Le bon Dieu de Chemillé qui n'est ni pour ni contre. Légende de Touraine - Conte de Alphone Daudet wiki

Le curé de Chemillé s'en allait porter le Bon Dieu à un malade.

Vraiment, c'était pitié de songer que quelqu'un pouvait mourir par un si beau jour d'été, en plein Angélus de midi, le moment de la vie et de la lumière.

C'était pitié aussi de songer que ce pauvre curé avait été obligé de se mettre en route tout de suite en sortant de table, à l'heure où d'habitude il allait – le bréviaire aux mains – faire un bout de sieste sous sa petite tonnelle devigne, au frais et au repos d'un joli jardin plein de pêches mûres et de roses trémières.

« Seigneur, je vous l'offre », pensait le saint homme en soupirant, et monté sur un âne gris, avec son Bon Dieu devant lui en travers du bât, il suivait le petit chemin à mi-côte entre la roche rouge toute piquée de mousses enfleurs, et la pente de cailloux et de hautes broussailles qui dégringolait jusqu'aux prairies.

L'âne pareillement, le pauvre âne, soupirait : « Seigneur, je vous l'offre », et il le soupirait à sa manière, en levant tantôt une oreille, tantôt l'autre, pour chasser les mouches qui le tourmentaient.

C'est qu'elles sont méchantes et bourdonnantes, les mouches de midi ; avec cela, la côte à monter, et le curé de Chemillé, qui pesait si lourd, surtout en sortant de table.

De temps en temps des paysans passaient sur le chemin et se rangeaient un brin pour faire place au Bon Dieu, avec ce coup de chapeau particulier des paysans de Touraine ; l'œil malin et le salut respectueux, le regard qui a l'air de se moquer du geste.

A chacun M. le curé rendait son salut pour le compte du Bon Dieu, très poliment, mais sans bien savoir ce qu'il faisait, mais sans doute commençait à se remplir de sommeil.

Le temps était chaud, la route blanche. Au bas du coteau, derrière les peupliers, les petits flots de la Loire ressemblaient à des écailles d'argent éblouissantes. Toute cette lumière répandue, ces bourdonnements d'abeilles qui soulevaient des poussières de fleurs sur la route, le chant des grives dans les vignes, un chant heureux de petite bête gourmande et rassasiée, achevaient d'assoupir le curé, tout étourdi déjà par un bon déjeuner de vin blanc et derillettes.

Voilà que, passé Villandry, là où la roche devient plus haute et le raidillon plus étroit, le curé de Chemillé fut tiré vivement de son sommeil par les « dia ! hue ! » d'un charretier qui s'en venait en face de lui, avec un grand chariot de foin balancé lourdement à chaque tour de roue.

Le moment était critique. Même en se serrant le plus possible contre la roche, il n'y avait pas place pour deux dans le chemin…

Redescendre jusqu'à la grand' route ? Le curé ne le pouvait pas, ayant pris ce sentier pour aller plus vite et sachant son malade à toute extrémité. C'est ce qu'il essaya d'expliquer au charretier ; mais le rustre ne voulait rien entendre.

« J'en suis fâché, monsieur le curé, dit-il sans retirer sa pipe, mais la journée est trop chaude pour que je m'en retourne vers Azay par le détour. Bon pour vous, qui vous en allez bien tranquillement sur votre âne…

– Mais, malheureux, tu n'as donc pas vu ce que j'ai là ? C'est le Bon Dieu, mauvais chrétien, le Bon Dieu de Chemillé que je porte à un malade.
– Je suis de Villandry, ricana le charretier… Le Bon Dieu de Chemillé ne me regarde pas… Dia ! hue ! » et le païen allongea un coup de fouet à son attelage pour le faire avancer, au risque d'envoyer l'âne et tout ce qu'il y avait dessus rouler au bas du coteau, dans le pâturage.

Notre curé n'était patient que tout juste.

– « Ah ! c'est comme cela. Eh bien, attends ! »

Et, sautant à bas de sa bête, il posa bien délicatement le Bon Dieu de Chemillé au bord du chemin, sur une touffe de serpolet, parmi les genêts d'or et les lychnis blancs, vraie nappe d'autel fleurie et parfumée, comme on n'en trouve pas même à la cathédrale de Saint-Martin de Tours.

Puis le saint homme s'agenouilla et fit cette courte prière : « Bon Dieu de Chemillé, tu vois ce qui m'arrive et que ce mécréant va m'obliger de le mettre à la raison. Pour ce faire, je n'ai besoin de personne, ayant les poignets très solides et le bon droit de mon côté… Reste donc là bien tranquille à regarder notre bataille et ne sois ni pour ni contre. Son affaire sera vite réglée ».

Sa prière dite, il se releva et commença par retrousser ses manches, ce qui fit voir après ses mains, ses belles mains de curé douces et polies par les bénédictions, deux poignets de boulanger solides comme des nœuds de frêne…

Vli ! vlan ! Du premier coup, le charretier eut sa pipe cassée entre les dents. Du second, il se trouva couché au fond du fossé, honteux, moulu, immobile. Après quoi le curé fit reculer la charrette, la rangea bien soigneusement au long du talus, la tête du cheval dans l'ombre d'un mûrier, et s'en alla au petit trot vers son malade, qu'il trouva assis dans ses rideaux d'indienne, remis de sa fièvre comme par miracle et en train de déboucher un vieux flacon de Vouvray mousseux, pour bien se reprendre à la vie. Je vous laisse à penser si notre curé l'aida dans son opération.

Depuis ce temps-là, le Bon Dieu de Chemillé est très populaire en Touraine, et c'est lui que les Tourangeaux invoquent dans toutes leurs disputes : « Bon Dieu de Chemillé, ne sois ni pour ni contre… » C'est le vrai Dieu des batailles, ce Dieu de Chemillé qui ne fait de faveurs à personne et laisse chacun triompher selon sa force et son bon droit. Aussi, quand luira le jour, – vous savez, mes amis, ce que je veux dire, – ce n'est pas au vieux Sabaoth, le sanguinaire ami d'Augusta et de Guillaume, ce Sabaoth qu'on prend avec des Te Deum et des messes en musique, non ! ce n'est pas à celui-là qu'il faut adresser nos prières, mais au Bon Dieu de Chemillé, et voici ce que nous lui dirons :

Prière

Bon Dieu de Chemillé, les Français te prient. Tu sais ce que ces gens de là-bas nous ont fait… Maintenant l'heure de la revanche est venue… Pour la prendre, nous n'avons besoin de toi ni de personne, ayant cette fois de bons canons, des boutons à toutes nos guêtres et le droit de notre côté. Reste donc là bien tranquille à regarder notre bataille, et ne sois ni pour ni contre. L'affaire de ces gueux sera vite réglée.

Ainsi-soit-il !