Le roi Barbabec (König Drosselbart) - Conte de Wilhelm et Jacob Grimm wiki

Un roi avait une fille d'une beauté admirable, mais orgueilleuse et vaine, au point qu'elle dédaignait tous les prétendants. Elle les rejetait les uns après les autres, et même elle se permettait sur leur compte toutes sortes de plaisanteries déplacées. Il arriva qu'un jour le roi fit annoncer une grande fête à laquelle il invita, à plusieurs lieues à la ronde, tous les jeunes gens qui étaient encore à marier.

Quand ils furent arrivés, on les fit ranger par ordre de naissance et de dignité: les rois d'abord, puis les princes, puis les ducs, puis les comtes et les barons, enfin les nobles. Cela fait, la princesse fut conduite à travers les rangs, mais elle trouvait quelque chose à critiquer dans chacun des prétendants. L'un était trop gros:

— C'est un tonneau à vin, dit-elle.

L'autre était trop grand:

— Grand et efflanqué comme un balai.

Le troisième était trop petit:

— Court et gros, rime à lourdeau. Le quatrième était trop pâle:
— La pâle mort!

Le cinquième était trop rouge:

— Coq de bataille.

Le sixième n'était pas assez droit:

— Bois vert qui a séché derrière le poêle!

C'est ainsi qu'elle trouvait à exercer sa malice aux dépends de tout le monde; mais un roi qui se trouvait placé en tête, attira surtout ses plaisanteries : le menton du sire avait poussé un peu de travers.

— Eh ! s'écria-t-elle en riant, celui-ci a un menton qui ressemble à un bec de grive.

Et à partir de ce moment, le pauvre roi ne fut plus nommé que Bec-de-grive.

Cependant le vieux roi, voyant que sa fille ne songeait qu'à se moquer des gens, et qu'elle dédaignait tous les partis qu'il avait pris la peine de rassembler, entra dans une telle colère, qu'il jura que la princesse épouserait le premier mendiant qui se présenterait à la porte du palais.

Quelques jours plus tard, un musicien ambulant s'arrêta sous les fenêtres, et se mit à chanter en demandant l'aumône. Le roi l'ayant entendu, ordonna qu'on le fit monter. Bientôt après, entra le musicien, sale et déguenillé; il chanta devant le roi et la princesse, et quand il eut fini, il se recommanda à leur générosité.

— Ton chant m'a fait tant de plaisir, dit le roi, que je veux, en récompense, te donner ma fille pour femme.

La princesse fut saisie d'effroi, mais s'adressant à elle, le roi ajouta:

— J'ai fait serment de te donner au premier mendiant qui se présenterait, et je dois tenir ma parole royale.

La princesse eut beau se récrier, on alla chercher un prêtre, et elle dut, à l'instant même, donner sa main au pauvre musicien. Quand la cérémonie fut terminée, le roi lui dit:

— Maintenant, il ne convient pas que tu demeures plus longtemps dans mon palais; tu peux partir avec ton mari.

Le mendiant l'entraîna, et ils arrivèrent bientôt dans un grand bois. La princesse demanda:

— Hélas! à qui appartient ce joli bois?
— Il appartient au roi Bec-de-grive; il serait à toi si tu avais accepté sa main.
— Hélas! malheureuse que je suis, pourquoi n'ai-je point accepté la main du roi Bec-de-grive!

Un peu plus tard, ils arrivèrent au milieu d'une belle prairie. La princesse demanda de nouveau:

— A qui appartient cette belle prairie toute verte?
— Elle appartient au roi Bec-de-grive; elle serait à toi, si tu avais accepté sa main.
— Hélas! malheureuse que je suis, pourquoi n'ai-je point accepté la main du roi Bec-de-grive!

Plus tard encore, ils arrivèrent dans une grande ville. La princesse demanda une troisième fois:

— A qui appartient cette belle grande ville?
— Elle appartient au roi Bec-de-grive; elle serait à toi, si tu avais accepté sa main.
— Hélas! malheureuse que je suis, pourquoi n'ai-je point accepté la main du roi Bec-de-grive!
— Il me déplaît fort, reprit le musicien, de t'entendre toujours exprimer le regret de n'en avoir pas épousé un autre; ne suis-je donc pas assez bien pour toi?

Enfin ils arrivèrent en face d'une toute petite masure;

— Mon Dieu ! la misérable petite cabane ! A qui peut appartenir une semblable hutte? demanda la princesse.
— Cette hutte est ma maison, répondit le musicien, et c'est là que nous allons demeurer.
— Où sont les domestiques? reprit la princesse.
— Des domestiques! répondit le mendiant. C'est à toi maintenant de les remplacer. Hâte-toi seulement d'allumer le feu, et de faire chauffer l'eau pour me faire à manger ; je tombe de fatigue et de besoin.

La pauvre princesse ignorait complétement comment il fallait s'y prendre pour battre le briquet, et pour apprêter la nourriture ; le musicien fut donc forcé de s'y mettre lui-même, ce qui ne rendit pas le repas meilleur. Ce chétif dîner terminé, ils se mirent au lit; mais le jour paraissait à peine, qu'il la força de se lever pour tout ranger dans la maison. Ils vécurent ainsi pendant quelques jours d'une manière misérable jusqu'à ce qu'ils eussent épuisé leurs provisions. Alors le mari dit à sa femme:

— Cela ne peut pas durer ainsi. Il faut que nous songions à gagner quelque chose. Tu vas faire des paniers.

Cela dit, il alla couper de l'osier et le rapporta au logis. La pauvre princesse essaya de le tresser; mais l'osier était trop dur pour ses mains délicates; elles furent bientôt couvertes de sang.

— Je vois que cela ne va pas, dit le musicien, mets-toi plutôt à filer; tu t'y entends peut-être mieux.

Elle s'assit devant le rouet, et essaya de filer; mais le fil ne tarda pas à blesser ses doigts délicats, et le sang en jaillit de nouveau.

— Tu le vois, reprit son mari, tu n'es propre à aucun travail; je suis mal tombé avec toi. Je veux pourtant faire une dernière tentative, et entreprendre un commerce de pots et de vaisselle de terre; tu iras t'asseoir sur le marché pour tâcher d'y vendre notre marchandise.

— Hélas! pensa la malheureuse princesse, lorsque les sujets du roi mon père passeront par là, et qu'ils me verront assise auprès de mes pots, comme ils vont se moquer de moi!

Elle eut beau dire, il fallut se résigner, ou mourir de faim. Le premier essai réussit; on vint acheter à la jeune femme, parce qu'elle était jolie ; plusieurs même lui donnèrent leur argent et lui laissèrent ses pots. Notre couple vécut pendant un certain temps du profit de cette première vente : puis le musicien fit une nouvelle emplette de poteries, et la princesse dut aller une seconde fois au marché; pour le coup elle se plaça dans un coin, rangea sa marchandise autour d'elle et attendit les acheteurs.

Or, voilà qu'arrive tout à coup un hussard ivre qui pousse son cheval au milieu des pots et les fait voler en pièces. La princesse se mit à pleurer, ne sachant dans son trouble quel parti prendre:

— Hélas! que va-t-il m'arriver? s'écria-t-elle; que dira mon mari!

Elle courut au logis et raconta son malheur au musicien.

— Mais aussi, qui a jamais eu l'idée d'aller se placer dans un coin du marché avec des poteries? s'écria-t-il d'un ton de colère; épargne-moi tes pleurs; je vois trop que tu ne peux te rendre utile en rien; aussi, me suis-je présenté au palais de notre roi, pour m'informer si l'on n'avait point besoin d'une servante de cuisine; on m'a promis de te prendre et de te nourrir en échange de tes services.

La princesse était donc devenue servante de cuisine; elle dut obéir aux ordres du cuisinier et faire la besogne la plus dégoûtante. Elle fixa fortement un pot dans chacune de ses poches, et elle y mit avec soin tous les restes qui lui étaient donnés pour sa part : elle les rapportait au logis, et telle était la nourriture de la pauvre princesse et du musicien.

Il arriva qu'on dut célébrer le mariage du fils aîné du roi. La malheureuse princesse monta l'escalier du château, se plaça en face de la porte d'entrée de la grande salle, et ouvrit de grands yeux. Quand les lustres furent allumés, les convives brillans de velours et d'or arrivèrent en foule, et l'infortunée servante, à la vue de tant de richesse et d'éclat, se mit à penser tristement à son sort misérable, et à maudire son orgueil et sa sotte vanité qui l'avaient précipitée dans l'abaissement et la pauvreté. Les domestiques qui apportaient des mets précieux dans la salle, avaient soin de lui en donner parfois quelques morceaux qu'elle plaçait aussitôt dans les pots de ses poches. Tout à coup, le fils du roi portant au cou sa chaîne d'or s'avança de ce côté, et apercevant la belle jeune femme qui était là debout sur le seuil de la porte, il la saisit par la main et voulut danser avec elle; elle s'y refusa et se prit à frissonner, car elle venait de reconnaître le roi Bec-de-grive qui l'avait demandée en mariage et dont elle s'était moquée. Elle eut beau se défendre, il l'entraîna au milieu de la salle; mais le cordon qui retenait les bords ses poches se dénoua, ses pots tombèrent et répandirent la soupe et les différens morceaux qu'ils contenaient. A cette vue, toutes les personnes qui étaient dans la salle éclatèrent en rires et en plaisanteries, et la malheureuse princesse fut si confuse qu'elle aurait voulu être à cent pieds sous terre. Elle s'élança vers la porte pour s'enfuir, mais un homme la rattrapa sur l'escalier et la ramena dans la salle. A peine eut-elle tourné les yeux sur lui, qu'elle reconnut le roi Bec-de-grive qui lui dit avec bienveillance:

— Cesse de trembler, le musicien qui a vécu avec toi dans la misérable cabane et moi, nous ne sommes qu'une seule et même personne. C'est par amour pour toi que j'ai pris ce déguisement; et le hussard qui a lancé son cheval au milieu de tes pots n'était autre encore que moi. Tout cela est arrivé pour briser ton orgueil et pour te punir de l'arrogance avec laquelle tu m'as traité! N'y pensons plus maintenant, et célébrons notre mariage.

Alors arrivèrent les femmes de chambre qui l'habillèrent de vêtements magnifiques; puis vint son père suivi de toute la cour, pour lui souhaiter une heureuse union avec le roi Bec-de-grive; puis on célébra la fête.

Et j'aurais bien voulu y assister; et vous aussi, sans doute.