Dans une petite ville, au bord de l’Oka1, vivait un pauvre passeur, nommé Timopheïtch, qui, depuis une dizained’années déjà, exerçait son métier si peu lucratif.
Le bac avait changé plusieurs fois de propriétaire, mais Timopheïtch était resté passeur. II était habitué à ce travail, qui assurait sa vie; d’ailleurs, comme il était honnête et qu’il ne trompait jamais son patron sur la recette journalière, il possédait toute la confiance de ce dernier. Tout le monde connaissait l’oncle Timopheïtch, et souvent on le recherchait comme parrain.
Il n’avait pas amassé beaucoup de biens. En dix ans, il n’avait pu s’acheter qu’un kaftan pour les jours de fête, et une pelisse en peau de mouton. Quant au bonnet de peluche, il en désirait un depuis deux ans, et chaque fois qu’il allait au marché chercher du pain et des provisions pour trois où quatre jours, ilne manquait jamais de s’arrêter devant les magasins. Il contemplait les bonnets, choisissait le meilleur, en discutait le prix, et laissait croire au marchand qu’il viendrait en faire l’emplette aussitôt qu’il aurait réuni la somme nécessaire.
En attendant, il portait de vieux habits.
Bien que Timopheïtch fût habitué à son genre de vie, de temps à autre il enviait ceux qui vivaient mieux que lui.
« Voilà ! pensait-il, pourquoi Dieu a-t-il donné de la fortune à tel ou tel, et rien à moi ? Quel triste sort est le mien ! »
Et il commençait à se plaindre plus amèrement de sa pauvreté, et priait Dieu de lui accorder la fortune.
— C’est alors que je vivrais bien, se disait-il, je n’oublierais pas les pauvres gens; enfin, je saurais m’y prendre pour vivre comme il faut !
Un jour, Timopheïtch se tenait près de sa cabane, lorsqu’il aperçut, sur l’autre rive, un gendarme qui s’approchait du ponton. Quand cet homme fut sur le bord, il appela Timopheïtch, lui faisant signe d’avancer.
— Que me veut-il ? se demanda le passeur.
Il se rendit auprès du gendarme.
Avant même qu’il fût près de lui, le gendarme ôta son bonnet, le salua, le félicita, et lui présenta ses souhaits de santé et de bonheur. En un mot, il lui débita tant de balivernes que le passeur supposa que le gendarme revenait de quelque joyeuse fête. Et Timopheïtch le regardait sans comprendre.
— Nous avons appris, dit le gendarme, que tu es devenu riche; c’est ton oncle, je crois, qui est mort à Rostov, où il a gagné beaucoup d’argent dans le commerce, et comme il n’a pas d’enfants, tu hérites de tous ses biens. Voilà pourquoi le maire m’a chargé de te féliciter, et de te prier d’aller le voir.
Timopheïtch, ébahi, se gratta la nuque, regarda le gendarme qui restait tête nue devant lui, le saluant et lui souriant. « Il y a quelque chose là-dessous, se dit le passeur, car ces gens-là ne se dérangent pas pour rien. »
— Mais qu’y a-t-il donc, Miron ? tu as sans doute fêté l’anniversaire d’un ami ? lui demanda Timopheïtch.
Le garde jura sur tous les saints qu’il était réellement envoyé par le maire :
— Viens, ajouta-t-il, il t’apprendra tout !
Timopheïtch se décida à le suivre. Chemin faisant, il cherchait quel pouvait être ce parent de Rostov; alors, il sesouvint d’un oncle, qui y vivait depuis longtemps, et dont il n’avait plus entendu parler.
Lorsque Timopheïtch arriva chez le maire, celui-ci lui dit :
— Ton oncle vient de mourir à Rostov; il te laisse deux de ses magasins, et de plus cent mille roubles.
Sans plus attendre, Timopheïtch fit ses préparatifs de voyage; mais malgré toute l’assurance du garde, personne ne voulait croire à la fortune inespérée du passeur, ni lui avancer la somme nécessaire pour le voyage. Quant à lui, il ne possédait pas même cinq roubles.
Tant bien que mal, Timopheïtch put cependant se rendre à Rostov.
Quand le passeur vit toutes les richesses qu’il allait posséder, il ne put d’abord en croire ses yeux. Jamais dans ses rêves iln’avait osé espérer autant. Mais comment gérer cette grande fortune ? C’était pour lui une question bien embarrassante.
Il possède tant de traites sur tel marchand, tant sur un autre. Ici, il faut poursuivre; là, plaider, etc..., etc... Ne pas oublier les échéances... Telle marchandise est envoyée avec un commis à Moscou, une autre à la frontière de Kirghis. Les commis écrivent qu’ils attendent des ordres.
Timopheïtch est ignorant; il n’a jamais tenu aucune comptabilité, et maintenant, il lui faudrait dix comptables pour s’acquitter de la besogne. Il perd la tête, ne sait plus que faire. Il n’a personne dans cette ville inconnue pour le conseiller. Il est vrai qu’il y a trouvé beaucoup d’amis, mais pour le tromper et le voler.
L’un l’invite chez lui, le choie, le fête; l’autre se fait inviter pour la crémaillère;celui-ci le pousse dans de nouvelles entreprises, en lui faisant entrevoir de grands bénéfices à réaliser; celui-là lui présente des anciens comptes de son oncle, auquel Timopheïtch ne comprend goutte. En un mot, le pauvre passeur ne sait plus s’il a ou non sa tête sur ses épaules. Il est malheureux, soucieux comme il ne la jamais été. Il perd l’appétit, le sommeil; c’est à se donner la mort.
Timopheïtch se mit alors à boire afin de s’étourdir; le nombre de ceux qui l’aidaient à dissiper son argent était incalculable. Car on mangeait, on buvait, on faisait bombance, toujours à ses frais.
Un jour, il rentra ivre chez lui, prit une lampe qu’il porta dans sa chambre à coucher. Il trébucha et laissa tomber la lampe, qui se cassa; aussitôt le pétrole s’enflamma.
Timopheïtch sortit pour appeler du secours, mais il traversa deux chambres, puis tomba et s’endormit.
La maison brûla tout entière, et si on ne l’eût retiré, le passeur eût péri dans l’incendie.
Triste fut le réveil du pauvre Timopheïtch; cependant, il respira librement, se sentant le cœur plus léger qu’auparavant.
« Plus de tiraillements maintenant, pensait-il; on ne viendra plus m’obséder par de vaines flatteries, me voler, ouvertement ou non. Je n’aurai plus à courir les tribunaux, pour me faire payer, ou payer moi-même des traites. Je ne vivrai plus comme un barine, mais enfin je ne boirai plus. Tout est fini, tout a passé comme un rêve pénible. Cette folle richesse, qui m’est venue sans effort, si je ne l’ai pas gagnée, du moins je l’ai dépensée. »
Il cracha et quitta Rostov.
Il revint dans son pays en lapti, à pied, sans sac de voyage, — n’ayant rien à y mettre, — se nourrissant en route de ce qu’on lui donnait.
Il reprit son emploi, et redevint passeur.
Depuis cette époque, il vit comme auparavant; il est déjà vieux. Tout le monde le connaît, l’aime; et lui, content de son sort, tire la corde du bac, et ne demande plus de richesses à Dieu.