Le Doie Pizzelle Pentamerone, journée iv, conte 7.
Il y avait une fois deux sœurs, Luceta et Troccola, qui avaient deux filles, Martiella et Puccia. Martiella était aussi belle de figure que de cœur ; au contraire et d’après la même règle, Puccia avait une figure à glands1et un cœur méchant comme la peste.
D’ailleurs, la mariée ressemblait à ses parents2, et c’est pourquoi la mère Troccola était une harpie au dedans et au dehors.
Or, il arriva que Luceta eut à faire cuire quatre carottes pour les préparer à la sauce verte ; elle dit à sa fille :
— Ma Martiella, va à la fontaine et rapporte-moi une cruche d’eau.
— Volontiers, maman, répondit la fille, mais, si tu le veux bien, donne-moi une galette, que je la mange avec cette eau fraîche.
— Je le veux bien, dit la mère et, dans le panier qui était pendu au crochet, elle prit une belle galette qu’elle avait faite la veille en cuisant le pain et la donna à Martiella.
Celle-ci mit un coussinet sur sa tête, y posa sa cruche et s’en fut à la fontaine, qui, pareille à un charlatan sur un banc de marbre, à la musique d’une cascatelle, vendait des secrets pour étancher la soif.
Tandis que la jeune fille remplisait la cruche, arriva une vieille qui, sur la scène de son dos voûté, représentait la tragédie du temps3. En voyant cette belle galette où Martiella s’apprêtait à donner un coup de dent, elle dit :
— Ma chère fille, pour que le ciel te bénisse, donne-moi un peu de ta galette
— La voici tout entière, répondit Martiella avec un geste de reine. Mange-la, ma digne femme. Je n’ai qu’un regret, c’est qu’elle ne soit pas pétrie de sucre et d’amandes, car je te la donnerais également de tout cœur.
Touchée de tant de bonne grâce, la vieille repartit :
— Que le ciel te récompense de ta générosité ! Je prie les étoiles que tu sois toujours heureuse et contente. Quand tu ouvriras la bouche, qu’il en sorte des roses et des jasmins ; quand tu te peigneras, qu’il tombe de ta tête des perles et des grenats, et quand tu poseras le pied sur la terre, qu’il y naisse des lis et des violettes.
La jeune fille la remercia et retourna au logis. Sa mère alors ayant préparé le dîner, elle donna satisfaction aux besoins du corps. La journée passa ; le matin suivant, comme le soleil étalait au marché des champs célestes les provisions de lumière qu’il apporte de l’Orient, Martiella voulut se peigner et vit tomber de sa tête une pluie de perles et de grenats.
Toute joyeuse, elle appela sa mère et les mit dans une corbeille. Luceta alla en vendre une grande partie chez un banquier de ses amis.
Il arriva que Troccola vint voir sa sœur. Trouvant Martiella tout occupée et affairée parmi ses perles, elle demanda comment, quand et où elle les avait eues.
La jeune fille ne savait pas troubler l’eau4, et peut-être ignorait-elle le proverbe : « Ne fais pas tout ce que tu peux, ne mange pas autant que tu veux, ne dépense pas tout ce que tu as, ne dis pas tout ce que tu sais. » Elle conta l’affaire de point en point à sa tante.
Celle-ci ne s’amusa pas à attendre sa sœur et elle retourna en grande hâte à sa maison. Elle donna une galette à sa fille et l’envoya chercher de l’eau à la fontaine, Puccia y trouva la même vieille, qui lui demanda un peu de galette. Comme elle était révèche de sa nature, elle lui répondit :
— Crois-tu que je n’aie rien de mieux à faire que de te donner de la galette ? As-tu bâté5 mon âne pour que je te donne mon bien ? Va, les dents nous sont plus proches que les parents.
À ces mots, elle fit quatre bouchées de la galette, en se moquant de la vieille. Quand celle-ci vit avaler le dernier morceau et tout son espoir disparaître, elle entra en fureur et dit :
— Va, quand tu ouvriras la bouche, puisses-tu écumer comme une mule de médecin ; quand tu te peigneras, qu’il te tombe de la tête un tas de poux ; quand tu poseras le pied sur la terre, puisses-tu faire naître ronces et orties !
Puccia puisa de l’eau et s’en retourna au logis. Sa mère eut hâte de la peigner ; elle étala sur ses genoux une belle serviette où elle mit la tête de sa fille et elle commença à jouer du peigne.
Or, voici qu’il chut une averse de ces animaux alchimistes qui arrêtent le vif-argent6. À cette vue, la mère à la glace de l’envie ajouta le feu de la colère, et elle jeta des flammes et de la fumée par le nez et par la bouche.
Quelque temps après, Ciommo, le frère de Martiella, se trouvait à la cour du roi de Chiunzo.
Comme on discourait de la beauté des femmes, il s’avança sans qu’on lui demandât son avis, et dit que toutes les belles iraient porter leurs os au cimetière dès que paraîtrait sa sœur ; que celle-ci n’était pas douée seulement des charmes du corps qui font le contre-point sur le plain-chant d’une belle âme, mais que de plus elle possédait, dans les cheveux, la bouche et les pieds, une vertu qui lui avait été donnée par une fée.
En entendant de pareils éloges, le roi dit à Ciommo de faire tenir sa sœur. S’il la trouvait digne d’être mise sur un piédestal, il la prendrait pour femme. Ciommo n’eut garde de perdre une si bonne occasion. Il envoya tout de suite un courrier conter la chose à sa mère et l’engager à partir sur-le-champ avec sa fille pour qu’elle ne manquât pas sa fortune.
Luceta, qui était malade, confia la brebis au loup et pour tel et tel motif pria sa sœur de lui faire le plaisir d’accompagner Martiella jusqu’à la cour de Chiunzo. Voyant que l’affaire tombait à point en son pouvoir, Troccola promit à sa sœur de remettre sa nièce saine et sauve aux mains de Ciommo.
Elle s’embarqua donc avec Martiella. Quand on fut au milieu de la mer, pendant que les matelots dormaient, elle précipita sa nièce dans les flots. Comme l’infortunée allait faire le plongeon, il survint une fort belle sirène qui la prit dans ses bras et l’emporta.
Lorsque Troccola arriva à Chiunzo, Ciommo reçut sa cousine comme si elle eût été Martiella. Il n’avait pas vu sa sœur depuis si longtemps qu’il avait oublié ses traits. Il la conduisit tout de suite devant le roi.
Celui-ci la fit peigner et il commença de tomber une pluie de ces animaux si ennemis de la vérité que toujours ils offensent les témoins7.
Alors il la regarda et vit que la fatigue du chemin la faisait haleter si fort, que sa bouche paraissait savonneuse et ressemblait à une cuvé de lessive. Il baissa les yeux à terre et fut surpris d’apercevoir un pré d’herbes fétides, dont l’aspect seul lui donnait mal au cœur. Furieux, il chassa Puccia, ainsi que sa mère, et envoya Ciommo garder les oies de la basse-cour.
Désolé de cette affaire, ne sachant pas ce qui était arrivé, Ciommo menait les oies par la campagne. Il les laissait aller à leur guise tout le long du rivage de la mer et se retirait sous un chaume où, jusqu’au soir, au moment de rentrer, il déplorait son malheur.
Mais, tandis que les oies se promenaient ainsi sur le rivage, Martiella sortait de l’onde : elle les gavait de fine pâtisserie et les abreuvait d’eau de rose ; les oies étaient devenues grosses comme des moutons, au point qu’on ne leur voyait plus les yeux.
Lorsque le soir elles arrivaient au jardinet qui fleurissait sous, la fenêtre du roi, elles se mettaient à chanter : Pire, pire, pire.
Fort beau est le soleil ainsi que la lune,Le roi, qui entendait tous les soirs cette musique d’oisons, fit appeler Ciommo et voulut savoir où, comment et de quoi il nourrissait ses bêtes.
— Je ne leur donne rien d’autre, répondit-il, que l’herbe fraîche des champs.
Mais le roi ne se contenta pas de cette réponse, et il envoya sous main un serviteur fidèle pour observer où Ciommo conduisait son troupeau. Celui-ci suivit sa trace : il le vit entrer dans la chaumine et laisser les oies toutes seules.
Elles s’en allèrent vers le rivage et, à leur arrivée, Martiella sortit de la mer, si belle que plus belle ne sortit pas des flots la mère de cet aveugle qui, comme dit le poète, ne veut point recevoir d’autre aumône que celle de nos pleurs.
À cette vue le serviteur du roi, tout ébahi et hors de lui-même, courut rendre compte à son maître du beau spectacle qu’il avait eu au théâtre de la mer.
La curiosité du roi bondit au récit de cet homme. Elle lui donna envie d’aller en personne contempler ce tableau. Le matin, à l’heure où le coq, chef du peuple des oiseaux, les excite tous à armer les vivants contre la nuit, Ciommo se rendit avec les oies au lieu accoutumé ; le roi le suivit, sans le perdre de vue, et la bande arriva au bord de la mer, pendant que son gardien s’enfermait dans sa retraite habituelle.
Le monarque vit alors paraître Martiella, qui donna à manger aux oies une corbeille de gâteaux, leur fit boire un petit chaudron d’eau de rose et s’assit sur une pierre pour peigner ses cheveux.
De sa chevelure tombèrent à poignées les perles et les grenats ; en même temps, de sa bouche sortait un nuage de fleurs, et, sous ses pieds, les lys et les violettes formaient un tapis d’Orient.
Le prince fit appeler Ciommo et, lui montrant Martiella, il lui demanda s’il connaissait cette belle jeune fille. Ciommo la reconnut, courut l’embrasser et, en présence du roi, lui fit conter toute la perfidie de Troccola, et comment l’envie de cette vilaine peste avait réduit ce beau feu d’amour à habiter l’eau de la mer.
On ne saurait dire le ravissement qu’eut le monarque d’avoir acquis ce magnifique joyau. Il avoua au frère de Martiella qu’il avait eu grandement raison de tant la louer et qu’il trouvait la réalité de deux tiers et plus supérieure à son récit.
C’est pourquoi il estimait la jeune fille plus que digne d’être sa femme, si toutefois elle daignait se contenter du sceptre de son royaume.
— Que le Soleil de juillet le veuille8, répondit Martiella, et que j’arrive seulement à te servir en qualité de vassale de ta couronne ! Mais ne vois-tu pas cette chaîne d’or que je traîne au pied ? C’est avec elle que la magicienne me tient prisonnière. Quand je prends l’air trop longtemps et que je m’attarde sur ce rivage, elle tire dans la mer l’esclave qu’elle garde ainsi richement enchaînée.
— Quel serait, demanda le roi, le moyen de t’arracher des griffes de cette sirène ?
— Ce serait, répondit Martiella, de scier celle chaîne avec une lime sourde et de m’enfuir.
— Attends-moi demain matin, répliqua le monarque, je viendrai avec l’instrument nécessaire, et je te conduirai à mon palais où tu seras mon œil droit, le bijou de mon cœur et l’âme de mon âme9.
Ils se donnèrent en s’embrassant un gage de leur amour. Alors elle se jeta dans l’eau et lui dans le feu, un feu tel qu’il n’eut pas une heure de repos en toute la journée.
Quand la noire séquelle de la Nuit commença de faire le sabbat avec les étoiles, il ne ferma pas les yeux, mais il passa le temps à se rappeler avec l’image de la mémoire les beautés de Martiella.
Il promenait sa pensée des merveilles de sa chevelure aux miracles de sa bouche et aux prodiges de ses pieds. Il essaya l’or de ses grâces sur la pierre de touche de son jugement et le trouva de vingt-quatre carats.
Il maudissait néanmoins la Nuit qui tardait tant à achever la broderie qu’elle fait avec les étoiles ; il s’en prenait au Soleil qui ne se hâtait pas de venir, avec son carrosse de lumière, enrichir le palais des biens tant désirés, et apporter dans les appartements cette mine d’or qui devait fournir tant de perles et de fleurs.
Mais tandis qu’il voyage ainsi sur mer, en pensant à celle qui est au fond de la mer, voici qu’arrivent les pionniers du Soleil pour frayer la route ou doit passer l’armée de ses rayons.
Le roi s’habilla et s’en fut, accompagné de Ciommo, au rivage où il trouva Martiella. Avec la lime qu’il avait apportée, il scia de sa propre main la chaîne qui retenait le pied de sa bien-aimée ; mais il s’en fabriqua une autre plus forte autour de la poitrine.
Il prit en croupe celle qui lui chevauchait le cœur et galopa vers le palais royal où, par son ordre, se trouvaient toutes les belles du pays, qui la reçurent et l’honorèrent comme leur maîtresse. Il l’épousa et on fit une fête superbe.
Comme on brûla quantité de tonneaux pour l’illumination, il voulut qu’on enfermât Troccola dans un baril, et c’est ainsi qu’elle expia sa trahison envers Martiella. Il fit ensuite venir Luceta et lui donna, de même qu’à Ciommo, de quoi vivre en grands seigneurs.
Puccia, chassée du royaume, fut réduite à la mendicité et, pour n’avoir pas su semer un peu de galette, elle manqua toujours de pain, car c’est la volonté du ciel que
Qui n’a point pitié, pitié ne trouve.