Sylvie de Fée. Conte du second Empire - Conte de Émile Bergerat wiki

Pendant les dix-huit années dites « de corruption » pour les distinguer des dix-neuf cents autres de notre vertueuse ère chrétienne, soit exactement de 1852 à 1870, il y avait d’honnêtes femmes parmi nos mères.

Il y en avait, à dire de statistique, juste autant qu’aujourd’hui, plus une, qui s’appelait la marquise de Fée et dont le petit nom était Sylvie. Elle était de Paris, comme ses père et mère et toute sa lignée, les Tristan Houleviche, opulents drapiers du quartier du Mail, qui, pendant quatre siècles et davantage, de père en fils, ont honoré le haut commerce de la ville. Sylvie, unique rejeton des derniers de la souche, princièrement dotée, et charmante, avait épousé par amour le brillant officier d’Afrique Albert, marquis de Fée, et elle lui était passionnément fidèle.

Ce fut à titre de colonel que son mari, déterminé sabreur du reste, prit part au coup d’État du 2 décembre, et « du côté du manche », comme disait le comte de Morny, son camarade de régiment à Constantine. Le comte l’avait acquis aisément, malgré ses attaches royalistes, à l’aventure de la restauration napoléonienne, le père du marquis ayant été lui-même l’une des belles épées de l’Iliade moderne. Ce n’était pas qu’ils crussent l’un plus que l’autre à la réussite, mais les temps étaient plats, les salons mornes, la France bâillait à son parlement d’avocats, il fallait s’amuser ou mourir. – Ça manque de femmes, s’était écrié l’un des lions du Grand Seize en montrant le boulevard d’une fenêtre du Café anglais. – Vous en aurez, avait répondu Morny, augure flegmatique.

Ils en eurent. En outre, le comte passa duc et le colonel, général. Ils étaient contemporains, quarante-deux ans. Or, de même qu’à l’imitation de l’Oncle, le Neveu s’improvisait un État-major et une noblesse, il se formait aussi une Cour impériale, et peuplait les Tuileries conquises « d’honnestes dames » de tout rang et de toutes vertus. La marquise de Fée y fut des premières appelées. Pour l’élégance, le charme et la beauté, la fille des drapiers n’en laissait rien aux mieux nées, même aux ralliées du Faubourg, et, par l’esprit, elle en rendait aux plus fines. Sa causerie était délicieuse, pleine de traits barbelés, lancés sur l’arc du sourire. Elle enchantait Morny, expert et profès en la matière, qui saluait en elle une autre Du Deffand et ne cachait pas le goût que lui inspirait la femme de son vieux camarade d’Algérie.

Le maître, d’autre part, en tenait sensiblement pour elle. Il s’inscrivait plus souvent qu’à son tour sur son carnet de valse, car on valsait beaucoup, aux Tuileries, au début du second Empire et Louis-Napoléon se piquait, non sans raison, d’en remontrer à tous les Vestris de cette danse voluptueuse.

Sylvie aimait et n’aimait que son mari. En dépit de la différence d’âge, elle avait cinq lustres seulement, - leur lune de miel avait dépassé les plus longues, et, pour elle, elle brillait encore au firmament nocturne des nuits conjugales. Mais les chevaliers Renaud ne restent pas toujours enfermés dans les jardins d’Armide, et le bel « africain » reprit, sans la demander, cette clef des champs où Vénus sème mille bocages. La légende confie à l’histoire que l’exemple sonnait le carillon d’en haut et qu’il n’y avait pas à sortir de l’ombre du chef pour ramasser bague à son doigt. Vous en aurez ! avait promis le double Richelieu du règne, et personne n’en manquait. Le général courut donc à la noce.

Ce que la marquise en souffrit, ce n’est pas à dire. Elle était de celles pour qui partager l’être aimé c’est le perdre. Elle endura d’abord cette « trahison à l’ennemi » avec la crânerie joviale qui est le style des grandes dames. Le péril pour elle était de verser dans une jalousie bourgeoise où s’avouerait la mésalliance. Une Du Deffand n’en perd ni le sommeil, ni le bon mot, ni le sourire. Le moment psychologique serait celui où le général de cour afficherait une maîtresse en titre. Là était l’injure publique. Il la lui jeta sans pitié, d’autant plus outrageusement que celle qui gagnait la partie était la meilleure amie de Sylvie. Cette fois il fallait se défendre et vaincre.

Morny, qui guettait l’heure depuis longtemps, s’offrit à la consoler.

– Je m’y attendais, lui dit-elle, mais vous manquez le coche. Je vous fais mes adieux. Le second Empire aura été bien amusant !
– Mais ce n’est pas fini, releva le sceptique.
– Pour moi, si, je m’en vais.
– Où ?
– De l’éventail dressé elle montra le ciel, élément des oiseaux et des âmes.
– Ah ! pas encore. D’abord vous savez que je vous aime ; ensuite il y a, samedi, aux Tuileries, grand bal paré et costumé, et, si vous ne devez pas le fleurir, je le décommande. Nous ne le donnons que pour vous.
– Vous tenez à m’y voir ?
– Lui aussi. Ordre de l’Empereur !
– Soit, j’irai.

Elle y alla en effet. A minuit, heure des fantômes, une forme féminine, drapée d’un suaire, couronnée de fleurs tombales et portant de ses mains croisées un petit crucifix d’ivoire sur la poitrine, apparut au seuil de la galerie, et l’huissier, confident gagné, annonça d’une voix stentorique :

- Feue la générale marquise de Fée.

Napoléon III était très superstitieux. Il pâlit et s’avança, tout vacillant, vers sa valseuse macabre. – Ah ! madame, quel est ce déguisement pour une fête ?... – Ce n’est pas un déguisement, Sire, c’est l’uniforme. Je suis morte. – Morte, et depuis quand ?... – Depuis que je ne suis plus aimée.

L’aventure, étouffée par ordre, ne transpira pas hors du palais, mais « la meilleure amie », craignant le ridicule plus que le scandale peut-être, congédia d’elle-même le général et prit quelque autre amant, je pense.

Peu accoutumé à la résistance des « honnestes dames » de sa jeune cour et d’ailleurs, celle de la marquise de Fée commençait à irriter le fataliste couronné, qui, il faut le dire à sa décharge, y voyait moins un défi au souverain qu’à l’homme à femmes dont il s’arrogeait le renom, il brusqua les choses, se déclara et demanda un rendez-vous. Elle le lui accorda, à date fixe et chez elle. Il y vint incognito et sans suite. Elle l’attendait, comme on dit sous les armes, étendue sur un lit de repos à l’antique que flanquaient deux sièges bas disposés par elle dans un ordre voulu et symétrique, à droite et à gauche, sous le portrait de son mari.

- Sire, commença-t-elle, asseyez-vous et causons. Malgré la peine que l’on a à se défendre de l’homme séduisant entre tous que vous êtes, j’aurais depuis longtemps accueilli vos hommages si mon coeur n’était trop petit pour faire honneur à trois amours.
- Comment trois ?
- Sans doute, comptez : mon mari, vous et l’autre.
- Quel autre, madame ?
- Vous avez un compétiteur aussi pressant que vous, non moins irrésistible, et favoriser l’un c’est être injuste pour son digne rival, puisque la gloire de l’amant est d’être seul à l’être. Quant à moi, je n’incline à aucun, de préférence, le beau soldat, dont voici le portrait, ayant le privilège de les fixer toutes, quoiqu’il fasse. Puisqu’il s’agit de le tromper en me trompant moi-même, excusez-moi de lui économiser une trahison sur deux et de m’en tenir au moins, dans le péché, à celui qui m’aura le mieux convaincue de le commettre. Je vous écouterai l’un et l’autre avec le plus grand soin, sans la moindre partialité, et je serai, puisqu’il le faut, à celui qui m’aura persuadée et vaincue, Sire.
- Je ne crains personne à vos pieds, mais quel étrange tournoi est-ce là ? Mon rival et moi, devons-nous parler ensemble ?
- Ensemble, non, mais tour à tour.

Et elle lui montra les deux sièges disposés à chaque flanc de la chaise longue.

- Est-il donc ici déjà et comptez-vous nous mettre ce soir même en présence ?
- Sire, il attend depuis plus longtemps que Votre Majesté.
- Allons, mais qui est-ce ? En vérité, je suis curieux de le connaître.

La marquise se leva, souleva une tenture et amena le compétiteur par la main. C’était Morny.

Les deux fils de la reine Hortense se regardèrent interloqués d’abord, puis ils partirent ensemble d’un grand éclat de rire. Ils étaient joués, et combien bellement ! L’Empereur tira son étui à cigarettes et l’ouvrit à son frère.

- C’est de la grande comédie, fit-il, et la scène est pour M. de Saint-Rémy. (Saint-Rémy était le pseudonyme dont le duc signait les vaudevilles qu’il donnait aux petits théâtres.)
- Eh bien, Sire, répétons-la.

Sylvie reprit sa pose à la Récamier sur le lit de repos ; l’Empereur s’assit à droite, le duc à gauche, et ils alternèrent leurs déclarations.

Certes, tous les deux savaient parler aux femmes, mais fort différemment. Louis-Napoléon, conformément à sa nature rêveuse, procédait par la méthode sentimentale. Il était « romance » en amour. Charles-Auguste, homme d’action, accoutumé à des victoires plus libres, y employait à l’habitude une diplomatie assez expéditive. Mais la scène à trois n’est pas le tête-à-tête ; ils se gênaient, ne se retrouvaient plus, exagéraient l’attaque, et le volant tombait entre les deux raquettes. La fine marquise leur tendait attentivement tantôt une oreille, tantôt l’autre, et paraissait pénétrée de la gravité de la situation. Par moments, elle soupirait et jetait un coup d’oeil suppliant au portrait du général, qui, le poing sur la garde de son épée, présidait au combat dont son honneur était le prix et la timbale. C’était d’une drôlerie extraordinaire. Au bout de cinq minutes, ils bafouillaient, se coupaient, troquaient leurs manières, et le maître parlait en maître et le diplomate en poète élégiaque. Selon toutes les lois de la nature comme du théâtre, le débat ne pouvait se terminer que par une querelle, et c’était bien là-dessus que comptait la marquise.

- Assez, Morny !... cria l’Empereur.
- Sortons, Sire !...

Elle se jeta entre eux comme la Sabine du tableau : - Ah ! messieurs, de grâce, deux frères ! D’ailleurs, mon choix est fait, l’avantage reste à…

- A qui, madame ?
- A mon mari.

Et le duc disait en sortant à son compagnon de défaite :

- Elle est de première force, cette petite Tristan Houleviche.
- Oui, c’est une parisienne, résuma le fataliste, mais de Paris, celle-là, une vraie !