Élie Sansfaçon errait de jour en jour dans le plus profond désespoir. Il se voyait ruiné. Il était pourtant un esprit rusé qui possédait une habilité sans pareille pour conclure des marchés fructueux. Sa réputation avait depuis longtemps fait le tour du canton. Quand il allait au marché vendre ses animaux, il revenait toujours les poches pleines d'argent sonnant. Il est vrai qu'il avait possédé une terre de belle dimension, des troupeaux de vaches, une maison, des étables. Mais une nuit, la foudre était tombée sur ses bâtiments et avait tout réduit en cendres : récoltes, animaux, outils, étables. Il s'apprêtait à rebâtir quand un nouvel incendie ravagea sa maison. Cette fois, sa femme et ses enfants y périrent et seul Élie réussit à se sauver. Pauvre Élie !
Il ne lui restait plus rien, si ce n'est une vieille grange vide et les vêtements qu'il portait. C'était tout. On comprend aisément les raisons qui poussaient notre pauvre homme à se lamenter sans cesse et même à invoquer le diable ! Et justement, un matin, le diable apparut à Élie et lui dit :
- J'ai entendu tes lamentations ; je reconnais ta mauvaise fortune. Je suis venu te proposer un marché. Si tu veux me signer un papier comme quoi tu m'appartiendras, corps et âme, dans un an et un jour, je m'engage à te procurer tout l'or et l'argent que tu voudras d'ici à ce que le délai soit arrivé.
En voyant le diable, Élie sortit de sa torpeur. Il réfléchit un moment. Son aptitude à faire des marchés avantageux lui revint tout à coup. Il regarda fixement le diable et lui répondit :
- Je signerai ton papier m'engageant à t'appartenir au bout d'un an et un jour à trois conditions : d'abord, tu rempliras ma tuque que voici de pièces d'or et d'argent. Ensuite, je veux que tu le fasses en faisant glisser les pièces dans un trou pratiqué dans le toit de ma grange ; ma tuque sera clouée sous l'ouverture. Enfin, il faut que tu me promettes de ne pas te montrer d'ici un an et un jour pour que je puisse profiter tranquillement de l'argent que tu m'auras versé. Si je t'aperçois, même un petit bout de ta queue, notre marché sera rompu.
- Accepté ! s'écria le diable en ricanant. Prépare ta tuque.
- Tout sera prêt demain à l'aube, fit Élie en signant le contrat.
Le diable s'enfuit en se frottant les mains de joie. Élie souriait, ses yeux pétillaient de malice. Peu à peu, il reprenait son allure coutumière.
Cette nuit-là, Élie perça un trou dans le toit de sa grange. Il cloua par en dedans sa tuque de laine rouge dont il avait eu soin de découdre le fond. Il y enfila deux ficelles, de manière à pouvoir ouvrir ou fermer le fond au besoin, et attendit. Au lever du soleil, le diable arriva. Il grimpa sur le toit et versa par l'ouverture le contenu de deux sacs de pièces d'argent. Il fut bien étonné en constatant que les deux sacs n'avaient pas suffi à remplir la tuque d'Élie. Il passa la main dans le trou et réalisa que la tuque était vide. Il s'en alla chercher six autres sacs et remonta les vider dans le trou. Il y passa la main : la tuque était toujours là, mais elle était vide !
Dans la grange, Élie manoeuvrait les ficelles. Quand le diable vidait les sacs il lâchait les ficelles et les pièces, passant par le fond ouvert de la tuque, tombaient au beau milieu du plancher. Toute la journée le diable transporta des sacs d'argent sans que la tuque rouge ne soit jamais remplie. Le lendemain, il recommença. Puis, il se mit à douter de la bonne foi d'Élie car il avait cru entendre une voix venant de la grange et quelques mots d'une chanson :
Bon diable, bon diable
Verse, verse dans ma tuque
Des écus, des écus,
Cherche, fouille, reluque
Tiens ! ils ont disparu.
Le surlendemain, la tuque rouge ne s'emplissait pas plus que les jours précédents. Le diable se mit en colère. Il criait et menaçait Élie.
- N'entre pas dans la grange, ne te fais pas voir, avertit Élie, car notre marché serait rompu.
Le diable entra dans une grande fureur et abandonna la partie. Il s'enfuit en crachant du feu qui, heureusement, ne brûla rien. Élie ramassa ses pièces d'argent qui faisaient une montagne au milieu du plancher. Il en remplit dix grands sacs. Élie reconstruit sa maison, ses étables, répara sa grange. Il acheta une vache, trois moutons et quelques outils. Il donna le reste de son argent aux pauvres. Jusqu'à la fin de ses jours, il mena une vie bien tranquille entre sa vache et ses moutons. Le tour joué au diable fut son dernier marché. Le soir, Élie restait longtemps assis sur sa galerie ; on l'entendit parfois fredonner :
Vieux diable, vieux diable
Regarde donc dans ma tuque !
Les vois-tu ?
Tes beaux écus, beaux écus ?
Ils n'y sont plus.