s'écroula sous la galerie, en proie à une quinte de toux effrayante. 
— On tâchera de te la rendre confortable, fiston ! dit Raidler gentiment. L'intérieur n'est peut-être pas très beau ; mais c'est l'extérieur et le grand air après tout qui te feront le plus de bien. 
— Tiens, voici ta chambre. Si tu as besoin de n'importe quoi, demande-le. 

Il avait fait entrer Mac-Guire dans la chambre Est. Le parquet nu était d'une propreté impeccable. Les rideaux flottaient à la brise du golfe qui pénétrait par les fenêtres ouvertes. La pièce était meublée de deux chaises droites, d'un grand rocking-chair en osier, d'une longue table couverte de journaux, de pipes, de tabac, d'éperons et de cartouches, et d'un confortable lit en bois clair. Plusieurs têtes d'antilopes étaient accrochées au mur, ainsi que celle d'un énorme sanglier noir. Les gens du Nueces considéraient cette chambre d'ami comme digne d'un prince ; mais Mac-Guire lui montra les dents. Il exhiba un ultime penny retrouvé dans le fond d'une poche et le lança au plafond. 

— Vous avez p't'-être cru que j'vous bluffais au sujet d'mon budget? Eh ben! vous pouvez m'saler autant qu'ça vous plaira : v'ià le dernier jaunet du trésor ! 

Les yeux de Raidler jetèrent un éclat sombre sous ses sourcils grisonnants tandis qu'il regardait fixement son hôte. Après un court instant de silence, il lui parla gentiment, mais d'une voix ferme. 

— Fiston, dit-il, ne fais plus jamais allusion à cette question d'argent ; une fois suffit largement. Les gens que j'invite à mon ranch n'ont rien à payer, et il est très rare qu'ils offrent même de le faire. Le dîner sera prêt dans une demi-heure. Il y a de l'eau dans le broc, pour ta toilette, et de l'eau potable toute fraîche dans cette jarre rouge qui est suspendue sous la galerie. 
— Où est la sonnette ? demanda Mac-Guire en jetant les yeux de tous les côtés. 
— Quelle sonnette ? 
— La sonnette pour appeler, si j'ai besoin de quelque chose. J'peux pas... Ben quoi ! cria-t-il avec une explosion de rage impuissante, j'vous ai pas d'mandé d'm'amener ici. J'ai pas essayé d'vous taper d'un sou. J'vous aurais pas raconté l'histoire de ma débine si vous m'l'aviez pas d'mandée. Me v'là maintenant à plus d'cent kilomètres d'un garçon ou d'un... d'un cocktail. J'suis malade. J'peux pas m'bagarrer. Ah ! Ah ! Ah ! j'suis bien coincé ! 

Et Mac-Guire se laissa tomber sur le lit en sanglotant convulsivement. 

Raidler sortit sous la galerie et cria : 

— Ylario ! 

Un jeune Mexicain d'une vingtaine d'années, mince et souriant, accourut promptement. 

— Ylario, lui dit Raidler en espagnol, je me souviens de't'avoir promis une place de vaquer o sur le San Carlos après le rodeo de l'automne. 
— Si, Senor ! telle fut votre bonté ! 
— Ecoute, ce senoriio est mon ami. Il est très malade. Je te mets à sa disposition. Sers-le fidèlement et à tout instant. Sois très patient et plein d'attention envers lui. Et quand il sera guéri, ou... et quand il sera guéri, ce n'est pas vaquero que je te ferai, mais mayordomo du Rancho de las Piedras. Esta bueno ? 
— Si, si ! Mil gracias, senor ! 

Ylario voulut manifester sa gratitude par une génuflexion, mais Raidler le releva d'un coup de pied affectueux, en grondant : 

— Allons ! Pas de grimaces d'opéra ici ! 

Dix minutes plus tard, Ylario sortit de la chambre de Mac-Guire et alla trouver Raidler. 

— Le petit senor, annonça-t-il, présente ses compliments et demande de la glace pilée, un bain chaud, un gin-fizz, un toast, le barbier, le New-York Herald, des cigarettes et qu'on ferme les fenêtres et à envoyer un télégramme. 

Raidler prit un flacon de whisky dans une armoire à pharmacie. 

— Va lui porter ça, dit-il. 

C'est ainsi que fut inauguré le règne de la terreur au ranch Solito. Durant plusieurs semaines, Mac-Guire ne cessa de crâner, de fanfaronner et de bluffer par-devant les cow-boys qui accouraient de dix lieues à la ronde pour contempler cette dernière importation de Raidler. C'était quelque chose d'entièrement nouveau pour eux. Il leur expliquait tous les trucs de la boxe, les méthodes d'entraînement, les meilleurs procédés de l'attaque et de « l'esquive ». Il étala devant leurs yeux toutes les « combines » peu glorieuses d'un « marlou » des sports professionnels. Son argot pittoresque les étonnait et les mettait en joie. Ses gestes, ses attitudes extraordinaires, son parler cru et son immoralité foncière les fascinaient. C'était pour eux quelque chose comme un habitant de la lune ou de Mars. 

Quant à lui, si étrange que cela puisse paraître, ce monde nouveau dans lequel il était entré n'existait pas à ses yeux. C'était un égoïste intégral bâti de briques et de ciment. On l'avait plongé, pensait-il, dans « la vie au grand air » pour le moment, mais tout ce qu'il y avait trouvé, c'était un auditoire pour ses discours et souvenirs. Ni la liberté illimitée de la prairie pendant le jour, ni le silence grandiose des nuits immenses et constellées ne parvenaient à le séduire. Toutes les teintes les plus délicates de l'aurore ne l'auraient point détourné des pages rosés d'un journal sportif. Sa devise dans la vie était : « Avoir tout pour rien ». Et son but, la Trente-septième rue. 

Environ deux mois après son arrivée, il commença à se plaindre qu'il allait plus mal. C'est alors qu'il devint réellement la peste du ranch, son virus, son cauchemar, son insupportable tyran. Il s'enferma dans sa chambre comme un gnome venimeux, pleurnichant, insultant, exigeant, accusant, jurant du matin au soir. Le thème habituel de ses plaintes était qu'on lui avait imposé cette géhenne contre sa volonté, qu'il allait mourir faute de soins et de confort. Bien qu'il ne cessât de proclamer les progrès de sa maladie, personne ne le trouvait changé. Ses yeux de grenouille étaient plus brillants et diaboliques que jamais, sa voix toujours aussi rèche ; et son visage calleux, dont la peau était tendue comme celle d'un tambour, n'avait plus, depuis longtemps, un gramme de chair à perdre. Seule, la rougeur qui teintait ses pommettes l'après-midi semblait révéler la lèpre cachée qui le rongeait ; et, bien qu'il ne respirât qu'avec un seul poumon, son apparence ne s'était point modifiée. 

Il avait fait son esclave du pauvre Ylario, que la promesse de son « majordomat » aidait à supporter son martyre. Mac-Guire commença par lui ordonner de fermer les fenêtres et de tirer les rideaux, bouchant ainsi le passage à l'air frais, qui était sa seule chance de salut. L'atmosphère de la chambre était perpétuellement obscurcie et viciée par la fumée du tabac ; tous ceux qui entraient pour écouter les interminables récits, les scandaleuses rodomontades du petit démon, sortaient à moitié suffoqués. . 

Ce qu'il y avait de plus curieux, c'était la façon dont Mac-Guire et son bienfaiteur se traitaient mutuellement. L'attitude du « patient » vis-à-vis de Raidler rappelait celle d'un enfant hargneux et pervers à l'égard d'un père indulgent. Toutes les fois que Raidler quittait le ranch, son départ plongeait Mac-Guire dans un accès de mutisme rageur, de sombre malveillance ; à son retour il ne manquait pas d'être salué par une volée de reproches violents et acerbes. Quant à l'attitude de Raidler vis-à-vis de son « fiston », elle ne manquait pas non plus de singularité. Il avait l'air d'exercer délibérément et naturellement ce caractère de tyran, de cruel oppresseur que les accusations immodérées de Mac-Guire ne cessaient de lui attribuer ; paraissant avoir assumé la responsabilité de la santé du malade, il accueillait toujours ses algarades avec une douceur, une patience et même une quasi-humilité que rien ne pouvait altérer. 

Un jour Raidler parla un peu plus longuement que d'habitude. 

— Tu devrais essayer le grand air, fiston, dit-il. Je te donnerai une voiture et un conducteur tous les jours si tu veux. Tu devrais même aller passer une semaine ou deux dans l'un des campements de la prairie, je m'arrangerai pour que tu y trouves tout le confort désirable. C'est l'air, l'air pur et sain des herbages qu'il te faut si tu veux guérir. J'ai connu un homme de Philadelphie, qui était plus mal en point que toi ; il se perdit dans la prairie de Guadalupe, et dut coucher dehors pendant quinze jours, à même l'herbe. Eh bien ! c'est ça qui a commencé à le remettre d'aplomb. Le plus près possible du sol, c'est là où l'air est le meilleur pour toi. Tiens ! Va faire un petit tour à cheval aujourd'hui ; il y a un poney qui est doux comme un... 
— Qu'est-ce que j'vous ai fait ? cria Mac-Guire. Est-ce que j'vous ai jamais faisandé ? Est-ce que j'vous ai d'mandé d'm'apporter ici ? Fichez-moi dehors si vous voulez, ou bien donnez-moi tout d'suite un coup d'surin dans les côtelettes : ça ira plus vite. Monter à cheval ! J'peux même pas mettre un pied d'vant l'autre ! J'serais même pas capable d'esquiver un « jab » d'un poids extraplume de cinq ans ! V'Ià c'que votr'sacré ranch a fait d'moi ! Y a rien à manger, rien à voir, et personne à qui parler, excepté un tas de pedzouilles qui sauraient même pas distinguer un « punching-bag » d'une mayonnaise de homard ! 
— Le coin est un peu solitaire, c'est vrai, avoua Raidler avec un soupir. Et c'est vrai aussi que le menu est généralement un peu fruste, bien qu'il soit toujours abondant. Enfin ! s'il y a quelque chose qui te fait envie, dis-le, et j'enverrai un cavalier le chercher. 

Ce fut Chad Murchison, un cow-boy du Circle Bar, qui insinua le premier que Mac-Guire pouvait fort bien n'être qu'un simulateur. Chad était allé chercher à cheval, à cinquante kilomètres de là, un panier de raisins destinés au malade. Après être resté quelques minutes dans l'antre enfumé du monstre, il sortit précipitamment la bouche ouverte, avala d'un seul trait une immense goulée d'air pur sous la véranda, et courut confier ses soupçons à Raidler. 

— Il est pas plus malade que moi, patron ! dit Chad. Ses biceps sont durs comme du fer. Il m'a fait voir c'que c'était qu'un direct au plesp... au prospectus solaire qu'il appelle, et c'est comme si un mustang m'avait rué dans 1'ventre avec les deux pieds. Il est en train d'vous posséder, boss ! Pas plus malade que moi, j'vous dis. C'est triste à dire, mais ce petit salaud vous fait marcher, pour qu'vous 1'nourrissiez à rien faire ! 

Mais Raidler, l'ingénu et le généreux ne voulut pas ajouter foi aux accusations de Chad ; et si, quelques jours plus tard, il mit Mac-Guire à l'épreuve, ce fut plutôt parce que l'occasion s'en offrit d'elle-même que pour obéir à ses soupçons.

Un jour, vers midi, deux hommes descendirent de voiture devant la porte du ranch, entrèrent et se mirent à table. Dans cette région point n'est besoin d'invitation ; la coutume est d'arriver, de s'asseoir et de manger avec les hôtes, tout simplement. L'un des deux voyageurs était un grand médecin de San-Antonio, dont les précieux services avaient été requis par un riche éleveur qu'une malencontreuse balle de revolver avait contraint de s'aliter. Il se rendait maintenant à la gare pour prendre le train qui devait le ramener chez lui. Après déjeuner, Raidler l'entraîna dans un coin discret de la galerie et dit, en lui tendant un billet de vingt dollars : 

— Doc, j'ai là, dans la chambre Est, un gamin que je crois atteint de tuberculose aiguë. Voudriez-vous l'examiner pour voir où il en est, et nous dire ce qu'il faudrait faire pour lui. 
— Combien vous dois-je pour le déjeuner, Mr Raidler ? dit le docteur rondement, en regardant l'autre par-dessus ses lunettes. 

Raidler remit l'argent dans sa poche. 

Le docteur entra aussitôt dans la chambre de Mac-Guire, et Raidler s'assit, en attendant, sur un tas de selles. Il avait déjà du remords à la pensée que sans doute le verdict allait être implacable. 

Au bout de dix minutes, le docteur reparut et s'avança vivement. 

— Votre homme, dit-il, est aussi sain qu'un dollar neuf. Ses poumons valent mieux que les miens. Respiration, température et pouls normaux. Dilatation thoracique dix centimètres. Aucun signe de faiblesse nulle part. Je n'ai pas pu faire d'examen bacillaire, mais ce serait superflu, Je réponds du diagnostic. Même la fumée du tabac et l'air vicié n'ont pas réussi à l'entamer. Il tousse, n'est-ce pas ? Eh bien ! dites-lui que ce n'est pas nécessaire. Vous m'avez demandé ce que vous pourriez faire pour lui : je vous conseille de lui faire planter des poteaux ou dresser des mustangs, au choix. Ma voiture est prête, je m'en vais. Adieu, et merci ! 

Et, tel une bouffée de vent frais, le bon docteur s'envola prestement. 

Raidler allongea la main et cueillit, par-dessus la balustrade, une feuille de mesquite qu'il se mit à mâcher d'un air songeur. 

On venait d'atteindre l'époque où, comme chaque année, le jeune bétail allait être marqué au fer rouge. Le lendemain matin, Ross Hargis, le chef des cow-boys, était en train de rassembler son équipe de vingt-cinq hommes au ranch, et se préparait à partir pour le district de San-Carlos, où le travail devait commencer. A six heures, les chevaux étaient sellés, le chariot à vivres était prêt, et les cow-boys se mettaient déjà en selle, lorsque Raidler fit signe à Ross d'attendre. A ce moment, les cow-boys virent s'approcher un cheval supplémentaire, sellé et bridé, tenu en main par un palefrenier. 

Raidler se dirigea à grands pas vers la chambre de Mac-Guire et ouvrit la porte toute grande. Le troglodyte, encore en pyjama, était allongé sur son lit, et fumait une cigarette. 

— Debout ! ordonna Raidler d'une voix sonore et métallique comme un coup de clairon. 
— De quoi ? De quoi ? fit Mac-Guire légèrement décontenancé. 
— Debout et habille-toi. Je pardonnerais à la rigueur à un crotale, mais je ne peux pas supporter un menteur. J'ai dit : debout ! Tu n'as pas entendu ? 

Il saisit Mac-Guire par le cou et l'arracha du lit. 

— Dites donc, patron ! cria Mac-Guire d'un air égaré, est-ce que vous êtes fou ? J'suis malade, que j'vous dis ! J'vais claquer si on m'bouscule ! 
— Qu'est-ce que j'vous ai fait ? J'vous ai jamais d'mandé d'm'amener... 
— Habille-toi ! clama Raidler d'une voix tonnante. 

Jurant, trébuchant, frissonnant, ses yeux luisants et stupéfaits fixés sur le géant irrité et menaçant, Mac-Guire parvint enfin à enfiler ses vêtements. Alors Raidler le prit par l'encolure, le poussa dehors, lui fit traverser la cour sans le lâcher et l'amena auprès du cheval qui était attaché à la barrière. Les cow-boys, bouche bée, regardaient la scène en se balançant sur leurs selles. 

— Ross, dit Raidler au chef d'équipe, emmène ce type-là et mets-le au travail. Fais-le travailler dur, et mène-lui la vie dure. Vous savez tous que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour lui, et de bon coeur. Hier, le meilleur docteur de San Antone l'a examiné, et il l'a trouvé aussi sain qu'un bourricot et aussi parfaitement constitué qu'un cerf. Tu sais ce qu'il faut faire de lui, Ross ? 

Ross Hargis se contenta d'esquisser un rictus approbateur. 

— Oh ! dit Mac-Guire, avec un sourire amer, en fixant sur Raidler un regard profond de ses petits yeux jaunes, le toubib a dit qu'j'étais pas malade, hein ? Que j'le faisais au chiqué, pas vrai ? C'est pour moi qu'vous l'avez fait v'nir, s'pas ? Vous pensiez qu'j'avais rien, qu'j'étais un menteur. Patron, j'vous ai engueulé souvent, c'est vrai, mais j'pensais pas à mal, j'vous jure. Si seulement vous aviez c'que j'ai... oh ! pardon, j'oubliais : 1'croqu'mort a dit qu'j'étais pas malade. Eh ben! alors, patron, entendu : j'vais aller bosser pour vous. Comme ça, on s'ra quittes ! 

Il sauta en selle aussi légèrement qu'un oiseau, saisit la cravache accrochée au pommeau et cingla son cheval. « Cricket » qui avait autrefois gagné d'une tête le grand Handicap'd'Hawthorne avec Good Boy, un outsider à 10 contre 1, Cricket avait de nouveau le pied à l'étrier. 

Il entraîna la cavalcade, qui s'élança derrière lui à toute volée, tandis que les cow-boys poussaient des hurlements d'enthousiasme au milieu d'un nuage de poussière. 

Mais, un kilomètre plus loin, Mac-Guire avait déjà rétrogradé ; il était en queue du peloton lorsque celui-ci s'engagea dans le carré de broussaille qui s'étendait derrière les écuries. Il jeta un coup, d'oeil rapide en avant pour s'assurer que personne ne le regardait, arrêta son cheval, porta son mouchoir à sa bouche et le rejeta, rouge de sang, dans un bouquet de cactus. Puis il cravacha de nouveau son cheval et rattrapa la troupe au galop. 

Le même soir, Raidler reçut une lettre de son pays natal en Alabama. Il y avait eu un décès dans la famille, et sa présence était nécessaire pour effectuer le partage de la propriété. Le lendemain, au lever du jour, il fendait rapidement, dans son léger véhicule, les flots de la prairie, en direction de la gare. 

Lorsqu'il revint, deux mois plus tard, il trouva le ranch, presque désert. Seul restait pour le saluer le fidèle Ylario, qui avait rempli en quelque sorte les fonctions d'intendant intérimaire. Le jeune Mexicain mit son maître au courant de ce qui avait été fait pendant l'absence d'iceluy ; on n'avait pas encore terminé de marquer le jeune bétail; de violents orages avaient effrayé les troupeaux, qui s'étaient dispersés, et cela n'avait pas été sans retarder le travail des marqueurs. Le campement se trouvait maintenant dans la vallée de la Guadalupe, à vingt milles de là. 

— A propos, dit Raidler, qui se souvint tout à coup, ce type que j'ai envoyé avec eux... Mac-Guire... est-ce qu'il travaille toujours ? 
— Je ne sais pas, dit Ylario. Les hommes du campement, ils viennent au ranch de très petites fois. Si grande le travail avec les veaux ! Eux n'ont rien dit. Oh ! Je pense ce type Mac-Guire il mourut il y a grand temps. 
— Mourut ! dit Raidler. Qu'est-ce que tu racontes ? 
— Lui beaucoup malade, Mac-Guire, dit Ylario en hochant la tête. Quand je le vois partir, je pense qu'il ne vivra pas deux mois peut-être ! 

Raidler regarda le Mexicain d'un air intrigué en se grattant la tête. 

— Quels sont les chevaux qui sont restés au ranch ? demanda-t-il soudain. 
— Paisano, senor, broute l'herbe à cette heure derrière le petit corral. 
— Va le seller pour moi tout de suite. Quelques instants plus tard Raidler filait à toute allure dans la prairie, sur le dos de l'alezan, qui semblait avaler les kilomètres comme du macaroni. Deux heures plus tard, le cavalier aperçut, du haut d'une petite éminence, les tentes des cow-boys auprès de l'abreuvoir. Vaguement inquiet, les sourcils froncés, il atteignit le campement, mit pied à terre et laissa tomber les rênes de son cheval. 

Il n'y avait là personne que le cuisinier, qui était en train de préparer les biftecks pour le repas du soir. Raidler se dirigea vers lui. 

— Tout va bien au campement, Pete ? demanda-t-il. 
— Comme si comme ça, répondit Pete en tournant maintenant du café. Les vivres ont manqué deux fois. Le vent a dispersé les bestiaux et il a fallu faire une rafle de cinquante kilomètres pour les rassembler. J'ai besoin d'une nouvelle cafetière. Et les moustiques sont encore un peu plus diaboliques que d'habitude. 
— Et les hommes... tous en bonne condition? 

Pete n'était pas optimiste. En outre, des questions relatives à la santé des cow-boys ne lui semblaient pas seulement superflues, elles frôlaient, à son avis, une mollesse et une sensiblerie déplacées. 

— Ceux qui sont encore là, dit-il d'un ton indifférent, arrivent jamais en r'tard à la soupe. 
— Ceux qui sont encore là ? répéta Raidler d'une voix un peu troublée. Un frisson parcourut son épine dorsale. 

Est-ce que ce docteur se serait trompé ? 

— Dame oui ! dit Pete. Y a généralement des changements dans un campement en deux mois d'temps. Y a des nouveaux qu'arrivent, et pis y en a d'autres qui nous quittent, oui, y en a qu'on r'verra plus. 

Une sueur froide doucha Raidler qui fit un effort pour se ressaisir. Machinalement il jeta les yeux autour de lui, avec un certain effroi, et fut tout étonné, mais à peine rassuré, de ne pas apercevoir une tombe fraîchement creusée... 

— Et ce... ce type qui vous avait... accompagné... ce Mac-Guire... est-ce que... 
— Ah ! çà, par exemple ! dit Pete en se levant, un gobelet dans chaque main, vraiment, patron, j'comprends pas qu'on ait envoyé un pauvre petit crevard comme ça dans un campement ! Si j'tenais le docteur qui l'a « insculté », j'y flanqu'rais une sacrée fessée, à c't', âne-là ! 

. . . Les mains de Raidler s'étaient mises à trembler légèrement ; il regardait le cuisinier avec des yeux qui semblaient fascinés par un désir morbide de connaître la suite, et une crainte douloureuse d'apprendre le pire. 

— Oui, continua Pete, c'est un scandale ! Et avec ça qu'il avait du cran, le pauvre môme! J'vas vous dire c'qu'il a fait. L'premier soir, les autres cow-boys commencent par lui donner le baptême du feu d'camp'ment. Ross Hargis lui envoie son pantalon d'cuir à toute volée sur le dos et le fiche par terre. Et savez-vous c'qu'il fait alors, le malheureux gosse ? Il se r'lève, et il s'met à boxer Ross, et il lui flanque une raclée. Oui, une raclée maousse, à Ross Hargis ! Il lui en met plein le nez, plein les yeux, plein le menton, plein le ventre, plein toute la zone, quoi ! Ross n'avait que le temps d'se relever et d'choisir un nouvel endroit pour retomber. Et quand c'est fini, Mac-Guire va s'coucher là, et il s'met à saigner, la tête dans l'herbe. Une himorangie, qu'on appelle ça. Dix-huit heures qu'il est resté là par terre, sans qu'on puisse le faire lever. Alors Ross Hargis, qu'a un faible pour tous ceux qui lui ont flanqué une volée, s'met à blasphémer toute la corporation des docteurs depuis le pôle nord jusqu'au Guatemala, et il fait ça si richement qu'mon feu en d'vient tout rouge. Puis, lui et Green Branch Johnson transportent Mac-Guire dans une tente, et ils se relayent tous les deux pour le nourrir de viande crue hachée et de whisky. 

« Mais il paraît que le môme ne s'en ressent pas pour aller mieux, car pendant la nuit v'là qu'il se trotte, et ils le retrouvent couché dans l'herbe, et même qu'il pleuvait par-dessus le marché. « Gal'tez, qu'il leur dit, laissez-moi crever tranquille. Il a dit qu'j'étais un menteur et un chiqueur, et que j'faisais semblant d'être malade. F...tez-moi la paix ! » 

« Pendant quinze jours, poursuit le cuisinier, le pauvre gosse s'traîne dans le camp'ment sans rien dire à personne. Et puis un jour... 

Un grondement de tonnerre ébranla soudain l'air et le sol, et une troupe d'une vingtaine de centaures, émergeant de la brousse, fit irruption dans le campement au grand galop. 

— Saints crotales ! s'écria Pete en se ruant sur ses ustensiles, les v'ià qui arrivent, et si le dîner est pas prêt dans trois minutes, j'suis un homme décédé ! 

Mais Raidler, un peu pâle et les yeux humides, ne voyait plus qu'une chose, et cette chose était un petit bonhomme qui venait de sauter à bas de son cheval et dont les flammes du foyer éclairaient le teint bronzé et le visage grimaçant. Etait-il possible que ce fût là Mac-Guire ? Pourtant... 

Un instant plus tard, Raidler lui étreignait les épaules. 

— Eh bien ! Eh bien ! fiston, comment ça va ? Il n'en put dire davantage.
— L'grand air, patron ! Vous aviez raison ! s'écria Mac-Guire d'une voix claironnante, en écrasant les doigts de Raidler dans sa poigne de boxeur, 1'grand air et coucher sur la dure, c'est ça qui m'a guéri. Et ça m'a guéri aussi d'autr'chose, de c'te vie d'salopard qu'j'avais m'née jusqu'à présent. Merci d'm'avoir foutu dehors, mon vieux ! Et puis, dites ! j'me marre d'avoir possédé c'grand toubib de San Antone ! 

Raidler fronça les sourcils. 

— Si je le revois celui-là, dit-il d'un ton menaçant, je lui ferai apprendre sa gramm... 
— Oh! Faut pas lui en vouloir ! dit Mac-Guire avec une joyeuse grimace. Il est tout c'qu'il y a d'régulier. Seul'ment voilà : quand il est entré dans ma turne, j'étais sous la véranda d'l'autre côté ; et je 1'vois par la f'nêtre qui s'approche d'Ylario, et qui 1'palpe, et qui 1'pelote, et qui joue du piano sur ses côtelettes, et qui lui fait sucer une cuiller, et qui lui fait tout 1'grand jeu, quoi, avec les tarots et tout. Et 1'mexicain s'laisse faire, même qu'il a l'air d'aimer ça, et moi je m'gondole. Voilà ! 
— Mais, sacré galopin, s'écria Raidler rudement, pourquoi n'as-tu rien dit alors ? 
— Ben quoi ! fit Mac-Guire gouailleur, vous m'l'aviez pas d'mandé. Personne peut m'bluffer. Vous avez ramassé vos cartes tout seul et vous m'avez mis à la porte : alors j'vous ai laissé jouer votre jeu. Et, dites, mon vieux, y a rien d'plus chouette que c'te chasse à courre après les vaches. Et y a pas plus bath que tous ces copains-là : des vrais sportsmen ! Vous allez m'laisser ici avec eux, dites, patron ? 

Raidler questionna Ross Hargis du regard. 

— Ce sale petit rat, dit Ross affectueusement, est 1'meilleur cavalier, et l'plus grand bagarreur qu'j'aie jamais rencontré su'1'gazon à vaches !