Le Diable changé en fille - Conte de Adolphe Orain wiki

Si le bon Dieu et les saints venaient autrefois se promener dans nos campagnes bretonnes, le diable ne s’en privait pas lui non plus, ainsi que nous le verrons tout à l’heure.

À une époque où le compagnonnage existait, tous les ouvriers faisaient leur tour de France. Ils étaient fiers, ces artisans, avec leurs grandes cannes enrubannées, parcourant les routes en tous sens, et s’interpellant ainsi lorsqu’ils se rencontraient :

— Tope ! pays, quelle vocation ?
— Charpentier.
— Et toi, pays ?
— Tailleur de pierre.

Selon qu’ils étaient ou n’étaient pas du même corps de métier, ils buvaient à la même gourde, ou bien se disaient en se toisant :

— Passez au large !

Souvent ils se livraient bataille, et ensanglantaient l’herbe du chemin.

Les compagnons, dans leur vieillesse, aimaient à parler de leurs voyages, comme les vieux soldats de leurs batailles.

Nous nous rappelons avoir connu, autrefois, un ancien compagnon corroyeur qui, aux veillées d’hiver, se plaisait à narrer ses aventures et celles de ses camarades, c’est à lui que nous devons le conter du diable changé en fille.

* * *

Un matin, deux compagnons charpentiers quittèrent Rennes pour se rendre à Nantes, où ils espéraient trouver de l’ouvrage. Ils arrivèrent à Bain dans l’après-midi. Après avoir pris un repas dans l’auberge de Marg’rite Courtillon, rue de la Rouëre, ils s’en allèrent se reposer sur les bords du bel étang qui fait l’ornement de la petite ville. Comme ils étaient fatigués, ils se couchèrent sous les tilleuls où ils ne tardèrent pas à s’endormir.

Lorsque les deux voyageurs se réveillèrent, les étoiles commençaient à briller au firmament. Ils prirent un bain pour achever de se défatiguer et continuèrent leur route.

Le repos qu’ils avaient pris avait été de trop courte durée, sans doute, car ils marchaient péniblement, leurs pieds buttaient contre les cailloux, et la conversation languissait.

En montant la côte de Pommeniac, l’un des voyageurs dit à son camarade :

— Il nous faudrait une jeunesse bien éveillée pour nous émoustiller un brin.
— Hélas ! répondit l’autre, les jolies filles ne courent pas les chemins à pareille heure.

Celui-ci venait à peine d’achever ces mots qu’ils entendirent piétiner à leurs côtés, et ils aperçurent, sans savoir d’où elle venait, une femme qui leur sembla jeune, et qui leur demanda la permission de faire la route avec eux.

Bien qu’ils fussent de solides gaillards, ils éprouvèrent un sentiment d’effroi, tellement l’apparition de cette inconnue avaitété subite, et tellement sa présence dans ce lieu désert leur semblait étrange.

Sous le prétexte qu’ils étaient pressés, ils allongèrent le pas, espérant ainsi se débarrasser de cette femme ; mais ils eurent beau faire, elle marchait tout aussi vite qu’eux.

Lorsqu’ils atteignirent le village de la Bréharais, ils virent de la lumière dans un cabaret, et le moins brave des deux voyageurs déclara qu’il avait soif, et qu’il allait entrer se rafraîchir ; son camarade le suivit, et l’inconnue en fit autant.

Tous les trois pénétrèrent dans l’auberge, et prirent place à une table où on leur servit une bouteille de vin blanc.

L’un des compagnons remarqua, à la lueur de la chandelle, que la voyageuse avait au bout des doigts des griffes qui perçaient ses gants, et des pieds qui ressemblaient plutôt à ceux d’un jeune poulain qu’à ceux d’une femme. Il fit part de sa découverte à son camarade, qui se leva de table comme pour aller allumer sa pipe au foyer ; mais avisant l’aubergiste, il lui fit signe de sortir, et lui raconta la rencontre qu’ils avaient faite, et ce qu’ils venaient de voir.

Le maître de la maison était un ancien militaire qui n’avait pas froid aux yeux, aussi dit-il :

— Soyez tranquille, je me charge de tout ; seulement invitez-moi à boire avec vous.

Lorsque tous les quatre furent à table, l’aubergiste prit son verre et au lieu de le porter à ses lèvres, il en jeta le contenu à la figure de la voyageuse.

Un bruit semblable à une explosion se produisit, la vaisselle de la maison fut brisée, les vitres de la fenêtre volèrent en éclats, mais le diable — car c’était lui — avait disparu.

Les deux ouvriers continuèrent leur voyage, sans pouvoir deviner comment le cabaretier s’y était pris pour les débarrasser de leur compagnon de route.

Conté par José Martin ouvrier corroyeur à Bain-de-Bretagne, âgé de 58 ans.