N°40 Histoire du sixième Frère du Barbier - Conte de Antoine Galland wiki

Il ne me reste plus à vous raconter que l’histoire de mon sixième frère, appelé Schacabac aux lèvres fendues. Il avait eu d’abord l’industrie de bien faire valoir les cent drachmes d’argent qu’il avait eues en partage, de même que ses autres frères, de sorte qu’il s’était vu fort à son aise ; mais un revers de fortune le réduisit à la nécessité de demander sa vie. Il s’en acquittait avec adresse et il s’étudiait surtout à se procurer l’entrée des grandes maisons, par l’entremise des officiers et des domestiques, pour avoir un libre accès auprès des maîtres et s’attirer leur compassion.

Un jour qu’il passait devant un hôtel magnifique, dont la porte élevée laissait voir une cour très spacieuse où il y avait une foule de domestiques, il s’approcha de l’un d’entre eux et lui demanda à qui appartenait cet hôtel. « Bon homme, lui répondit le domestique, d’où venez-vous, pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne vous fait-il pas connaître que c’est l’hôtel d’un Barmecide ? » Mon frère, à qui la générosité et la libéralité des Barmecides étaient connues, s’adressa aux portiers, car il y en avait plus d’un, et les pria de lui donner l’aumône. « Entrez, lui dirent-ils ; personne ne vous en empêche, et adressez-vous vous-même au maître de la maison ; il vous renverra content. »

Mon frère ne s’attendait pas à tant d’honnêteté ; il en remercia les portiers et entra, avec leur permission dans l’hôtel, qui était si vaste qu’il mit beaucoup de temps à gagner l’appartement du Barmecide. Il pénétra enfin jusqu’à un grand bâtiment en carré, d’une très belle architecture, et entra par un vestibule, qui lui fit découvrir un jardin des plus propres, avec des allées de cailloux de différentes couleurs, qui réjouissaient la vue. Les appartements d’en bas, qui régnaient à l’entour, étaient presque tous à jour. Ils se fermaient avec de grands rideaux pour garantir du soleil, et on les ouvrait pour prendre le frais quand la chaleur était passée.

Un lieu si agréable aurait causé de l’admiration à mon frère s’il eût eu l’esprit plus content qu’il ne l’avait. Il avança et entra dans une salle richement meublée et ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur, où il aperçut un homme vénérable, avec une longue barbe blanche, assis sur un sofa, à la place d’honneur ; ce qui lui fit juger que c’était le maître de la maison. En effet c’était le seigneur Barmecide lui-même, qui lui dit d’une manière obligeante qu’il était le bienvenu et lui demanda ce qu’il souhaitait. « Seigneur, lui répondit mon frère d’un air à lui faire pitié, je suis un pauvre homme qui a besoin de l’assistance des personnes puissantes et généreuses comme vous. » Il ne pouvait mieux s’adresser qu’à ce seigneur, qui était recommandable par mille belles qualités.

Le Barmecide parut étonné de la réponse de mon frère ; et, portant ses deux mains à son estomac, comme pour déchirer son habit en signe de douleur : « Est-il possible, s’écria-t-il, que je sois à Bagdad, et qu’un homme tel que vous soit dans la nécessité que vous dites ? Voilà ce que je ne puis souffrir. » A ces démonstrations, mon frère, prévenu qu’il allait lui donner une marque singulière de sa libéralité, lui donna mille bénédictions et lui souhaita toute sorte de biens. « Il ne sera pas dit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, et je ne prétends pas non plus que vous m’abandonniez. — Seigneur, répliqua mon frère, je vous jure que je n’ai rien mangé d’aujourd’hui. Est-il bien vrai, repartit le Barmecide, que vous soyez à jeun à l’heure qu’il est ? Hélas ! le pauvre homme, il meurt de faim ! Holà, garçon, ajouta-t-il en élevant la voix, qu’on apporte vite le bassin et l’eau, que nous nous lavions les mains. » Quoique aucun garçon ne parût et que mon frère ne vît ni bassin ni eau, le Barmecide néanmoins ne laissa pas de se frotter les mains, comme si quelqu’un eût versé de l’eau dessus ; et en faisant cela, il disait à mon frère : « Approchez donc, lavez-vous avec moi. » Schacabac jugea bien par là que le seigneur Barmecide aimait à rire ; et, comme il entendait lui-même la raillerie et qu’il n’ignorait pas la complaisance que les pauvres doivent avoir pour les riches s’ils en veulent tirer bon parti, il s’approcha et fit comme lui.

« Allons, dit alors le Barmecide, qu’on apporte à manger, et qu’on ne fasse point attendre. » En achevant ces paroles, quoiqu’on n’eût rien apporté, il commença de faire comme s’il eût pris quelque chose dans un plat, de porter à sa bouche et de mâcher à vide, en disant à mon frère : « Mangez, mon hôte, je vous en prie ; agissez aussi librement que si vous étiez chez vous ; mangez donc : pour un homme affamé, il me semble que vous faites la petite bouche. — Pardonnez-moi, seigneur, lui répondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes : vous voyez que je ne perds pas de temps et que je fais assez bien mon devoir.— Que dites-vous de ce pain ? reprit le Barmecide ; ne le trouvez-vous pas excellent ? — Ah seigneur, repartit mon frère, qui ne voyait pas plus de pain que de viande, je n’en ai mangé de si blanc ni de si délicat. — Mangez-en donc tout votre soûl, répliqua le seigneur Barmecide ; je vous assure que j’ai acheté cinq cents pièces d’or la boulangère qui me fait de si bon pain. »

Le Barmecide, après avoir parlé de l’esclave sa boulangère et vanté son pain, que mon frère ne mangeait qu’en idée, s’écria : « Garçon, apporte-nous un autre plat ! Mon brave hôte, dit-il à mon frère (encore qu’aucun garçon n’eût paru), goûtez de ce nouveau mets et me dites si jamais vous avez mangé du mouton, cuit avec du blé mondé, qui fût mieux accommodé que celui-là. — Il est admirable, lui répondit mon frère ; aussi je m’en donne comme il faut. — Que vous me faites plaisir ! reprit le seigneur Barmecide. Je vous conjure, par la satisfaction que j’ai de vous voir si bien manger, de ne rien laisser de ce mets, puisque vous le trouvez si fort à votre goût. » Peu de temps après, il demanda une oie à la sauce douce, accommodée avec du vinaigre, du miel, des raisins secs, des pois chiches et des figues sèches ; ce qui fut apporté comme le plat de viande de mouton. « L’oie est bien grasse, dit le Barmecide ; mangez-en seulement une cuisse et une aile. Il faut ménager votre appétit, car il nous revient encore beaucoup d’autres choses. » Effectivement il demanda plusieurs autres plats de différentes sortes, dont mon frère, en mourant de faim, continua de faire semblant de manger. Mais ce qu’il vanta plus que tout le reste fut un agneau nourri de pistaches, qu’il ordonna qu’on servît, et qui fut servi de même que les plats précédents. « Oh ! pour ce mets, dit le seigneur Barmecide, c’est un mets dont on ne mange point ailleurs que chez moi : je veux que vous vous en rassasiiez. » En disant cela, il fit comme s’il eût eu un morceau à la main, et, l’approchant de la bouche de mon frère : « Tenez, lui dit-il, avalez cela : vous allez juger si j’ai tort de vous vanter ce plat. » Mon frère allongea la tête, ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau, de le mâcher et de l’avaler avec un extrême plaisir. « Je savais bien, reprit le Barmecide, que vous le trouveriez bon. —Rien au monde n’est plus exquis, repartit mon frère : franchement, c’est une chose délicieuse que votre table. —Qu’on apporte à présent le ragoût ! s’écria le Barmecide. Je crois que vous n’en serez pas moins content que de l’agneau. Eh bien, qu’en pensez-vous ? —Il est merveilleux, répondit Schacabac : on y sent tout à la fois l’ambre, le clou de girofle, la muscade, le gingembre, le poivre et les herbes les plus odorantes ; et toutes ces odeurs sont si bien ménagées, que l’une n’empêche pas qu’on ne sente l’autre. Quelle volupté ! —Faites honneur à ce ragoût, répliqua le Barmecide ; mangez-en donc, je vous prie. Holà ! garçon, ajouta-t-il en haussant la voix, qu’on nous donne un nouveau ragoût. —Non pas, s’il vous plaît, interrompit mon frère : en vérité, seigneur, il n’est pas possible que je mange davantage ; je n’en puis plus.

— Qu’on desserve donc, dit alors le Barmecide, et qu’on apporte les fruits. » Il attendit un moment, comme pour donner le temps aux officiers de desservir ; après quoi, reprenant la parole : « Goûtez de ces amandes, poursuivit-il elles sont bonnes et fraîchement cueillies. » Ils firent l’un et l’autre de même que s’ils eussent ôté la peau des amandes et qu’ils les eussent mangées. Après cela, le Barmecide, invitant mon frère à prendre d’autres choses : « Voilà, lui dit-il, de toutes sortes de fruits, des gâteaux, des confitures sèches, des compotes. Choisissez ce qui vous plaira. » Puis, avançant la main, comme s’il eût présenté quelque chose : « Tenez, continua-t-il, voici une tablette excellente pour aider à faire la digestion. » Schacabac fit semblant de prendre et de manger. « Seigneur, dit-il, le musc n’y manque pas. — Ces sortes de tablettes se font chez moi, répondit le Barmecide ; et en cela, comme en tout ce qui se fait dans ma maison, rien n’est épargné. » Il excita encore mon frère à manger : « Pour un homme, poursuivit-il, qui étiez encore à jeun lorsque vous êtes entré ici, il me paraît que vous n’avez guère mangé. — Seigneur, lui repartit mon frère qui avait mal aux mâchoires à force de mâcher à vide, je vous assure que je suis tellement rempli, que je ne saurais manger un seul morceau de plus.

— Mon hôte, reprit le Barmecide, après avoir si bien mangé, il faut que nous buvions Vous boirez bien du vin ? — Seigneur, lui dit mon frère, je ne boirai pas de vin, s’il vous plaît, puisque cela m’est défendu. Vous êtes trop scrupuleux, répliqua le Barmecide : faites comme moi. — J’en boirai donc par complaisance, repartit Schacabac. A ce que je vois, vous voulez que rien ne manque à votre festin. Mais, comme je ne suis point accoutumé à boire du vin, je crains de commettre quelque faute contre la bienséance et même contre le respect qui vous est dû ; c’est pourquoi je vous prie encore de me dispenser de boire du vin ; je me contenterai de boire de l’eau. — Non, non, dit le Barmecide, vous boirez du vin. » En même temps, il commanda qu’on en apportât ; mais le vin ne fut pas plus réel que la viande et les fruits. Il fit semblant de se verser à boire et de boire le premier ; puis, faisant semblant de verser à boire pour mon frère et de lui présenter le verre : « Buvez à ma santé, lui dit-il ; sachons un peu si vous trouverez ce vin bon. » Mon frère feignit de prendre le verre, de le regarder de près, comme pour voir si la couleur du vin était belle, et de se le porter au nez, pour juger si l’odeur en était agréable ; puis il fit une profonde inclination de tête au Barmecide, pour lui marquer qu’il prenait la liberté de boire à sa santé, et, enfin, il fit semblant de boire, avec toutes les démonstrations d’un homme qui boit avec plaisir. « Seigneur, dit-il, je trouve ce vin excellent ; mais il n’est pas assez fort, ce me semble. — Si vous en souhaitez qui ait plus de force, répondit le Barmecide, vous n’avez qu’à parler il y en a dans ma cave de plusieurs sortes. Voyez si vous serez content de celui-ci. » A ces mots, il fit semblant de se verser d’un autre vin à lui-même, et puis à mon frère. Il fit cela tant de fois, que Schacabac, feignant que le vin l’avait échauffé, contrefit l’homme ivre, leva la main et frappa le Barmecide à la tête, si rudement qu’il le renversa par terre. Il voulut même le frapper encore ; mais le Barmecide, présentant la main pour éviter le coup, lui cria « Êtes-vous fou ? » Alors mon frère, se retenant, lui dit : « Seigneur, vous avez eu la bonté de recevoir chez vous votre esclave et de lui donner un grand festin : vous deviez vous contenter de m’avoir fait manger ; il ne fallait pas me faire boire de vin, car je vous avais bien dit que je pourrais vous manquer de respect. J’en suis très fâché, et je vous en demande mille pardons. »

A peine eut-il achevé ces paroles, que le Barmecide, au lieu de se mettre en colère, se mit à rire de toute sa force. « Il y a longtemps que je cherche un homme de votre caractère dit-il à Schacabac en lui faisant mille caresses ; non seulement je vous pardonne le coup que vous m’avez donné, mais je veux même désormais que nous soyons amis et que vous n’ayez pas d’autre maison que la mienne. Vous avez eu la complaisance de vous accommoder à mon humeur et la patience de soutenir la plaisanterie jusqu’au bout ; mais nous allons manger réellement. » En achevant ces paroles, il frappa des mains et commanda à plusieurs domestiques, qui parurent, d’apporter la table et de servir. Il fut obéi promptement, et mon frère fut régalé des mêmes mets dont il n’avait goûté qu’en idée. Lorsqu’on eut desservi, on apporta du vin ; et en même temps, un nombre d’esclaves, belles et richement habillées, entrèrent, et chantèrent, au son des instruments, quelques airs agréables. Enfin Schacabac eut tout sujet d’être content des bontés et des honnêtetés du Barmecide, qui le goûta, en usa avec lui familièrement et lui fit donner un habit de sa garde-robe.

Le Barmecide trouva dans mon frère tant d’esprit et une si grande intelligence en toutes choses, que, peu de jours après, il lui confia le soin de toute sa maison et de toutes ses affaires. Mon frère s’acquitta fort bien de son emploi durant vingt années. Au bout de ce temps-là, le généreux Barmecide, accablé de vieillesse, mourut ; et comme il n’avait pas laissé d’héritiers, on confisqua tous ses biens au profit du prince. On dépouilla mon frère de tous ceux qu’il avait amassés ; de sorte que, se voyant réduit à son premier état, il se joignit à une caravane de pèlerins de la Mecque, dans le dessein de faire ce pèlerinage à la faveur de leurs charités. Par malheur, la caravane fut attaquée et pillée par un nombre de Bédouins supérieur à celui des pèlerins. Mon frère se trouva esclave d’un Bédouin, qui lui donna la bastonnade pendant plusieurs jours, pour l’obliger à se racheter. Schacabac lui protesta qu’il le maltraitait inutilement. « Je suis votre esclave, lui disait-il, vous pouvez disposer de moi à votre volonté ; mais je vous déclare que je suis dans la dernière pauvreté, et qu’il n’est pas en mon pouvoir de me racheter. » Enfin, mon frère eut beau lui exposer toute sa misère et tâcher de le fléchir par ses larmes, le Bédouin fut impitoyable, et, de dépit de se voir frustré d’une somme considérable, sur laquelle il avait compté, il prit son couteau et lui fendit les lèvres, pour se venger, par cette inhumanité, de la perte qu’il croyait avoir faite.

Le Bédouin avait une femme assez jolie ; et souvent, quand il allait faire ses courses, il laissait mon frère seul avec elle. Alors la femme n’oubliait rien pour consoler mon frère de la rigueur de l’esclavage. Elle lui faisait assez connaître qu’elle l’aimait ; mais il n’osait répondre à sa passion, de peur de s’en repentir, et il évitait de se trouver seul avec elle, autant qu’elle cherchait l’occasion d’être seule avec lui. Elle avait une si grande habitude de badiner et de jouer avec le cruel Schacabac, toutes les fois qu’elle le voyait, que cela lui arriva un jour en présence de son mari. Mon frère, sans prendre garde qu’il les observait, s’avisa, pour ses péchés, de badiner aussi avec elle. Le Bédouin s’imagina aussitôt qu’ils vivaient tous deux dans une intelligence criminelle ; ce soupçon le mettant en fureur, il se jeta sur mon frère, et, après l’avoir mutilé d’une manière barbare, il le conduisit, sur un chameau, au haut d’une montagne déserte, où il le laissa. La montagne était sur le chemin de Bagdad ; de sorte que les passants qui l’avaient rencontré me donnèrent avis du lieu où il était. Je m’y rendis en diligence. Je trouvai l’infortuné Schacabac dans un état déplorable. Je lui donnai le secours dont il avait besoin et le ramenai dans la ville.

Voilà ce que je racontai au calife Mostanser Billah, ajouta le barbier. Ce prince m’applaudit par de nouveaux éclats de rire. « C’est présentement, me dit-il, que je ne puis douter qu’on ne vous ait donné à juste titre le surnom de silencieux : personne ne peut dire le contraire. Pour certaines causes néanmoins, je vous commande de sortir au plus tôt de la ville. Allez, et que je n’entende plus parler de vous. » Je cédai à la nécessité et voyageai, plusieurs années, dans des pays éloignés. J’appris enfin que le calife était mort ; je retournai à Bagdad, où je ne trouvai pas un seul de mes frères en vie. Ce fut à mon retour en cette ville que je rendis au jeune boiteux le service important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoins de son ingratitude et de la manière injurieuse dont il m’a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnaissance, il a mieux aimé me fuir et s’éloigner de son pays. Quand j’eus appris qu’il n’était plus à Bagdad, quoique personne ne me sût dire au vrai de quel côté il avait tourné ses pas, je ne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a longtemps que je cours de province en province ; et, lorsque j’y pensais le moins, je l’ai rencontré aujourd’hui. Je ne m’attendais pas à le voir si irrité contre moi.

Quand le barbier eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune homme n’avait pas eu tort de l’accuser d’être un grand parleur. Néanmoins, nous voulûmes qu’il demeurât avec nous et qu’il fût du régal que le maître de la maison nous avait préparé. Nous nous mîmes donc à table et nous nous réjouîmes jusqu’à la prière d’entre le midi et le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara, et je vins travailler à ma boutique, en attendant qu’il fût temps de m’en retourner chez moi.

Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta devant ma boutique, qu’il chanta et joua de son tambour de basque. Je crus qu’en l’emmenant au logis avec moi, je ne manquerais pas de divertir ma femme ; c’est pourquoi je l’emmenai. Ma femme nous donna un plat de poisson et j’en servis un morceau au bossu, qui le mangea sans prendre garde qu’il y avait une arête. Il tomba devant nous, sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans l’embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu’il nous causa, nous n’hésitâmes point à porter le corps hors de chez nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le pourvoyeur le porta dans la rue, où l’on a cru que le marchand l’avait tué. Voilà, sire, ajouta le tailleur, ce que j’avais à dire pour satisfaire Votre Majesté. C’est à elle à prononcer si nous sommes dignes de sa clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort.

 Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content, qui redonna la vie au tailleur et à ses camarades. « Je ne puis disconvenir, dit-il, que je ne sois plus frappé de l’histoire du jeune boiteux, de celle du barbier et des aventures de ses frères, que de l’histoire de mon bouffon. Mais, avant de vous renvoyer chez vous tous quatre et qu’on enterre le corps du bossu, je voudrais voir ce barbier, qui est cause que je vous pardonne. Puisqu’il se trouve dans ma capitale, il est aisé de contenter ma curiosité. » En même temps, il dépêcha un huissier pour l’aller chercher avec le tailleur, qui savait où il pourrait être.

L’huissier et le tailleur revinrent bientôt et amenèrent le barbier, qu’ils présentèrent au sultan. Le barbier était un vieillard qui pouvait avoir quatre-vingt-dix ans. Il avait la barbe et les sourcils blancs comme neige, les oreilles pendantes et le nez fort long. Le sultan ne put s’empêcher de rire en le voyant. « Homme silencieux, lui dit-il, j’ai appris que vous saviez des histoires merveilleuses, voudriez-vous bien m’en raconter quelques-unes ? — Sire, lui répondit le barbier, laissons là, s’il vous plaît, pour le présent, les histoires que je puis savoir. Je supplie très humblement Votre Majesté de me permettre de lui demander ce que font ici devant elle ce chrétien, ce juif, ce musulman et ce bossu mort, que je vois là étendu par terre. » Le sultan sourit de la liberté du barbier et lui répliqua : « Qu’est-ce que cela vous importe ? — Sire, repartit le barbier, il m’importe de faire la demande que je fais, afin que Votre Majesté sache que je ne suis pas un grand parleur, comme quelques-uns le prétendent, mais un homme justement appelé le silencieux. »

Le sultan de Casgar eut la complaisance de satisfaire la curiosité du barbier. Il commanda qu’on lui racontât l’histoire du petit bossu, puisqu’il paraissait le souhaiter avec ardeur. Lorsque le barbier l’eut entendue, il branla la tête comme s’il eût voulu dire qu’il y avait là-dessous quelque chose de caché qu’il ne comprenait pas. « Véritablement, s’écria-t-il, cette histoire est surprenante ; mais je suis bien aise d’examiner de près ce bossu. » Il s’en approcha, s’assit par terre, prit la tête sur ses genoux ; et, après l’avoir attentivement regardée, il fit tout à coup un si grand éclat de rire, et avec si peu de retenue, qu’il se laissa aller sur le dos à la renverse, sans considérer qu’il était devant le sultan de Casgar. Puis, se relevant sans cesser de rire : « On le dit bien, et avec raison, s’écria-t-il encore, qu’on ne meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d’être écrite en lettres d’or, c’est celle de ce bossu. »

A ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon, ou comme un vieillard qui avait l’esprit égaré. « Homme silencieux, lui dit le sultan, parlez-moi : qu’avez-vous donc à rire si fort ? — Sire, répondit le barbier, je jure par l’humeur bienfaisante de Votre Majesté que ce bossu n’est pas mort ; il est encore en vie et je veux passer pour un extravagant si je ne vous le fais voir à l’heure même. » En achevant ces mots, il prit une boîte où il y avait plusieurs remèdes, qu’il portait sur lui pour s’en servir dans l’occasion, et il en tira une petite fiole balsamique, dont il frotta longtemps le cou du bossu. Ensuite, il prit dans son étui un ferrement fort propre, qu’il lui mit entre les dents ; et, après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et l’arête, qu’il fit voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux et donna plusieurs autres signes de vie.

Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d’une si belle opération furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu’on commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand personnage. Le sultan, ravi de joie et d’admiration, ordonna que l’histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la mémoire, qui méritait si bien d’être conservée, ne s’en éteignît jamais. Il n’en demeura pas là : pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien ne se ressouvinssent plus qu’avec plaisir de l’aventure que l’accident du bossu leur avait causée, il ne les renvoya chez eux qu’après leur avoir donné à chacun une robe fort riche, dont il les fit revêtir en sa présence. A l’égard du barbier, il l’honora d’une grosse pension et le retint auprès de sa personne.