Qui nous a fait naître ? Une mère... Qui bien souvent court risque de perdre l’existence en nous la donnant ? Une mère... Qui est-ce qui veille sans cesse à nos premiers besoins, soutient nos pas chancelants, supporte tous les caprices, adoucit tous les maux de notre enfance ? Une mère... Qui nous préserve des dangers de l’inexpérience, nous donne les premières impressions du bien, dirige nos penchants, forme notre caractère et prépare notre avenir ? Une mère, toujours une mère.
Si nous consultons l’histoire, c’est une mère qui ramène Coriolan au devoir sacré qu’impose la patrie ; c’est une mère qui éclaire la justice de Salomon ; c’est une mère qui sauve Moïse de la barbarie d’un roi d’Égypte ; c’est une mère qui, pour conserver les jours d’Astyanax, se dévoue à un hymen précurseur de la mort ; c’est une mère qui préserve Iphigénie de la perfidie de Calchas et de l’orgueil d’Agamemnon.
Comment, d’après toutes ces vérités, ces exemples et ces faits historiques, ne pas répondre à la tendresse de celle qui nous a donné le jour, par toutes les affections de notre âme et l’élan de notre pensée ?... Oh ! qu’elle est coupable, qu’elle est à plaindre surtout la jeune fille qui néglige de rendre à sa mère cette affection profonde, cette prévenance de tous les instants, ce retour toujours insuffisant de l’amour maternel ! C’est en vain qu’on est doué des qualités les plus aimables, des dispositions les plus rares, des avantages qui font chérir et rechercher dans le monde ; tout cela n’est rien sans l’amour tendre, respectueux, inaltérable, que l’on doit à sa mère.
À l’entrée du grand chemin qui conduit de la route de Nantes au village de Fondettes, est une habitation charmante appelée les Tourelles. Elle domine sur la plus belle partie du jardin de la France, et pendant près de quinze lieues, on y suit de l’oeil le Cher et la Loire, qui serpentent délicieusement à travers d’immenses prairies, des vallons et des îles de toutes dimensions et d’une variété ravissante. C’est surtout à l’époque du printemps et de l’automne, lorsque l’équinoxe agite les vents et rend la navigation favorable, que cette habitation très renommée offre un spectacle enchanteur. On aperçoit au fond de l’horizon, sur chaque rivière, une quantité prodigieuse de voiles qui remontent les produits du commerce maritime, forment des espèces de flottes qu’on voit, qu’on perd de vue, et qu’on retrouve à travers les arbres touffus dont sont couvertes les différentes îles.
Cette belle habitation, dont le propriétaire est un habile et riche spéculateur qui fait à Paris le plus noble emploi de sa fortune, était occupée par une famille étrangère, venue en Touraine pour se perfectionner dans la langue française, y goûter ce charme inexprimable, y respirer cet air si suave et si pénétrant qu’on ne trouve que dans ces beaux climats. Le chef de cette famille, M. Kistenn, homme aimable, instruit et bienfaisant, attirait dans sa charmante retraite les personnes des environs qu’il jugeait dignes de former sa société habituelle. Sa femme lui avait donné trois enfants, deux garçons qu’il faisait élever au collège de Vendôme, et une fille nommée Erliska, dont il était idolâtre, et qui comptait à peine quatorze ans. Sa mère seule dirigeait son éducation, dont elle s’occupait sans cesse ; et tout annonçait dans madame Kistenn un esprit orné, des talents remarquables, et surtout une intarissable bonté.
Erliska, d’une figure agréable et d’une vivacité pétulante, avait été trop bien élevée pour méconnaître les devoirs sacrés de l’amour filial. Elle portait à son excellente mère un attachement sans bornes ; elle ne pouvait se séparer d’elle ; et plus elle étudiait le monde, plus elle découvrait de qualités dans celle qui l’avait fait naître, plus elle se trouvait heureuse et fière de lui appartenir. Cependant, soit vivacité naturelle, soit oubli des convenances, elle prenait, à tout moment et sans y songer, la funeste habitude de faire répéter plusieurs fois à sa mère les ordres que celle-ci lui donnait, et de lui répondre d’un ton qui annonçait clairement qu’elle n’obéissait qu’avec contrainte. Madame Kistenn la conduisait-elle au piano, sur lequel on la voyait se complaire à guider son inexpérience, Erliska murmurait toujours, ne prenait place qu’avec humeur, et les premières lignes de musique qu’elle parcourait étaient exécutées tout de travers.
La trop complaisante mère ne disait rien ; elle attendait avec une patience admirable que le nuage se fût dissipé. Conduisait-elle sa fille à son bureau de travail, où elle lui faisait faire des analyses précieuses de grammaire, de géographie et d’histoire, Erliska abondait en observations puériles, propres à détourner l’attention de son guide et à l’impatienter ; mais la tendre mère attendait encore que le calme succédât à l’orage. Enfin, à tout ce que disait l’enfant gâté pour se soustraire à une étude indispensable, madame Kistenn ne répondait jamais que par l’accent irrésistible de la raison ; et souvent alors, désirant éviter avec sa fille le moindre débat, on la vit se relâcher de son autorité.
Cet excès d’amour maternel donnait des armes à Erliska, qui, presque toujours, en abusait. Ce fut au point qu’elle ne recevait pas la plus simple observation de son aimable guide sans y répondre avec aigreur ; quelquefois même elle se servait d’expressions hasardées qui pouvaient faire penser qu’elle ne portait à la meilleure des mères qu’un attachement de calcul et d’égoïsme. Tant il est vrai que, lorsque nos lèvres obéissent aux ordres de nos caprices, elles ne sont pas toujours les fidèles interprètes de notre coeur.
Erliska, parvenue à l’âge où l’âme a besoin de s’épancher, avait remarqué, parmi les jeunes personnes de son âge reçues chez son père, celle que tout semblait lui désigner comme digne de son premier attachement. C’était la fille d’un homme de lettres connu par de nombreux ouvrages. Elle était âgée de quatorze ans, se nommait Virginie Saint-Ange, et réunissait ensemble les heureux dons de la nature et les avantages d’une parfaite éducation, mais, élevée par une mère à la fois tendre et sévère, elle était habituée, dès son enfance, à exécuter les ordres qu’elle recevait, sans jamais proférer la moindre observation, sans jamais faire entendre le moindre murmure. Virginie, convaincue que sa mère avait bien plus d’expérience qu’elle et n’était occupée que de son bonheur, lui obéissait aveuglement ; il lui suffisait d’un geste, d’un seul coup d’oeil, pour comprendre ce qu’elle exécutait à l’instant même ; aussi n’éprouvait-elle aucune souffrance, aucune contradiction. Moins on résiste à obéir, plus douce est la soumission ; elle devient même insensible, comme la roue d’une grande mécanique qui suit le mouvement imperceptible qu’elle reçoit d’une force supérieure.
Erliska et Virginie s’unirent d’une amitié intime : elles ne laissèrent pas s’écouler un seul jour sans se voir, sans conférer ensemble sur leurs plans d’étude, leurs projets de société, leurs lectures chéries. Partout on les rencontrait échangeant une fleur, un bijou, lisant le même livre et se faisant une mutuelle communication de leurs pensées, de leurs réflexions. Erliska trouvait dans ce doux commerce un grand charme, un grand profit. Virginie, dirigée par son père, était d’une instruction profonde, d’un sens exquis et d’une raison imperturbable ; mais elle se gardait bien de faire sentir à son amie l’avantage qu’elle avait sur elle, et savait descendre à son niveau, de façon que la délicatesse n’eût point à s’en plaindre, et que l’amour-propre n’eût jamais à souffrir.
Cependant Erliska crut s’apercevoir que sa jeune amie n’avait plus la même confiance, les mêmes épanchements. C’était bien encore cette aménité qui la rendait si charmante ; mais ce n’était plus le même élan de l’âme : une certaine contrainte, un secret embarras, se faisaient remarquer dans le geste, dans la voix de Virginie ; ses yeux ne s’attachaient plus aussi fixement sur ceux d’Erliska. Celle-ci, dont la susceptibilité répondait à la pétulance de son imagination, pensa que sa jeune compagne avait rencontré dans le monde quelque personne plus digne de son amitié, et, dédaignant de s’en expliquer franchement, elle rompit tout à fait, et chercha à former une autre intimité qui pût la dédommager de celle dont elle avait été si fière.
Elle distingua, parmi les jeunes demoiselles qu’on recevait dans la maison de son père, la fille d’un riche capitaliste, qui possédait un vaste domaine à peu de distance des Tourelles ; et les affinités du voisinage, la possibilité de se voir tous les jours, firent pencher Erliska vers la jeune Eudoxie de Fréneuil. Ses parents étaient bien plus riches que ceux de Virginie ; et cet étalage de luxe et d’opulence éblouit d’abord les yeux, mais il ne satisfait pas toujours les besoins du coeur. Erliska en fit l’expérience : elle ne trouva dans Eudoxie qu’un esprit tranchant et sardonique, elle ne découvrit en elle que cette jactance des enrichis, qui ne mesurent le mérite des gens qu’à la figure qu’ils font dans le monde. Ce n’était pas cette touchante pudeur, ces épanchements de l’âme la plus délicate et la plus aimante, qui rendaient l’intimité si délicieuse avec la timide et modeste Virginie. La plus froide indifférence ne tarda pas à naître entre les nouvelles amies ; et la brillant Eudoxie fut abandonnée sans regret, comme on s’y était attaché sans réflexion.
Cependant on ne voulait pas paraître isolée dans le monde, surtout aux yeux de Virginie, qu’on y rencontrait encore : elle aurait pu croire qu’elle était la seule avec laquelle l’amitié pût avoir des charmes. Erliska se sentit donc une secrète prédilection pour la fille unique du comte de Saint-Far ; il tenait un des premiers rangs dans la noblesse de la province.
La jeune Palmire avait près de quinze ans, et tout annonçait en elle une âme élevée, un esprit orné. Son maintien était gracieux, imposant ; elle portait la tête haute, et son regard parcourait avec une noble assurance tout ce qui paraissait être à son niveau ; mais, lorsqu’elle daignait abaisser ses yeux sur les personnes qu’elle savait ne pas être titrées, on remarquait sur ses lèvres un mouvement dédaigneux, et sur ses traits une contraction qui indiquait clairement que chez elle le sentiment dominant était l’orgueil de la naissance. Comme la famille Kistenn était étrangère, Palmire ne crut pas déroger en voyant assidûment Erliska ; et celle-ci, flattée de cette condescendance, s’imagina qu’elle avait enfin trouvé l’amie que désirait son coeur.
Mais qu’elle eut à souffrir de cette nouvelle liaison ! Palmire ne parlait que de ses ancêtres, de l’antiquité de sa race, qui remontait, selon elle, jusqu’au temps de Charlemagne. Les sciences, les lettres et les arts n’étaient rien à ses yeux auprès d’un quartier de noblesse qu’on avait de plus que telle ou telle grande maison ; les bienfaiteurs même de l’humanité, les laborieux auteurs des plus belles découvertes nécessaires à la prospérité de l’État, n’inspiraient à Palmire aucune considération. Erliska, habituée depuis son enfance à respecter les grands noms, mais en même temps à honorer le vrai mérite et les services en tout genre rendus à la patrie, ne put se courber longtemps sous l’excessive fierté de sa troisième amie ; et, s’apercevant qu’elle-même se refroidissait chaque jour à son égard, elle rompit ainsi qu’elle l’avait fait avec les deux premières.
Elle chercha donc à se lier avec des filles de magistrats, de financiers, de négociants, parmi lesquelles son coeur, tourmenté du besoin l’aimer, rencontra plusieurs personnes dignes de son estime et de son amitié. Elle ferma successivement des liens qu’elle croyait durables ; mais à peine s’attachait-elle sérieusement à celles que lui offraient le plus sûr gage d’une heureuse réciprocité, qu’elle voyait ses nouvelles amies se refroidir et se séparer d’elle. Ce fut au point que dans les grandes réunions où la présentait sa mère, elle ne recevait plus des jeunes personnes de son âge que de ces égards forcés, de ces politesses d’usage, mais pas un mot affectueux, pas un coup d’oeil d’intérêt, pas le moindre serrement de main.
« Qu’ai-je donc fait ? se disait alors Erliska, et qui peut m’attirer cette espèce de réprobation dont je suis accablée ? Pourtant mon âme est pure, aimante ; jamais la moindre médisance n’a souillé mes lèvres ; jamais je n’ai rompu la première avec celles qui m’ont si cruellement abandonnée... Virginie aurait-elle donc répandu sur moi des bruits calomnieux ? non, non, elle en est incapable... Mais pourquoi s’est-elle éloignée de moi ? Elle est si bonne, si modeste, et me témoignait un attachement si tendre !... Il faut absolument que je m’explique avec elle, et que je sorte de cette incertitude qui me fait tant souffrir. »
Le hasard servit Erliska. Un matin qu’elle sortait de son appartement, et qu’elle remontait les bosquets qui conduisent de l’habitation des Tourelles à la butte de Henri IV, si renommée dans le pays, elle aperçoit Virginie, un livre à la main, accompagnée d’une ancienne gouvernante, et gagnant, tout en lisant, le sommet de cette butte couronnée d’ormes antiques, d’où l’on domine sur la ville de Tours et ses environs, qui forment un des plus admirables points de vue de la France et peut-être de l’Europe entière. À peine Virginie et sa fidèle compagne sont-elles assises sur un banc de verdure, qu’Erliska les aborde en tremblant, et, s’adressant à sa première amie, elle lui dit d’une voix altérée par la vive émotion qu’elle éprouvait : « Excusez-moi, Mademoiselle, si j’ose vous interrompre dans votre lecture ; mais mon âme est trop vivement oppressée... et je vous ai vue si souvent secourir les êtres souffrants, que j’ai pensé que vous ne rejetteriez pas ma prière. – Parlez, chère Erliska, répondit Virginie d’un ton plein de bonté. » La faisant placer auprès d’elle, et prenant une de ses mains qu’elle presse, elle ajoute : « Je devine votre tourment, et vous me confirmez dans l’idée que je m’étais faite : vous ignorez, je le vois, la cause du cruel isolement que vous éprouvez... Ne l’attribuez qu’à vous seule. – À moi ! dites-vous ; je ne puis vous comprendre. – C’est la douceur angélique de votre mère, c’est sa trop grande indulgence qui vous rend si coupable aux yeux du monde. – Coupable ! et de quoi ? – D’être indifférente pour celle qui vous donna le jour. – Moi ! ne pas aimer ma mère ! Ah ! je donnerais pour elle mon sang, ma vie... – Et pourquoi donc la traitez-vous avec aussi peu d’égards ? pourquoi n’obéir à ses ordres qu’en murmurant ou les éluder avec une inconvenance remarquable ? Elle feint, par excès de tendresse, de ne pas en être blessée ; mais les personnes qui vous approchent sont fondées à croire que vous ne la regardez que comme une simple surveillante, que vous ne lui portez que des sentiments froids et calculés sur le besoin que vous avez d’elle. Voilà ce qui vous a privée des différentes liaisons que vous avez voulu former ; voilà ce qui vous a fait perdre la confiance et la considération de vos jeunes compagnes. On a craint de s’attacher à celle qui négligeait à ce point les droits sacrés du sang ; et moi, toute la première, je me suis éloignée de vous en me disant : Comment compter sur un coeur qui résiste à la voix de la nature ? l’indifférente fille de la plus tendre mère ne peut jamais être une véritable amie. »
Cette révélation produisit sur Erliska l’effet le plus terrible et en même temps le plus salutaire. Noyée de larmes, elle gémit de son erreur, avoua sa coupable habitude, à laquelle on la vit renoncer pour jamais. Avide d’estime et d’attachement, elle montra pour sa mère une soumission respectueuse, des soins assidus, une tendresse inaltérable. Peu à peu elle regagna ce qu’elle avait perdu : le contentement de soi-même et les faveurs de l’opinion publique. Mais le premier de tous ces biens, le trésor qu’elle ambitionnait le plus, ce fut l’amitié de Virginie. Elle l’avait ramenée à ses devoirs ; chaque jour elle lui faisait éprouver le charme de la piété filiale ; chaque jour elle élevait son âme en lui faisant honorer la source de son être ; en un mot, elle lui avait appris ce que vaut... une mère.