N°26 Les trois Pommes - Conte de Antoine Galland wiki

Sire, dit Scheherazade, j’ai déjà eu l’honneur d’entretenir votre Majesté d’une sortie que le calife Haroun-al-Raschid fit, une nuit, de son palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre.

Un jour, ce prince avertit le grand vizir Giafar de se trouver au palais la nuit prochaine. « Vizir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville et m’informer de ce qu’on y dit, et particulièrement si on est content de mes officiers de justice. S’il y en a dont on ait raison de se plaindre, nous les déposerons pour en mettre d’autres à leurs places, qui s’acquitteront mieux de leur devoir. Si, au contraire, il y en a dont on se loue, nous aurons pour eux les égards qu’ils méritent. » Le grand vizir s’étant rendu au palais à l’heure marquée, le calife, lui et Mesrour, chef des eunuques, se déguisèrent, pour n’être pas connus, et sortirent tous trois ensemble.

Ils passèrent par plusieurs places et par plusieurs marchés ; et, en entrant dans une petite rue, ils virent, au clair de la lune, un bon homme à barbe blanche, qui avait la taille haute et qui portait des filets sur sa tête. Il avait au bras un panier pliant de feuilles de palmier, et un bâton à la main. « A voir ce vieillard, dit le calife, il n’est pas riche abordons-le et lui demandons l’état de sa fortune. — Bon homme, lui dit le vizir, qui es-tu ? — Seigneur, lui répondit le vieillard, je suis pêcheur, mais le plus pauvre et le plus misérable de ma profession. Je suis sorti de chez moi tantôt, sur le midi, pour aller pêcher, et, depuis ce temps-là jusqu’à présent, je n’ai pas pris le moindre poisson. Cependant j’ai une femme et des petits enfants, et je n’ai pas de quoi les nourrir. »

Le calife, touché de compassion dit au pêcheur « Aurais-tu le courage de retourner sur tes pas et de jeter tes filets encore une fois seulement ? Nous te donnerons cent sequins de ce que tu amèneras. » Le pêcheur, à cette proposition, oubliant toute la peine de la journée, prit le calife au mot et retourna vers le Tigre avec lui, Giafar et Mesrour, en disant en lui-même : « Ces seigneurs paraissent trop honnêtes et trop raisonnables pour me pas me récompenser de ma peine ; et quand ils ne me donneraient que la centième partie de ce qu’ils me promettent, ce serait encore beaucoup pour moi. »

Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêcheur y jeta ses filets, puis, les ayant tirés, il amena un coffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva. Le calife lui fit compter aussitôt cent sequins par le grand vizir, et le renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses épaules, par l’ordre de son maître, qui, dans l’empressement de savoir ce qu’il y avait dedans, retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, on y trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé et cousu par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l’impatience du calife, on ne se donna pas la peine de le découdre ; on coupa promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier un paquet enveloppé dans un méchant tapis et lié avec de la corde. La corde déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corps d’une jeune dame, plus blanc que de la neige, et coupé par morceaux.

Sire, Votre Majesté s’imaginera mieux elle-même que je ne le puis faire comprendre par mes paroles quel fut l’étonnement du calife à cet affreux spectacle. Mais de la surprise il passa en un instant à la colère ; et lançant au vizir un regard furieux : « Ah, malheureux lui dit-il, est-ce donc ainsi que tu veilles sur les actions de mes peuples ? On commet impunément, sous ton ministère, des assassinats dans ma capitale, et l’on jette mes sujets dans le Tigre, afin qu’ils crient vengeance contre moi au jour du jugement ! Si tu ne venges promptement le meurtre de cette femme par la mort de son meurtrier, je jure par le saint nom de Dieu que je te ferai pendre, toi et quarante de ta parenté. — Commandeur des croyants, lui dit le grand vizir, je supplie Votre Majesté de m’accorder du temps pour faire des perquisitions. — Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le calife ; c’est à toi d’y songer.

Le vizir Giafar se retira chez lui dans une grande confusion de sentiments. « Hélas ! disait-il, comment, dans une ville aussi vaste et aussi peuplée que Bagdad, pourrai-je déterrer un meurtrier qui sans doute a commis ce crime sans témoin et qui est peut-être déjà sorti de cette ville ? Un autre que moi tirerait de prison un misérable et le ferait mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pas charger ma conscience de ce forfait, et j’aime mieux mourir que de me sauver à ce prix-là. »

Il ordonna aux officiers de police et de justice qui lui obéissaient de faire une exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en campagne et s’y mirent eux-mêmes, ne se croyant guère moins intéressés que le vizir en cette affaire. Mais tous leurs soins furent inutiles : quelque diligence qu’ils y apportassent, ils ne purent découvrir l’auteur de l’assassinat ; et le vizir jugea bien que, sans un coup du ciel, c’était fait de sa vie.

Effectivement, le troisième jour étant venu, un huissier arriva chez ce malheureux ministre et le somma de le suivre. Le vizir obéit et, le calife lui ayant demandé où était le meurtrier : « Commandeur des croyants, lui répondit-il les larmes aux yeux, je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en donner la moindre nouvelle. » Le calife lui fit des reproches remplis d’emportements et de fureur, et commanda qu’on le pendit devant la porte du palais, lui et quarante des Barmecides.

Pendant que l’on travaillait à dresser les potences et qu’on se saisissait des quarante Barmecides dans leurs maisons, un crieur public alla, par ordre du calife, faire ce cri dans tous les quartiers de la ville :

« Qui veut avoir la satisfaction de voir pendre le grand vizir Giafar et quarante des Barmecides, ses parents, qu’il vienne à la place qui est devant le palais. »

Lorsque tout fut prêt, le juge criminel et un grand nombre d’huissiers du palais amenèrent le grand vizir avec les quarante Barmecides, les firent disposer chacun au pied de la potence qui lui était destinée, et on leur passa autour du cou la corde avec laquelle ils devaient être levés en l’air. Le peuple, dont toute la place était remplie, ne put voir ce triste spectacle sans douleur et sans verser des larmes ; car le grand vizir Giafar et les Barmecides étaient chéris et honorés pour leur probité, leur libéralité et leur désintéressement, non seulement à Bagdad, mais même par tout l’empire du calife.

Rien n’empêchait qu’on n’exécutât l’ordre irrévocable de ce prince trop sévère ; et on allait ôter la vie aux plus honnêtes gens de la ville, lorsqu’un jeune homme très bien fait et fort proprement vêtu fendit la presse, pénétra jusqu’au grand vizir, et, après lui avoir baisé la main : « Souverain vizir, lui dit-il, chef des émirs de cette cour, refuge des pauvres, vous n’êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici. Retirez-vous et me laissez expier la mort de la dame qui a été jetée dans le Tigre. C’est moi qui suis son meurtrier, et je mérite d’en être puni. »

Quoique ce discours causât beaucoup de joie au vizir, il ne laissa pas d’avoir pitié du jeune homme, dont la physionomie, au lieu de paraître sinistre, avait quelque chose d’engageant ; et il allait lui répondre, lorsqu’un grand homme d’un âge déjà fort avancé, ayant aussi fendu la presse, arriva et dit au vizir : « Seigneur, ne croyez rien de ce que vous dit ce jeune homme nul autre que moi n’a tué la dame qu’on a trouvée dans le coffre ; c’est sur moi seul que doit tomber le châtiment. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punir l’innocent pour le coupable. Seigneur, reprit le jeune homme en s’adressant au vizir, je vous jure que c’est moi qui ai commis cette méchante action, et que personne au monde n’en est complice. Mon fils, interrompit le vieillard, c’est le désespoir qui vous a conduit ici, et vous voulez prévenir votre destinée ; pour moi, il y a longtemps que je suis au monde, je dois en être détaché. Laissez-moi donc sacrifier ma vie pour la vôtre. Seigneur, ajouta-t-il en s’adressant au grand vizir, je vous le répète encore : c’est moi qui suis l’assassin ; faites-moi mourir et ne différez pas. »

La contestation du vieillard et du jeune homme obligea le vizir Giafar à les mener tous deux devant le calife, avec la permission de l’officier chargé de présider à cette terrible exécution, qui se faisait un plaisir de le favoriser. Lorsqu’il fut en présence de ce prince, il baisa la terre par sept fois et parla de cette manière : « Commandeur des croyants, j’amène à Votre Majesté ce vieillard et ce jeune homme, qui se disent tous deux séparément meurtriers de la dame. » Alors le calife demanda aux accusés qui des deux avait massacré la dame si cruellement et l’avait jetée dans le Tigre. Le jeune homme assura que c’était lui ; mais, le vieillard, de son côté, soutenant le contraire : « Allez, dit le calife au grand vizir, faites-les pendre tous deux. Mais, sire, dit le vizir, s’il n’y en a qu’un de criminel, il y aurait de l’injustice à faire mourir l’autre. »

A ces mots, le jeune homme reprit « Je jure, par le grand Dieu qui a élevé les cieux à la hauteur où ils sont, que c’est moi qui ai tué la dame, qui l’ai coupée par quartiers et jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du jugement si ce que je dis n’est pas véritable ; ainsi je suis celui qui doit être puni. » Le calife fut surpris de ce serment et y ajouta foi, d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’est pourquoi, se tournant vers le jeune homme : « Malheureux, lui dit-il, pour quel sujet as-tu commis un crime si détestable, et quelle raison peux-tu avoir d’être venu t’offrir toi-même à la mort ? — Commandeur des croyants, répondit-il, si l’on mettait par écrit tout ce qui s’était passé entre cette dame et moi, ce serait une histoire qui pourrait être très utile aux hommes. —. Raconte-nous-la donc, reprit le calife, je te l’ordonne. » Le jeune homme obéit et commença son récit de cette sorte :